3.1.1. Le psychotique malade du signifiant.

Dans ses premiers écrits, J. Lacan interroge la psychose au regard de son expérience psychiatrique, mais l'essentiel de ses travaux va reposer sur une conception structurale de la vie psychique élaborée à partir de ses lectures des travaux de linguistes, ceux de F. de Saussure et de R. Jackobson. La distinction que font ces linguistes entre signifiant et signifié va prendre un rôle organisateur dans les travaux de J. Lacan.

L'articulation variable entre le signifiant et le signifié permet d'assurer la signification ainsi que l'évolution de la langue et de son usage. Le signifiant en lui-même n'a pas de lien interne avec le signifié, il ne renvoie à une signification que parce qu'il appartient à un système signifiant, un système symbolique. J. Lacan assimile en grande partie sa vision structurelle de l'inconscient à la structure de langage décrite par les linguistes. Les signifiants appartiennent à une structure symbolique qui est première, les liaisons avec le symbolisé ne sont que secondes et marquées par l'imaginaire. Les signifiants, selon J. Lacan, relèvent d'un ordre symbolique qui se dialectise avec deux autres registres essentiels: l'imaginaire et le réel. C'est cette articulation signifiante qui devient l'objet électif de la psychanalyse. Le sujet s'insère dans un ordre préétabli de nature symbolique porté par le langage. Le langage ne sert pas seulement à signifier des choses, il fait le sujet.

C'est cette conception d'un ordre symbolique structurant l'inconscient "comme un langage" qui va permettre à J. Lacan de formuler une hypothèse sur le mécanisme à la base de toute psychose qui diffère radicalement du refoulement ou de la projection. Pour J. Lacan, dans sa confrontation avec la réalité, la psychose se trouve face à un "trou". "Dans la psychose au contraire, c'est bel et bien la réalité elle-même qui est d'abord pourvue d'un trou, que viendra ensuite combler le monde fantasmatique." 277 L'altération de l'articulation signifiante du langage provoque une rupture dans le rapport du sujet avec lui-même et avec la réalité. Ce "trou" auquel confronte la psychose est "… un manque au niveau du signifiant." 278 La psychose est alors la conséquence du manque essentiel d'un signifiant, et le manque d'un signifiant conduit nécessairement à remettre en cause l'ensemble du signifiant.

C'est de cette atteinte du signifiant dont témoigne le délire qui reste, conformément à la perspective freudienne, une tentative de suture. Cette psychopathologie du signifiant apparaît dans les propos des sujets souffrant de psychose, notamment dans le discours délirant. J. Lacan note que le délire peut être plus ou moins compréhensible, mais ce qui le caractérise "… c'est qu'il est inaccessible, inerte, stagnant par rapport à toute dialectique." 279 En lisant le texte rédigé par le Président Schreber, J. Lacan se dit frappé par le fait que "… on n'y rencontre jamais rien qui ressemble à une métaphore." 280 Selon son analyse, la métaphore "… suppose qu'une signification est la donnée qui domine et qu'elle infléchit, commande l'usage du signifiant , si bien que toute espèce de connexion préétablie, je dirais lexicale, se trouve dénouée." 281 Le délire du Président Schreber souligne l'envahissement par le signifiant qui se vide du signifié, alors que dans la névrose "… le signifiant est l'instrument avec lequel s'exprime le signifié disparu.". 282 L'absence de métaphore dans le délire du Président Schreber n'est pas une simple remarque stylistique, elle révèle une carence structurale à laquelle s'attaque le délire lui-même. Paradoxalement, le délire en mettant en scène cette carence, par l'absence de métaphores, devient une "métaphore délirante" 283 représentant l'atteinte de l'articulation entre signifiant et signifié. De ce point de vue, ce n'est pas le contenu du délire qui est porteur de sens, mais c'est le mécanisme délirant lui-même qui à un rôle de représentation.

Les néologismes qui apparaissent dans le discours psychotique représentent un point de rupture dans le réseau signifiant du langage. "C'est une signification qui ne renvoie foncièrement à rien qu'elle-même, qui reste irréductible. Le malade souligne lui-même que le mot fait poids en lui-même. Avant d'être réductible à une autre signification, il signifie en lui-même quelque chose d'ineffable, c'est une signification qui renvoie avant tout à la signification en tant que telle." 284 Ce point de rupture remet en cause la non-identité à soi portée par le signifiant et confronte à un questionnement sur la signification elle-même. Ce qui spécifie le discours psychotique n'est pas son contenu mais la structure du discours qui fait que le psychotique "… ignore la langue qu'il parle" 285 .

J. Lacan critique alors la notion de projection dans l'œuvre de S. Freud comme étant le mécanisme porteur des éléments fantasmatiques venant combler ce "trou". La projection ne peut porter que sur des éléments déjà symbolisés, or ce qui surgi est "…ce qui a été mis hors de la symbolisation générale structurant le sujet." 286 Il s'agit donc d'un rejet et non d'une projection. En cela, il reprend la remarque de S. Freud sur son propre usage du terme de projection "Il n'était pas exact de dire que la sensation réprimée à l'intérieur était projetée à l'extérieur; nous reconnaissons bien plutôt que ce qui a été aboli à l'intérieur revient de l'extérieur." 287 Après avoir oscillé entre différents termes, expulsion, refus, rejet, J. Lacan optera pour un terme plus radical, la forclusion. La forclusion est un mécanisme de non-inscription symbolique, fondamental dans la psychose, une "abolition symbolique" 288 . Ce mécanisme signe l'échec des deux opérations complémentaires qui forment un "procès primaire" l'introduction dans le sujet et l'expulsion hors du sujet. C'est l'expulsion hors du sujet qui crée l'ordre du réel qui se définit par opposition au symbolique, "…constitue le réel en tant qu'il est le domaine qui subsiste hors de la symbolisation."

En s'appuyant sur l'étude des écrits du Président Schreber, J. Lacan essaye de préciser l'élément organisateur sur lequel porte la forclusion dans les psychoses. Il se démarque nettement de l'interprétation freudienne concernant le rôle majeur des tendances homosexuelles du Président Schreber dans l'éclosion de sa psychose. Il met l'accent sur les éléments concernant la paternité présents dans la problématique du Président Schreber, son impossibilité subjective à affronter la question de l'identification paternelle, pour déterminer le signifiant fondamental forclos, qu'il baptise le "Nom du Père". Pour J. Lacan, c'est cette forclusion de la fonction paternelle, fonction indispensable à l'établissement de la fonction symbolique, qui constitue le fondement structural de la psychose. En définissant ce mécanisme de défense en ces termes J. Lacan rejoint le pessimisme de S. Freud concernant le destin des psychotiques. Le mot forclusion est sans appel, c'est un terme issu du monde juridique où il signifie la perte de la faculté à faire valoir un droit par l'expiration d'un délai. Le signifiant forclos, aussi important soit-il est à jamais hors d'atteinte, formant un trou symbolique et laissant le psychotique "…martyr de l'inconscient" 289 . Le "trou dans le symbolique" lacanien produit le même effet que le "mur du narcissisme" freudien, la cure des psychotiques en devient elle aussi forclose.

Par cette approche, J. Lacan introduit un écart majeur entre théorisation de la névrose et théorisation de la psychose. "S'agissant des psychoses, on met en cause les mêmes mécanismes d'attraction, de répulsion, de conflit et de défense qu'à propos des névroses, alors que les résultats sont phénoménologiquement et psychopathologiquement distincts, pour ne pas dire opposés… D'où la nécessité de s'arrêter sur l'existence de la structure du signifiant comme tel, et pour tout dire, tel qu'il existe dans la psychose." 290

Selon J. Lacan, la psychose ne peut pas être réduite à une pathologie du Moi. La folie est un "phénomène de pensée." 291 Par contre, la psychose est une pathologie qui réduit le sujet à son Moi. Les développements sur le Symbolique et la forclusion reposent sur des travaux antérieurs de J. Lacan qui portent sur l'imaginaire et le Moi considéré comme une structure aliénante.

Notes
277.

LACAN J., 1955, "Je viens de chez le charcutier", in Le séminaire, livre III, Les psychoses, Seuil, 1981, p.56.

278.

LACAN J., 1956, "Des signifiants primordiaux et du manque d'un", in Le séminaire, livre III, Les psychoses, Seuil, 1981, p. 227.

279.

LACAN J., 1955, "La signification du délire", in Le séminaire, livre III, Les psychoses, Seuil, 1981, p. 31.

280.

LACAN J., 1955, "Métaphore et métonymie", in Le séminaire, livre III, Les psychoses, Seuil, 1981, p. 247.

281.

LACAN J., 1955, op. cit., p. 248.

282.

LACAN J., 1955, op. cit., p. 251.

283.

LACAN J., 1957, "D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose", in Écrits, Seuil, 1966, p. 577.

284.

LACAN J., 1955, "L'autre et la psychose", in Le séminaire, livre III, Les psychoses, Seuil, 1981, p. 43

285.

LACAN J., 1955, "Introduction à la question des psychoses", in Le séminaire, livre III, Les psychoses, Seuil, 1981, p. 20.

286.

LACAN J., 1955, "Je viens de chez le charcutier", in Le séminaire, livre III, Les psychoses, Seuil, 1981, p. 58.

287.

FREUD S., 1911, "Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa: le Président Schreber", in Cinq psychanalyses, PUF, p. 315.

288.

LAPLANCHE J. et PONTALIS J.B., 1967, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, p. 166.

289.

LACAN J., 1956, "Du signifiant dans le réel", in Le séminaire, livre III, Les psychoses, Seuil, 1981, p. 149.

290.

LACAN J., 1956, "Des signifiants primordiaux et du manque d'un", in Le séminaire, livre III, Les psychoses, Seuil, 1981, p. 225.

291.

LACAN J., 1946, "Propos sur la causalité psychique", in Écrits, Seuil, 1966, p. 162.