1.6.2. Le transfert psychotique et les aménagements du cadre thérapeutique.

P. Federn va penser plusieurs aménagements du cadre psychanalytique. Il débute sa réflexion par une observation paradoxale: selon lui, les patients schizophrènes semblent bénéficier plus de la généralisation de conceptions psychanalytiques que de la méthode qui en découle.

"Au début, les patients psychotiques étaient psychanalysés surtout en raison d'un diagnostic erroné ou dans le but d'utiliser l'analyse pour des recherches. Certains des patients étudiés semblaient profiter de l'intérêt clinique accru dont ils bénéficiaient. Bleuler lui-même fut le premier à affirmer que Burgholzli pouvait libérer trois fois plus de cas depuis que tous les médecins avaient commencé à les traiter sur la base profonde de la compréhension freudienne."

"Et, cependant, ces patients n'étaient pas véritablement psychanalysés. Je crois que c'est une des raisons pour lesquelles leur état s'améliorait. Les psychiatres s'ajustaient eux-mêmes aux malades de façon à obtenir autant d'informations que possible sur les agrégats mentaux du patient, et, soit volontairement, soit sans en avoir conscience, ils se comportaient de telle façon que les schizophrènes établissaient de bons transferts positifs sur les médecins." 175

La meilleure compréhension de la schizophrénie semble permettre l'établissement d'un transfert positif entre le patient et son thérapeute qui peut ainsi mieux "s'ajuster". Mais la méthode psychanalytique issue de la cure des névroses met en danger ce transfert, notamment par l'investigation et l'association libre. "La Première Guerre mondiale a appris aux chirurgiens que le sondage ou l'examen routinier des blessures des poumons, de l'abdomen et du cerveau causaient du tort au patient. De la même façon, j'ai appris à ne pas prendre les anamnèses dans les cas de schizophrénies psychotiques ou post psychotiques." 176 P. Federn dédramatise aussi la tournure tumultueuse que peut prendre la relation thérapeutique et tente de lui donner un sens. "Le fait de précipiter de brefs et légers états psychotiques dans la procédure psychanalytique n'est pas nécessairement en soi un inconvénient absolu dans notre long combat avec l'inconscient. Aujourd'hui, j'utilise ces légères explosions du mécanisme psychotique comme les indications de causes plus profondes à dominer, et particulièrement le sentiment de culpabilité. Mais pour obtenir de telles victoires tactiques, on doit utiliser la stratégie d'interruption immédiate de toute association libre ultérieure." 177 L'objectif de P. Federn reste de maintenir un transfert positif tout en reconnaissant l'effet anxiogène du travail psychanalytique porteur de la potentialité d'un transfert négatif. Sur le plan de la méthode psychanalytique, ces "explosions" psychotiques sont considérées comme des indices de "causes profondes" mais ne se prêtent pas directement au travail interprétatif, et suscitent un recentrage du travail analytique vers un matériel porteur du transfert positif.

P. Federn articule la relation entre psychose et névrose autour de la question du refoulement, dégageant ainsi une théorie du soin. La psychose signe l'effondrement des défenses névrotiques basées sur le refoulement, le traitement de la psychose consiste alors dans la reprise du refoulement. L'issue de la psychose passe par une névrotisation des mécanismes de défense. "Lorsque, avec la vie, l'ensemble établi des mécanismes de défense, par exemple hystérique ou obsessionnel, est invalidé par des conflits et des frustrations accumulées, un autre désordre mental plus profond se développe. Avec ses défenses, ses compensations, ses compromis et ses reconstructions caractéristiques, la psychose est née." 178 Ce "retour du refoulement" est appelé par P. Federn un "re-refoulement". "Dans les psychoses, les résistances normales sont brisées et doivent être rétablies par la psychanalyse ; les transferts ont besoin d'un traitement différent. L'association libre comme moyen de mettre en évidence du matériel inconscient est rarement nécessaire parce qu'une trop grande partie de l'inconscient a été mise en évidence par la psychose. Disons-le sous forme d'une opposition: dans les névroses nous voulons libérer le refoulement; dans les psychoses nous voulons créer le re-refoulement." 179

Dans sa réflexion sur le cadre général du traitement des problématiques psychotiques, P. Federn théorise un aspect original de sa pratique ; sa collaboration avec Gertrud Schwing, infirmière suisse formée à la psychanalyse. "Le deuxième réquisit de la psychanalyse des psychotiques est qu'il doit y avoir quelqu'un qui s'intéresse au patient et qui s'occupera de lui pendant l'analyse et plus tard." 180 Au modèle "en creux" fourni par la psychanalyse, P. Federn saisit l'importance d'adjoindre un étayage, d'avoir "quelqu'un qui s'intéresse au patient". En dehors des heures d'analyse, le patient doit pouvoir évoluer dans un environnement qui lui est favorable, qu'il investit positivement, avec lequel il a un transfert positif précise P. Federn. "Sans un tel asile de libération libidinale, on ne peut guérir les psychoses, ou la guérison accomplie ne persiste pas, qu'elle ait été obtenue par le choc pharmacologique, par le traitement psychanalytique ou par une combinaison des deux." 181

En désaccord avec les positions de S. Freud concernant le transfert, P. Federn défend l'accès au traitement psychanalytique pour des patients souffrant de psychose. À ce titre, il souligne l'importance de la relation transférentielle même marquée par la psychose. "Bien que cela puisse sembler paradoxal, il est cependant conforme à notre connaissance théorique d'affirmer que c'est précisément dans le cas d'un psychotique dont la raison est affectée que notre traitement doit s'adresser à cette raison, dans la mesure où il la conserve ; de la même façon, le transfert est encore plus important que dans les névroses de transfert." 182

Dans cette approche, le sujet est divisé plus que clivé, la raison peut côtoyer la déraison, une partie saine peut épauler une partie malade. "Les patients psychotiques ne sont accessibles à la psychanalyse que parce que, et dans la mesure où, premièrement, ils sont encore capables de transfert ; où deuxièmement, une partie du Moi a l'intuition de l'état normal ; et où, troisièmement, une partie de la personnalité est encore dirigée vers la réalité." 183

Le transfert psychotique est à la fois précieux et fragile, de plus il est potentiellement clivé, diffracté sur différents objets, ou présentant différents aspects d'un même objet, dans un contexte où réalité interne et réalité externe se différencient difficilement. Pour cela, selon P. Federn, le transfert psychotique est plus utilisé qu'interprété, pour les mêmes raisons le face à face lui semble souvent préférable au dispositif divan-fauteuil. "Les analystes avaient tort cependant de conclure que le psychotique ne réalisait pas de transfert. Il est avide de transférer aussi bien avec la partie saine qu'avec la partie désordonnée de son Moi ; ces parties peuvent avoir ou bien le même objet ou bien des objets différents. . . Le transfert de la partie psychotique de la personnalité est parfois dangereux et peut conduire à l'agression et au meurtre aussi bien qu'à la déification de l'objet, et l'agression comme la déification peuvent mettre fin à tout contact en raison de peurs profondément ancrées. Sauf dans des cas limites et peu graves, le transfert ne peut pas être utilisé comme un catalyseur dans l'élucidation psychanalytique. Chaque nouvelle étape du développement peut détruire un transfert établi. Le psychotique ne sépare pas suffisamment la psychanalyse de la vie, tant que la structure du Moi n'est pratiquement pas restaurée."

"C'est la raison pour laquelle il est préférable de ne pas faire s'allonger le patient sur le divan psychanalytique. Lorsque le névrosé se lève du divan, il revient à son comportement normal et à son rapport conscient avec l'analyste. Ce n'est pas le cas pour le psychotique. Il ne fait pas pleinement face à la réalité du transfert, et de ce fait la confond avec la réalité et vice versa." 184 Le transfert psychotique que décrit P. Federn est donc un mécanisme complexe qui déborde le patient lui-même et nécessite des aménagements du cadre psychanalytique tant sur le plan du dispositif que de la technique.

Une autre dimension importante du transfert psychotique, pointée par P. Federn, est l'importance du déploiement d'affects ambivalents intenses. "En pratique, la différence la plus importante entre le transfert dans les névroses et les psychoses réside dans le facteur de l'ambivalence. . . Au niveau psychotique, les tendances émotionnelles contraires déchirent le Moi." 185

Pour P. Federn le traitement psychanalytique des psychoses a un objectif essentiel, le rétablissement de défenses "normales". Les aménagements qu'il propose visent à entretenir un transfert positif qu'il ne faut pas analyser afin de ne pas le dissoudre. P. Federn se montre prudent quant à l'usage des pratiques psychanalytiques classiques concernant l'association libre et l'interprétation, sa pratique psychanalytique auprès des patients souffrant de psychose semble très dépouillée. C'est le transfert positif qui permet de soutenir le refoulement des productions psychotiques désorganisant la personnalité du patient. Donc les éléments psychotiques ne sont pas analysés en tant que tels, c'est le Moi du patient qui est soutenu dans sa capacité à former des limites.

Au-delà de l'intérêt de l'étude de la structure du Moi et de sa dimension réflexive à partir du "sentiment du Moi", les travaux de P. Federn permettent de dégager la représentation d'un processus transférentiel spécifique aux psychoses redonnant ainsi une place à la psychanalyse dans le traitement psychothérapique des psychoses et permettant à la psychanalyse de retrouver une base clinique consistante pour ses élaborations théoriques. C'est à P. Federn que l'on doit la création du terme "psychose de transfert".

Notes
175.

FEDERN P., 1943, op. cit., p. 126.

176.

FEDERN P., 1943, op. cit., p. 126.

177.

FEDERN P., 1943, op. cit., p. 136.

178.

FEDERN P., 1943, op. cit., p. 138.

179.

FEDERN P., 1943, op. cit., p. 153.

180.

FEDERN P., 1943, op. cit., p. 136.

181.

FEDERN P., 1943, op. cit., p. 136.

182.

FEDERN P., 1943, op. cit., p. 145.

183.

FEDERN P., 1943, op. cit., p. 145.

184.

FEDERN P., 1943, op. cit., p. 145.

185.

FEDERN P., 1943, op. cit., p. 154.