2.3.1. Transfert et identification projective.

Pour H.A. Rosenfeld, la position de S. Freud et de K. Abraham sur l'absence de transfert chez les schizophrènes repose sur un malentendu entretenu par la théorisation d'une régression à un stade anobjectal lors de cette pathologie. Selon lui, la confusion entre l'investissement de l'objet et l'identification à l'objet, repérée par S. Freud dans "Le Moi et le ça" 217 , rend le transfert difficilement identifiable et difficilement utilisable sans pour autant l'annihiler. Pour lui, la schizophrénie repose certes sur une régression importante, mais le point de vue kleinien sur ce registre infantile précoce est différent de celui de S. Freud. En effet, il existe selon M. Klein un mode de relation d'objet particulier lié à la Position schizo-paranoïde: l'identification projective. Pour H.A. Rosenfeld, c'est cette identification projective qui va animer la relation entre le patient souffrant de schizophrénie et son analyste. "De plus, j'ai observé très nettement chez ce patient schizophrène, comme chez tous les schizophrènes que j'ai eu l'occasion d'examiner, une forme particulière de relation d'objet sur laquelle je souhaite attirer l'attention: à savoir que dès qu'un schizophrène approche avec amour ou avec haine d'un objet quelconque, il semble se confondre avec cet objet. Cela n'est pas seulement la conséquence d'une identification par introjection , c'est aussi le fait de pulsions et de fantasmes aboutissant à faire pénétrer la totalité ou des parties de lui-même dans l'objet afin de contrôler ce dernier. Mélanie Klein a proposé le terme d'identification projective pour ces processus. L'identification projective , complémentaire de l'introjection de l'objet, apporte un certain éclairage sur les difficultés du nourrisson à distinguer le Moi du non-Moi, elle rend compte de nombres de manifestations habituellement appelées auto-érotiques ou narcissiques…. Les pulsions et les fantasmes de pénétrer de force dans l'objet peuvent être considérés comme la forme la plus primitive de relation d'objet , laquelle commence dès la naissance." 218 Selon cette approche, l'identification projective est le mécanisme psychique à la base du transfert psychotique, mais H.A. Rosenfeld décrit aussi deux autres types de transfert qui lui semblent moins fréquents. Le transfert "délirant" où l'analyste est pris directement à partie par le délire du patient, et le transfert "infantile" qui concerne les parties non-psychotiques de la personnalité. Les trois types de transfert peuvent être intriqués.

Le transfert étant porté par des mécanismes d'identification projective, H.A. Rosenfeld peut commencer à situer le registre du contre-transfert dans le traitement psychanalytique des psychoses. "Les analystes qui sont impatients de traiter des schizophrènes doivent se rappeler qu'ils seront confrontés à un grand nombre de difficultés qui apparaîtront d'abord insurmontables, mais qui donnent accès à une compréhension psychanalytique plus profonde." 219 L'analyse des "états psychotiques" prend un caractère d'épreuve pour les psychanalystes, l'identification projective malmène le cadre interne des thérapeutes, cela expliquant en partie la difficulté à théoriser la psychose de transfert. C'est cet élément qui devient déterminant pour rendre intelligible les mouvements contre-transférentiels. A. Gibeault souligne que: "L'aspect identificatoire de la projection vise à marquer la visée d'identité contenue dans le concept d'identification projective." 220 Cette forme de projection ne vient pas simplement exprimer un fantasme ou un affect, mais elle cherche à exercer une pression réelle sur l'objet: "… pour que l'objet en vienne à penser, à sentir et à se comporter conformément au fantasme projectif: dans la situation analytique, c'est alors que l'analyste peut être poussé à réagir à la violence des affects ainsi projetés par des contre-attitudes qui peuvent tout aussi bien avoir valeur de contre-identification projective à l'égard du patient." 221 Cette logique permet à H.A. Rosenfeld de repérer le travail psychique de l'analyste confronté au transfert psychotique. "Cependant, l'analyste, comme les parents dans un développement plus normal, est capable aussi bien d'affronter les sentiments que les penser, et c'est cette capacité que, peu à peu, il offre au patient de développer pour lui-même. La nature du transfert psychotique consiste donc dans l'opportunité d'offrir la démonstration que des sentiments peuvent être contenus et pensés de matière créatrice." 222 H.A. Rosenfeld fixe ainsi les principales exigences du travail psychique de l'analyste de sujets psychotiques qui vont devenir des références de base, contenir les sentiments insensés de ses patients et les penser, se les rendre intelligibles.

H.A. Rosenfeld développe aussi une compréhension de la relation transférentielle qui prend en compte sa dimension actuelle. Pour lui, une partie des impasses rencontrées dans le traitement psychanalytique des psychoses provient du fait que le thérapeute ne perçoit pas le questionnement du patient à son égard. "Je suis convaincu que le discours et le comportement du patient psychotique (particulièrement pendant les séances) expriment immanquablement quelque chose de ses relations au thérapeute." 223 Le transfert que décrit H.A. Rosenfeld est complexe et multiple, il mêle partie saine et partie pathologique, il est porteur du passé comme de l'actuel. Mais le fil directeur du travail interprétatif concerne l'affect d'angoisse et les sensations qui lui sont associées. H.A. Rosenfeld met en garde contre les dangers d'interprétations trop précoces portant sur des aspects œdipiens qui selon lui accroissent les mouvements de décompensation car ils sont vécus comme des tentatives de séduction. La première étape du travail psychothérapique est d'entrer avec le patient dans une relation qualifiée d'archaïque véhiculant des affects massifs que l'analyste doit contenir et décoder. L'analyse du contre-transfert porte alors prioritairement sur les sentiments vécus par l'analyste. Ce travail interprétatif doit rester strictement verbal, en cela H.A. Rosenfeld se différencie d'autres analystes comme D.W. Winnicott 224 ou H. Searles 225 qui ouvrent la possibilité à des réponses comportementales en écho aux besoins des patients en faisant varier certains éléments du dispositif psychanalytique. Pour lui, la pratique psychanalytique appliquée aux psychoses ne nécessite que peu de changement, c'est la compréhension de la dynamique des psychoses qui doit évoluer.

Notes
217.

FREUD S., 1923, "Le moi et le ça", in Essais de psychanalyse, Payot, 1987.

218.

ROSENFELD H.A., 1952, "Manifestations transférentielles et analyse du transfert d'un patient atteint de schizophrénie catatonique aiguë", in États psychotiques, PUF, 1976, p. 138.

219.

ROSENFELD H.A., 1952, op. cit., p. 129.

220.

GIBEAULT A., 2000, "De la projection et de l'identification projective", in Revue Française de Psychanalyse, 3, p. 734.

221.

GIBEAULT A., 2000, op. cit., p. 734.

222.

ROSENFELD H.A., 1987, Impasse et interprétation, PUF, 1990, p. 37.

223.

ROSENFELD H.A., 1987, op. cit., p. 10.

224.

WINNICOTT D.W., 1956, "La préoccupation maternelle primaire", in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969.

225.

SEARLES H., 1963, "La psychose de transfert dans la psychothérapie de la psychose chronique", in L'effort pour rendre l'autre fou, Gallimard, 1977.