3.2.2. Le deuil originaire.

P.C. Racamier distingue progressivement un versant moteur pour la vie psychique de son concept d'antœdipe, l'antœdipe "bien tempéré". L'organisation antœdipienne peut aussi avoir un rôle mobilisateur pour le sujet et son entourage à l'occasion de périodes de remaniement important touchant aux assises mêmes du sujet. L'antœdipe "tempéré" permet l'invention de soi dans un processus d'auto-création partagé par les parents. C'est l'effacement relatif du soi parental qui permet à l'enfant de se construire une "idée du moi" associé à un "sens du réel". "L'idée du moi" est définie par P.C. Racamier comme une "pré-représentation" ou une imago à travers laquelle "… nous pouvons préjuger ou pressentir que toute personne, avant que d'être connue, avant que d'être aimée ou détestée, est de la même sorte et de la même pâte que nous: de cette glaise commune, dont il est dit que l'homme est fait. Il s'agit moins d'une identification à tel objet qu'à l'espèce." 315 Le "sens du réel" repose sur un sentiment de familiarité avec le monde environnant et non sur la mise en place d'une épreuve de réalité dont il est le préalable.

Ces deux destins de la problématique antœdipienne articulant, ou désarticulant le "conflit originaire" entre narcissisme et objectalité renvoient à la notion de "deuil originaire" dont P.C. Racamier fait un enjeu essentiel du développement psychique. "Par deuil originaire je désigne le processus psychique fondamental par lequel le moi, dès la prime enfance, avant même son émergence et jusqu'à sa mort, renonce à la possession totale de l'objet, fait son deuil d'un unisson narcissique absolu et d'une constance d'être indéfinie, et par ce deuil même, qui fonde ses propres origines, opère la découverte de l'objet comme de soi, et l'invention de l'intériorité." 316 Cette notion occupe une place intermédiaire dans la théorie psychanalytique, que P.C. Racamier qualifie de "nouvelle et traditionnelle". Il ne s'agit ni d'une simple reformulation, ni d'une rupture conceptuelle, mais d'une sorte de trait d'union entre les théories freudiennes du narcissisme primaire, les conceptions kleiniennes de la position dépressive et le trouvé-créé winnicottien. Par ce deuil, "Le moi établit ainsi ses origines en reconnaissant qu'il n'est pas le maître absolu de ses origines." 317 Ce deuil originaire occupe une place organisatrice dans la vie psychique, c'est un processus transformateur et structurant dont P.C. Racamier fait l'équivalent du complexe d'Œdipe. Ce processus est à la base d'un paradoxe identitaire par lequel "… le moi se trouve en ce qu'il perd." 318 Ce deuil ne porte donc pas sur la perte d'un objet, mais sur la perte d'un état "d'unisson narcissique", de "clôture narcissique", permettant la découverte de l'objet. Ce deuil originaire est donc une construction après-coup paradoxale où la perte n'apparaît que dans la découverte de l'objet. C'est là un point de discussion sur l'usage du terme "deuil" pour rendre compte d'un tel processus complexe. Peut-on faire le deuil d'un mode de relation à un objet qui n'est pas conçu subjectivement comme tel? Quelle peut être la nature d'un processus de deuil qui ne repose pas sur une perte d'objet? Pour P.C. Racamier le deuil est un processus qui fonde l'objet et qui ne se confond pas avec la dépression. La dépression est l'expression d'un deuil raté. De la capacité, ou pas, du Moi à organiser une dépression dépend le destin psychopathologique des ratés du deuil originaire.

P.C. Racamier, sous des formulations originales utilisant de nombreux néologismes, met les logiques de l'indécidable au cœur des problématiques psychotiques. Il n'est certes pas le premier psychanalyste à recourir à ces figures qui posent un défi à la logique. Les travaux de D.W. Winnicott des "phénomènes transitionnels" à la "capacité à être seul" en passant par le "trouvé-créé" fourmillent de logiques paradoxales. D. Anzieu a défini une forme paradoxale du transfert, J. Bleger a fait de l'ambiguïté une étape fondamentale du développement de la psyché. Mais P.C. Racamier fait du paradoxe et de l'ambiguïté les figures essentielles et opposées de l'approche des problématiques psychotiques. Pour lui, à la différence d'autres auteurs comme D.W. Winnicott ou R. Roussillon, le paradoxe a exclusivement une valence négative pour la psyché, c'est une contrainte directement liée aux états de souffrance psychique les plus profonds qui produit de la "paradoxalité". C'est-à-dire une opération mentale "…ligaturant insolublement l'une par l'autre des propriétés qui sans être opposables sont cependant inconciliables." 319 L'ambiguïté est alors considérée comme féconde et génératrice de potentialités créatrices. "Ambigus sont donc des objets, des représentations et des relations, qui d'origine et foncièrement participent de deux natures opposées." 320 L'enjeu porté par ces logiques de l'indécidable est l'établissement, ou pas, d'une continuité psychique entre des niveaux ou des registres différents. Le deuil originaire est un concept métaphorisant qui contient ces logiques permettant la mise en place de formations intermédiaires. Cette optique permet à P.C. Racamier de mettre en perspective les avatars des relations entre réalité psychique et réalité externe dans les problématiques psychotiques: "…un psychotique n'a que deux réalités (l'intérieur et l'extérieur), ou deux espaces (du dehors ou du dedans). Entre les deux rien d'intermédiaire mais un corps à corps étroit, ou bien, comme on verra plus loin des englobements réciproques jusqu'à l'infini. Des deux réalités l'une est encore de trop." 321

Notes
315.

RACAMIER P.C., 1980, Les schizophrènes, Payot, p. 114.

316.

RACAMIER P.C., 1992, op. cit., p. 29.

317.

RACAMIER P.C., 1992, op. cit., p. 29.

318.

RACAMIER P.C., 1992, op. cit., p. 30.

319.

RACAMIER P.C., 1985, "Ambiguïté, paradoxalité", Gruppo, n° 1, p. 115.

320.

RACAMIER P.C., 1985, "Ambiguïté, paradoxalité", Gruppo, n° 1, p. 117.

321.

RACAMIER P.C., 1980, Les schizophrènes, Payot, p. 112.