1.5.2. La perte des limites du Moi et la "conscience" de la réalité.

Au-delà d'un travail d'élucidation d'une production symptomatique, V. Tausk développe à son tour une conception génétique du développement du Moi et de la libido basée sur une représentation de la psychose considérée comme une forme de régression marquée par la "perte des limites du Moi" 159 . Il reste en cela dans le cadre de la pensée de l'époque qui tente de comprendre la problématique psychotique à partir de la définition d'étapes développementales. Il s'appuie sur une analogie entre ce sentiment d'influence et une étape du développement de l'enfant. "Le symptôme : "On fait des pensées au malade" découle de la conception infantile que les autres connaissent ses pensées."… "Le symptôme pourrait ainsi être considéré comme une régression à ce stade infantile." 160

La première grande étape est celle de "l'identification" qui fait référence à la période "anobjectale" freudienne, mais où l'accent est porté sur l'absence de construction des limites du Moi. "À cette période "on fait vraiment tout à l'enfant", chaque plaisir et chaque douleur et il n'est certes pas en mesure de comprendre dans quelle mesure il participe à ses propres performances." 161 . L'étape suivante, centrale dans la problématique de l'appareil à influencer, est celle de "la trouvaille de l'objet". Le jeu des satisfactions et des frustrations pulsionnelles "crée la prise de conscience de l'existence d'un monde extérieur qui se comporte d'une façon très indépendante des désirs du sujet." 162 La trouvaille de l'objet se constitue dans la projection de l'excitation et son attribution à un objet distant. C'est à ce moment qu'émerge une instance critique, "la conscience de la réalité", première différenciation entre interne et externe. Le "choix objectal libidinalisé" représente le dépassement de l'étape précédente. L'investissement libidinal vient unifier les perceptions fragmentaires, morcelées, du monde objectal. T. Vincent parle de cette étape en terme de "stade du miroir de Tausk" 163 rendant ainsi corrélatif unification de l'objet et unification du sujet.

V. Tausk peut ainsi préciser l'enjeu essentiel pour lui de l'appareil à influencer. "La projection du corps propre est une répétition pathologique d'un stade psychique au cours duquel l'individu voulait découvrir son corps propre à l'aide de la projection." 164 Au-delà des thématiques spécifiques contenues dans ce type de délire, ce qui est projeté c'est le processus même d'intégration, représenté par l'appareil à influencer.

La différenciation entre la trouvaille de l'objet et l'investissement libidinal, qui n'est pas sans évoquer le "trouvé-créé" winnicottien 165 , permet d'articuler le perceptif et le subjectif, le "cognitif" et "l'affectif". "Je distingue intentionnellement choix objectal et trouvaille de l'objet. Par choix objectal, je désigne seulement l'investissement libidinal de l'objet ; par trouvaille de l'objet la constatation intellectuelle de sa présence. Un objet est trouvé par l'intellect, choisi par la libido. Ces processus peuvent avoir lieu simultanément ou se suivre, mais ils doivent être considérés comme distincts pour mon propos." 166 V. Tausk tente de franchir le mur qu'érige la conception du narcissisme considéré comme anobjectal en décomposant des processus paradoxaux. "La libido orientée vers la personne propre, dont le Moi veut se défendre par la projection du corps propre, doit par conséquent dater d'une époque où elle ne pouvait pas être en contradiction avec les exigences d'autres objets d'amour à se voir porter un intérêt libidinal. Cette période doit coïncider avec le stade évolutif au cours duquel la trouvaille de l'objet se passait encore au niveau du corps propre, celui-ci étant encore considéré alors comme monde extérieur." 167

Dans sa recherche d'une théorisation génétique du développement libidinal et de la constitution du Moi, l'intérêt de V. Tausk se porte sur le moment où un intérieur et un extérieur se constituent au point de nouage de différents processus psychiques. C'est dans une clinique du corps que la dialectique intérieur et extérieur peut être contenue puis déployée. T. Vincent utilise le terme "d'extériorité intériorisante" 168 pour définir la position que V. Tausk donne au corps dans sa théorisation. À travers cette théorisation de la genèse de "l'appareil à influencer" comme projection d'un corps propre submergé par son érotisation, V. Tausk propose un modèle de compréhension de la psychose qui s'origine dans la rupture de ce point de nouage entre intérieur et extérieur. "Disons donc que lorsque la libido est modifiée par un processus morbide, le Moi trouve un monde fou à maîtriser et se comporte donc comme un Moi fou." 169

Notes
159.

TAUSK V., 1919, op. cit., p. 194.

160.

TAUSK V., 1919, op. cit., p. 195.

161.

TAUSK V., 1919, op. cit., p. 195.

162.

TAUSK V., 1919, op. cit., p. 196.

163.

VINCENT T., 1995, La psychose freudienne, Arcanes, p. 223.

164.

TAUSK V., 1919, op. cit., p. 204.

165.

"L'étape suivante de développement est constituée par la projection vers l'extérieur de l'excitation et son attribution à un objet à distance, c'est-à-dire l'éloignement et l'objectivation de la part de l'intellect ; corrélativement a lieu le transfert de la libido dans un monde extérieur découvert, ou, mieux créé par le sujet." (V. Tausk, 1919, "De la genèse de l'appareil à influencer au cours de la schizophrénie", in œuvres complètes, Payot, 1975, p. 197)

166.

TAUSK V., 1919, op. cit., p. 201.

167.

TAUSK V., 1919, op. cit., p. 201.

168.

VINCENT T., 1995, La psychose freudienne, Arcanes, p. 227.

169.

TAUSK V., 1919, op. cit., p. 198.