1.4.1. Projection et introjection.

S. Ferenczi adhère à l'hypothèse freudienne qui fait de l'homosexualité l'élément déclencheur majeur de la paranoïa. Il expose cette conception dans un article de 1911, l'année de publication des travaux de S. Freud sur le Président Schreber. "J'ai observé de nombreux paranoïaques et j'ai constaté que chez tous, sans exception, la maladie était provoquée par l'échec de la sublimation sociale de l'homosexualité. Ce sont des individus dont le développement a été perturbé au niveau du passage de l'amour centré sur soi à l'amour objectal et qui, par suite d'une fixation narcissique infantile et de causes ultérieurement fortuites, sont retombés au stade du développement de l'inversion sexuelle, état devenu intolérable pour leur conscience, qui les contraint à se défendre de la perversion." 143

Malgré l'apparente orthodoxie des conceptions de S. Ferenczi sur l'étiologie de la paranoïa, il ne se contente pas d'appliquer, ou de vérifier sur le terrain de la clinique, la théorisation freudienne. Il remet en question certains aspects des premières conceptions freudiennes, notamment la pertinence du recours au refoulement face à la massivité de la projection dans la paranoïa. "La projection protège si bien le paranoïaque contre les affects qu'il n'a pas besoin des trous de mémoire de l'hystérique." 144 Publié après sa mort, un texte intitulé "Paranoïa", reprendra des éléments de sa pratique psychanalytique en proposant des aménagements permettant la prise en charge de patients souffrant de paranoïa. Notamment il remet en question l'usage de l'association libre et il souligne les "traces" de transfert qu'il faut entretenir.

Au plan métapsychologique, S. Ferenczi cherche à dégager la notion de projection de ses liens avec la notion de refoulement. Au mécanisme projectif mis en exergue dans la paranoïa, S. Ferenczi oppose un mécanisme inverse, l'introjection dont la théorisation dérive de l'expérience transférentielle. "Le névrosé est en quête perpétuelle d'objets d'identification, de transfert; cela signifie qu'il attire tout ce qu'il peut dans sa sphère d'intérêt, il les "introjecte." 145 L'introjection permet au névrosé de faire passer, sur un mode fantasmatique, des "objets" du dehors au dedans. La projection est par contre le mécanisme paranoïaque par excellence. "Pour mieux comprendre le caractère fondamental du psychisme des névrosés, comparons leur comportement à celui des déments précoces et des paranoïaques. Le dément retire totalement son intérêt au monde extérieur, devient infantile et auto-érotique. Le paranoïaque essaie d'en faire autant, sans y parvenir entièrement. Il est incapable de retirer son intérêt du monde extérieur; aussi se contente-t-il de rejeter cet intérêt hors de son "moi", de projeter dans le monde extérieur ses désirs et ses tendances et croit reconnaître chez autrui tout l'amour, toute la haine qu'il nie en lui-même. Au lieu d'admettre qu'il aime ou qu'il hait, il a le sentiment que tout le monde se préoccupe exclusivement de lui, pour le persécuter ou l'aimer." 146 Pour S. Ferenczi, l'opposition entre projection et introjection correspond à des étapes différentes du développement du Moi. Il y a une "projection primitive" qui est antérieure à l'introjection.

Cependant, le concept d'introjection que décrit S. Ferenczi reste dans une acception assez large recouvrant la notion de transfert. "J'ai décrit l'introjection comme l'extension au monde extérieur de l'intérêt, à l'origine auto-érotique, par l'introduction des objets extérieurs dans la sphère du moi. J'ai insisté sur cette "introduction", pour souligner que tout amour objectal (ou tout transfert) est comme une extension du moi ou "introjection " chez l'individu normal comme chez le névrosé (et le paranoïaque aussi naturellement s'il en a gardé la finalité)." 147

Notes
143.

FERENCZI S., 1911, "Un cas de paranoïa déclenchée par une excitation de la zone anale", Psychanalyse, t. 1, Payot, 1975, p. 146.

144.

FERENCZI S., 1911, "Le rôle de l'homosexualité dans la pathogénie de la paranoïa", Psychanalyse, t. 1, Payot, 1975, p. 184.

145.

FERENCZI S., 1909,"Transfert et introjection", Psychanalyse, t. 1, Payot, 1975, p. 100.

146.

FERENCZI S., 1909,"Transfert et introjection", Psychanalyse, t. 1, Payot, 1975, p. 100.

147.

FERENCZI S., 1912, "Le concept d'introjection", Psychanalyse, t. 1, Payot, 1975, p. 196.