2.5.1. La personnalité psychotique et transfert.

W.R. Bion, tout comme H.A. Rosenfeld, a entrepris le traitement psychothérapique de patients souffrant de psychose dans un cadre psychanalytique qui ne différait pas de celui utilisé pour le traitement des névroses. Il utilisait une méthode interprétative, prenant en compte le transfert positif et le transfert négatif, qui s'appuyait directement sur les conceptions théoriques de M. Klein concernant les relations d'objet partiel, les positions schizo-paranoïde et dépressive, et l'identification projective. C'est en s'appuyant sur les travaux de M. Klein sur le double registre du fonctionnement psychique théorisé sous le nom de "Positions" que W.R. Bion introduit le concept de "personnalité psychotique" 242 (appelé aussi "part psychotique de la personnalité"). Pour lui, la psychose prend sa source dans l'interaction entre l'environnement et la personnalité.

La "personnalité psychotique" est un état mental, un processus mental, qui ne correspond pas à un diagnostic psychiatrique. La "personnalité psychotique" est un processus qui, selon W.R. Bion, coexiste toujours avec une "personnalité non psychotique". C'est la prédominance de la "personnalité psychotique" qui entraîne le diagnostic psychiatrique. Cette approche remet en question le découpage nosographique psychiatrique sur lequel s'adossait en partie l'approche psychanalytique classique et ouvre ainsi de nouvelles perspectives de traitement. Le secteur psychotique de la personnalité n'englobe pas toute l'organisation psychique d'un sujet. Il est alors possible d'être confronté à cette "personnalité psychotique" chez des patients qui ne présentent pas une symptomatologie psychotique organisée et diagnostiquable psychiatriquement. D'autre part, le traitement psychanalytique peut trouver comme allié la part non psychotique de la personnalité.

Les principales caractéristiques de la "personnalité psychotique" sont l'intolérance à la frustration et la prédominance des pulsions destructrices. Ces pulsions destructrices s'attaquent aussi bien à la réalité externe qu'à la réalité interne. Les pulsions destructrices ont aussi pour effet de transformer la pulsion d'amour en sadisme. Dans cette attaque des réalités interne et externe, tous les éléments de la personnalité et tous les processus psychiques qui permettent d'être reliés à ces réalités sont haïs. Tout élément psychique qui a une fonction de synthèse et de lien est menacé par le processus psychotique, c'est-à-dire essentiellement les fonctions, qui correspondent à la conscience, liées à des organes sensoriels. Ces mécanismes aboutissent à une "fragmentation extrême de la personnalité". Cette fragmentation a deux conséquences majeures pour l'appareil psychique: l'appareil de prise de conscience est lui-même fragmenté, c'est ce que W.R. Bion appelle "l'attaque contre les liens" 243 , et les fragments de la personnalité sont projetés de manière excessive dans les objets externes, c'est le mécanisme de "l'identification projective pathologique".

W.R. Bion requalifie le conflit psychique à la base de l'organisation de la personnalité psychotique. "Le schizophrène est aux prises avec un conflit, jamais résolu, entre la destructivité et le sadisme" 244 Ce conflit, dans lequel les pulsions de vie transformées en sadisme n'arrivent pas à affirmer leurs capacités de liaison, produit la "terreur d'une annihilation imminente".

Le lien transférentiel qui s'établit entre le patient et son psychanalyste est caractéristique des relations d'objet tissées par la "personnalité psychotique". La relation avec l'analyste est "prématurée", "précipitée", "mince" et "tenace". Le mouvement transférentiel est marqué par deux courants. D'une part, l'identification projective prend l'analyste pour objet entraînant des états confusionnels. D'autre part, le déploiement d'une activité mentale est aussitôt soumise à une mutilation. Le transfert est donc marqué par une oscillation entre des mouvements d'expansion porteurs de menaces de confusion et de mutilation psychique et des mouvements de restriction protectrice.

W.R. Bion, comme H.A. Rosenfeld, reprend donc le concept d'identification projective pour en faire le mécanisme de base du lien transférentiel. Mais il distingue une identification projective "normale" d'une identification projective "pathologique".

L'identification projective est un mécanisme de défense qui accompagne les premières phases du développement précoce du nourrisson. Des parties du Moi du nourrisson et de son objet interne, vécues comme mauvaises, sont scindées et projetées dans l'objet externe. Ce dernier est alors ressenti par le nourrisson comme contrôlé par les fragments projetés. Ce mécanisme permet de protéger le monde interne du nourrisson tout en attaquant fantasmatiquement l'objet externe. Progressivement le nourrisson pourra réintrojecter, sous une forme modifiée et donc plus supportable, ce qu'il avait projeté. Dans son fonctionnement normal, l'identification projective est alors à l'origine de la formation des symboles et de la communication humaine basée sur un échange subjectif que W.R. Bion théorisera sous le nom de "fonction alpha".

L'identification projective "pathologique" fait suite à la fragmentation de l'appareil psychique, c'est-à-dire des fragments du Moi, du Surmoi, des objets internes. Elle consiste à évacuer violemment ces fragments dans le monde extérieur où ils se lient aux objets externes en formant un dépôt que W.R. Bion appelle les "objets bizarres". À la différence de l'identification projective "normale", les objets possédés par ces "objets bizarres" sont ressentis comme attaquant la partie de la personnalité qui a été projetée, lui faisant perdre sa vitalité et sa signification. Au-delà du mécanisme de défense, c'est la nature des matériaux psychiques mis en cause qui signe la pathologie. W.R. Bion sort la psychose de la métaphore du rêve éveillé. "Le patient se meut non plus dans un monde de rêves, mais dans un monde d'objets qui, généralement, constituent le matériau des rêves." 245 Le psychotique n'est pas aux prises avec une sorte d'onirisme étrange, mais avec un matériau psychique "brut" qui est habituellement élaboré par le travail du rêve.

La capacité à former des symboles est atteinte, les possibilités de communication avec autrui sont réduites. Selon cette perspective, ce qui rend l'identification projective pathologique est l'extrême fragmentation de l'appareil psychique des premiers temps de l'existence. La psychose est alors un état mental destructeur atteignant la capacité à organiser une pensée et se développant dans les relations objectales précoces.

W.R. Bion distingue aussi au sein des mouvements transférentiels une étape particulière, qui a pu être perçue comme une réaction thérapeutique négative. Cette étape apparaît lorsque le patient récupère en partie sa capacité à symboliser, c'est-à-dire qu'il commence à élaborer une position dépressive, alors qu'il n'est pas encore capable d'utiliser toutes les ressources du langage. Dans ces conditions le patient se sent prisonnier de l'analyse. Les progrès de l'analyse lui révèlent douloureusement sa "folie", il prend conscience de sa pathologie jusque-là en partie déniée, mais il ne peut pas non plus régresser et se retrouver face à ces angoisses antérieures. Il recourt alors à nouveau à des mécanismes d'identification projective massifs plaçant à l'intérieur du thérapeute la conscience acquise et les origines de la pathologie. Cette étape est une crise psychotique pouvant entraîner une recrudescence des symptômes.

Cette étape s'apparente à ce que W.R. Bion théorise sous le nom de "changement catastrophique". Le "changement catastrophique" est une étape inévitable dans tout processus d'évolution et de maturation, mais il prend une intensité particulière dans le traitement analytique des problématiques psychotiques. Le changement qui se produit est: "…catastrophique au sens restreint d'un événement qui détermine une subversion de l'ordre ou du système des choses; il est catastrophique parce qu'il accompagne des sentiments de désastre chez les participants; il est catastrophique en ce sens qu'il se manifeste sous une forme brusque et violente, presque physique." 246 Pour W.R. Bion, les crises qui se manifestent au décours du traitement analytique des problématiques psychotiques ne sont pas engendrées par des mouvements régressifs mais par les réaménagements intermédiaires internes du patient vécus comme désastreux.

Notes
242.

BION W.R., 1957, "Différenciation des personnalités psychotiques et non psychotiques", in Réflexion faite, PUF,1983.

243.

Ou "attaques contre la liaison" selon d'autres traducteurs.

244.

BION W.R., 1956, "Le développement de la pensée schizophrénique", in Réflexion faite, PUF, 1983, p. 44.

245.

BION W.R., 1957, "Différenciation des personnalités psychotiques et non psychotiques", in Réflexion faite, PUF,1983, p. 60.

246.

BION W.R., 1965, Transformations, PUF, 1982, p.14.