2.6.2. Le psychanalyste "discret" et le défaut fondamental.

Tout ce qui souligne l'écart de compréhension entre le thérapeute et son patient exacerbe le défaut fondamental et réveille l'insatisfaction rageuse. Pour pouvoir travailler sur cette zone, le thérapeute doit s'ajuster à son patient, réduire l'inégalité qu'engendre le rapport au langage interprétatif sans pour autant y renoncer. Le psychanalyste doit pouvoir être "discret et ordinaire" aux yeux de son patient afin de permettre une compréhension mutuelle source de satisfaction "tranquille et paisible". Même si le psychanalyste ne répond pas directement aux besoins régressifs, il doit travailler en "harmonie" et en "accord" avec eux.

Une partie du débat psychanalytique de cette époque, dans lequel s'inscrit M. Balint, porte sur la notion de régression et la possibilité de mettre en place des aménagements de la pratique analytique. Il distingue deux aspects de la régression dans le cadre d'un traitement psychanalytique. Un premier aspect correspond à une demande de gratification d'un instinct ou d'une pulsion, c'est la régression "maligne" pour laquelle toute réponse directe débouche sur une impasse. L'autre aspect de la régression correspond à une demande de participation du monde externe pour "s'arranger" de ses problèmes intérieurs, "être capable de s'atteindre", c'est la régression "bénigne". Cette régression est une étape incontournable pour accéder à un "renouveau", une découverte nouvelle aboutissant à une relation différente. Cette régression peut trouver des échos symboliques dans la pratique analytique, comme la suspension de l'activité interprétative afin de permettre l'expression du patient, ou des assouplissements sur les horaires des séances. Dans ces conditions, le thérapeute est essentiellement, pour M. Balint, un pourvoyeur "de temps et de milieu".

La régression est alors conçue comme un phénomène à la fois intrapsychique et interpersonnel, intersubjectif. L'important n'est pas de satisfaire ou de frustrer le besoin régressif, ni même de l'interpréter, pour M. Balint l'essentiel est de le reconnaître. Bien entendu, cet "accord" est loin d'être une constante relationnelle, M. Balint souligne que cette situation ne peut être maintenue que lors de brèves périodes qui sont celles où se déroule un travail psychanalytique authentique. Il cherche à définir les caractéristiques du rôle du psychanalyste confronté à ces logiques régressives que l'on rapprocherait aujourd'hui du concept de "médium malléable" 252 . "Là encore, tout ce que l'analyste peut faire, c'est d'accepter de tenir le rôle d'une véritable substance primaire qui est là, qui est indestructible, qui est là eo ipso pour porter le patient, qui sent l'importance et le poids du patient et néanmoins le porte, qui ne se préoccupe pas de maintenir des limites nettes entre le patient et lui-même, etc…, qui, enfin, n'est pas un objet dans le vrai sens du terme, qui ne se soucie pas de son existence indépendante." 253 L'analyste est un objet comprenant les besoins de soin du patient et capable de lui communiquer sa compréhension dans une communication primitive.

Cette régression est thérapeutique à condition que se mette en place un processus de deuil spécifique. Ce deuil ne concerne pas une perte réelle d'une personne aimée, ni un vécu de destruction d'un objet interne, il s'agit du deuil "d'un fait inaltérable, d'une imperfection, d'un défaut de soi dont l'ombre s'étale sur toute la vie et dont les effets malheureux ne pourront jamais être entièrement réparés." 254 Il s'agit du deuil d'un idéal qui touche le patient comme son thérapeute.

Les travaux de M. Balint offrent une approche du traitement des psychoses et de la théorisation du narcissisme primaire qui entrent en écho avec les recherches actuelles sur les préconditions de la mise en place d'une activité représentative à partir de l'observation des interactions précoces entre la mère et l'enfant. Les notions d'accord et d'ajustement qu'utilise M. Balint pour décrire les temps élaboratifs des psychothérapies des patients souffrant de troubles psychotiques rencontrent les conceptions de D. Stern 255 basées sur l'étude du monde interpersonnel du nourrisson. Son approche du narcissisme primaire est paradoxale et laisse une place à l'objet. Il s'agit d'un narcissisme primaire qui suppose des sollicitations transitoires de "l'objet-environnement" afin de maintenir un "accord" avec l'environnement. Le narcissisme primaire est alors un état subjectif qui efface la trace de l'objet mais qui ne l'ignore pas. Cette sollicitation de l'objet dans les phases précoces du développement est nommée par M. Balint "l'amour primaire", c'est une relation où un seul des partenaires "peut avoir des désirs, des intérêts et des exigences propres" 256 . C'est cette relation qui permet la mise en place d'un transfert surmontant "l'abîme" qui sépare "l'enfant dans le patient" de son thérapeute.

Notes
252.

Terme proposé par M. Milner en 1977, dans son article "Rôle de l'illusion dans la formation du symbole", trad. Fr. in Revue Française de Psychanalyse, 1979, n° 5-6, puis développé par R. Roussillon comme objet transitionnel du processus représentatif dans son ouvrage de 1991, Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, PUF.

253.

BALINT M., 1967, op. cit., p. 264.

254.

BALINT M., 1967, op. cit., p. 287.

255.

STERN D., 1985, Le monde interpersonnel du nourrisson, PUF, 1989.

256.

BALINT M., 1967, op. cit., p. 115.