3.2.1. Antœdipe et paradoxalité.

Dans les années cinquante, P.C. Racamier dresse un premier tableau de l'approche psychanalytique des psychoses à travers plusieurs écrits, notamment un rapport sur le délire présenté à Bruxelles en 1958 lors du Congrès des Psychanalystes de Langues Romanes. Ce rapport s'annonce comme une ouverture vers des travaux futurs. "… il est grand temps que les psychanalystes s'occupent sérieusement des psychoses" 302 déclare le préambule introductif. Après une synthèse des écrits freudiens, anglais et américains sur le sujet, le modèle proposé repose sur la confrontation d'un Moi fragile à un conflit psychique qui oppose désir et peur. Dans ce modèle, qui rapproche psychose et névrose, le délire "… est à la fois une manifestation de peur et une défense contre cette peur." 303 L'angoisse importante suscitée par le conflit psychique accroît la fragilité du Moi en déstabilisant ses assises. Entre le moment de saturation du conflit psychique et l'éclosion du délire, le désinvestissement d'un objet "privilégié" constitue un point de bascule. Ce point de bascule est alors qualifié de "désintégrant".

Vingt ans plus tard, après avoir organisé, ou fondé, plusieurs structures psychiatriques 304 , P.C. Racamier reprendra sa théorisation des psychoses sous un angle plus spécifique en présentant un nouveau rapport 305 lors du congrès des psychanalystes de langues romanes de Florence qui sera repris deux ans plus tard dans un ouvrage de référence 306 . Il explore d'autres logiques que celles du conflit psychique en intégrant à sa réflexion les travaux de G. Bateson 307 et de D. Anzieu 308 sur les paradoxes.

Pour lui, dans la schizophrénie, le plus élaboré coexiste avec le plus primitif d'où la difficulté à en donner un modèle général. Il essaye cependant de dégager plusieurs constantes "psychotiques" en étudiant comment le Moi, chez les schizophrènes, organise le transfert et la pensée. Même si, dans la psychose, le sujet est confronté à des conflits, le Moi psychotique "…travaille envers et contre la conflictualité; c'est elle qui est visée, pour elle-même et toute entière." 309 . Le Moi psychotique est "anti-conflictuel", il attaque les racines des conflits et l'évince de la psyché. Le Moi psychotique est aussi anti-ambivalent, il n'y a pas de compromis ou de liens possibles entre les deux termes du conflit. Sans renoncer totalement à la notion de conflit psychique comme point d'origine, P.C. Racamier fait de la psychose une machinerie à évacuer les conflits dans le monde extérieur. "Vivre la schizophrénie consiste bien à vivre hors de soi." 310 Une autre caractéristique du fonctionnement mental dans les états psychotiques repose sur ce que P.C. Racamier appelle la "subversion des processus secondaires par les processus primaires". C'est-à-dire que le secondaire est soumis aux lois du primaire sans pourtant être assimilé au primaire, en fait leurs logiques se mêlent et se dérèglent. Le conflit psychotique "originaire" oppose investissement d'objet et investissement du Moi, narcissisme et anti-narcissisme 311 . Dans cette dynamique, le Moi se perd, se sent menacé de destruction.

Avec ces éléments, P.C. Racamier définit un régime mental particulier: la paradoxalité. La paradoxalité est un effet de la subversion des processus secondaires par les processus primaires, la logique des processus secondaires est détournée, rendue vaine, absurde. La paradoxalité disqualifie la pensée et participe aux défenses contre l'ambivalence et la conflictualité. La paradoxalité est aussi un mode relationnel qui pousse autrui à un sentiment de vacuité et d'inanité que l'on peut retrouver sous des formes transférentielles 312 ou dans des types de relations que P.C. Racamier qualifie "d'omnipotence inanitaire". Ce système paradoxal n'est pas en lui-même spécifique de la psychose. Mais le paradoxe est au cœur de la schizophrénie car il constitue une modalité défensive privilégiée du "conflit psychotique originaire" opposant l'objet, le sujet et leur relation. "Objet, sujet ou relation n'existe qu'en n'existant pas." 313 "Ne pas exister pour exister", est le paradoxe qui hante la psychose. Pour P.C. Racamier c'est cette structure paradoxale opposant sans cesse deux logiques qui est à l'origine des débats théoriques qui traversent la psychanalyse à propos des psychoses.

De même que le Moi du psychotique s'organise contre le conflit, son organisation libidinale se tourne contre l'Œdipe. Cette organisation libidinale est à la fois anté-œdipienne et anti-œdipienne, P.C. Racamier l'appelle "antœdipe". Les relations symbiotiques présentes dans les problématiques psychotiques sont entretenues par des mouvements de séduction narcissique qui permettent le développement de relations de nature incestueuses. Selon P.C. Racamier, la psychose n'est pas organisée par l'œdipe, mais par son opposé, l'inceste et ses équivalents. L'antœdipe est le fruit de la rencontre entre le narcissisme et l'inceste. Pour mieux différencier l'inceste fantasmé de l'organisation œdipienne de l'inceste, de l'inceste présent dans la psychose échappant à la représentation tout comme à l'interdit, P.C. Racamier propose un nouveau néologisme; "l'incestuel". "Incestuel sera ce qui dans la vie psychique individuelle et familiale, porte en soi l'empreinte de l'inceste non fantasmé, même s'il n'est pas physiquement accompli." 314 L'antœdipe provoque des "agirs incestuels" qui s'opposent à l'organisation fantasmatique, en produisant des "fantasmes non-fantasmes". "L'auto-engendrement", ou "l'auto-englobement", sont des fantasmes non-fantasmes qui abolissent la source des fantasmes en posant un déni massif des origines.

Notes
302.

NACHT S. et RACAMIER P.C., 1958, op. cit., p. 423.

303.

NACHT S. et RACAMIER P.C., 1958, op. cit., p. 418.

304.

P.C. Racamier fera part de ses idées sur l'organisation des soins et sur l'utilisation thérapeutique du quotidien dans un ouvrage collectif: RACAMIER P.C., DIATKINE R. et LEBOVICI S., 1970, Le psychanalyste sans divan, Payot.

305.

RACAMIER P.C., 1978, "Les paradoxes des schizophrènes", in Revue Française de Psychanalyse, 1978-5-6, p.877-970.

306.

RACAMIER P.C., 1980, Les schizophrènes, Payot.

307.

BATESON G., 1956, "Vers une théorie de la schizophrénie", in Vers une écologie de l'esprit t.2, Seuil, 1980.

308.

ANZIEU D., 1975, "Le transfert paradoxal", Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 12, p. 49-72.

309.

RACAMIER P.C., 1980, Les schizophrènes, Payot, p. 59.

310.

RACAMIER P.C., 1980, op. cit., p. 67.

311.

PASCHE F., 1969, "l'anti-narcissisme", in A partir de Freud, Payot.

312.

ANZIEU D., 1975, op. cit.

313.

RACAMIER P.C., 1980, op. cit., p. 156.

314.

RACAMIER P.C., 1992, Le génie des origines, Payot, p.136.