3.4. DE LA PERTE DE LA REALITE AUX TROUBLES DE LA PENSEE.

Dans la confrontation entre psychiatrie et psychanalyse, les analystes français vont progressivement mettre en lumière le rôle de la symbolisation dans les problématiques psychotiques. J. Lacan fait du symbolique, porté par le langage, le repère essentiel de son appréhension des psychoses. C'est une donne irréductible et inconstructible. Exclu de cet ordre symbolique par la forclusion du Nom-du-Père, le psychotique est condamné à un exil sans fin dans l'imaginaire. Cette forclusion témoigne d'une lésion majeure de l'appareil signifiant, d'une rupture dans la relation du sujet à la parole. Le décalage "naturel" entre représenté et représentation se désarticule et se transforme en abîme. P. Aulagnier, dans une démarche opposée, cherche, dans les expériences précoces prélangagières, les origines de la symbolisation en remettant en perspective les registres primaire et secondaire, effacés dans les conceptions de J. Lacan. Elle décale le point de rupture de l'appareil signifiant du langage au registre des signifiants préverbaux. Elle développe une théorie du "fond représentatif de la psyché", l'originaire, où se mêlent ancrage corporel et discours maternel. C'est, selon elle, à partir de ce registre que peut s'installer une potentialité psychotique. P.C. Racamier conserve une approche plus fidèle aux écrits de S. Freud en conservant une référence au conflit psychique, un conflit qui n'oppose plus désir et interdit, mais qui oppose deux modes de rapport à l'objet primaire, provoquant, ou pas, le deuil originaire. Mais surtout l'expression psychique de ce conflit se trouve prise dans une organisation psychique anti-conflictuelle et anti-ambivalente produisant des représentations formulables selon les logiques d'une pensée paradoxale.

Ces approches permettent une reprise de la question posée par la majorité des symptômes psychotiques, c'est-à-dire la complexité du lien avec la réalité. Comment s'établit la différence entre le Moi et le non-Moi? Comment s'originent une réalité interne et une réalité externe? Deux approches sont restées longtemps en présence.

Un premier modèle pourrait se résumer ainsi. L'appareil psychique est soumis à une réalité externe à laquelle il lui faut s'adapter. Cette adaptation passe par une découverte progressive au sortir d'un état narcissique anobjectal, une exploration guidée par la frustration et l'absence. Le Moi émerge progressivement de cette rencontre avec une extériorité prédéterminée en assurant différenciation et adaptation. La représentation des états internes et la représentation du monde extérieur font figure d'outils essentiels à cette adaptation. La psychose représente alors l'insoumission de la psyché à cet ordre imposé par la réalité extérieure, refusant frontières et adaptation, reconstruisant de manière omnipotente et mégalomaniaque une réalité extérieure ennemie de ses besoins essentiels.

Un deuxième modèle, concurrent du premier et présent lui aussi dès les premiers travaux psychanalytiques, repose sur une construction progressive de la réalité extérieure dégageant une réalité interne. Dans cette co-construction, réalité interne et réalité externe sont sœurs permettant la mise en place d'un "sentiment du réel", d'un sentiment de continuité entre le moi et le non-moi où pourra s'exercer l'épreuve de réalité. La formation de symboles va occuper une place de plus en plus importante dans cette approche de la différenciation entre réalité interne et réalité externe. Le rôle de la construction de représentations dans cette différenciation est perçue dès les premiers écrits psychanalytiques, comme par exemple dans "Esquisse pour une psychologie scientifique" 331 en 1895, voire dans les écrits "pré-analytiques" de S. Freud comme "Contribution à la conception des aphasies" 332 en 1891. Mais il revient à M. Klein 333 d'avoir souligné la boucle rétroactive dans laquelle le symbole prend place. Le symbole ne se contente pas uniquement de représenter, il produit de la réalité psychique. Il relie trois termes, la représentation, la chose représentée et le sujet. Par sa position radicale sur le symbolique et le signifiant, J. Lacan a relancé la réflexion sur le travail représentatif de la psyché. Il oriente la recherche psychanalytique vers l'étude des modes de rapport à l'appareil signifiant dans son ensemble. Une des conséquences des débats entourant ses travaux sur le signifiant linguistique a été d'ouvrir cette notion de signifiant hors du champ du langage. La théorisation des contenants de pensée par D. Anzieu, G. Rosolato ou B. Gibello va s'appuyer sur la notion de signifiant à travers les notions de "signifiant formel", "signifiant de démarcation" ou "signifiant de transformation". Des signifiants qui tout seuls ne signifient rien, selon la formule de J. Lacan, mais qui forment les premières structures non langagières qui prennent sens dans leurs liens avec des contenus.

Cette réflexion étant d'autant plus nécessaire que le développement du traitement psychanalytique des psychoses confronte les cliniciens à l'écoute du discours de leurs patients et à une mise en parole de leur travail interprétatif. Quel statut donner aux propos échangés dans le cadre analytique: symbolique, pré-symbolique, imaginaire…? Là encore la clinique pousse à une mutation théorique concernant les conceptions psychanalytiques des psychoses, le processus représentatif se trouve au cœur du débat sur la clinique des psychoses. Bien sûr, il y a des effets "d'avant coup" à cette mutation théorique, toute la réflexion sur l'interprétation dans le cadre d'une clinique des états psychotiques contient les germes de ce débat. La "réalisation symbolique" de M. Sechehaye ou "l'interprétation directe" de J.N. Rosen, ainsi que le débat sur la nature des interprétations entre H.A. Rosenfeld et M. Balint, marquent la prise en compte dans la pratique de la question de la symbolisation dans les problématiques psychotiques. De même les "équations symboliques" conceptualisées par H. Segal, ou les "pensées primitives" de W.R. Bion représentent des avancées conceptuelles concernant la formation des symboles dans les problématiques psychotiques. Mais il revient à W.R. Bion d'avoir orienté la psychanalyse vers le constat que pour penser la psychose, il faut pouvoir penser la pensée.

L'extension de la pratique clinique des psychoses va aussi avoir un autre effet. Progressivement, la psychanalyse délaisse l'étude des symptômes psychotiques, et de leur sens caché, pour s'intéresser aux modalités de la pensée psychotique. A ce titre, les deux rapports de P.C. Racamier distants de vingt ans (1958 et 1978) sont assez représentatifs, le premier 334 assimile étude du délire et étude de la psychose, alors que le second 335 s'intéresse au fonctionnement du Moi et à la pensée paradoxale des schizophrènes, et répond à un autre rapport sur l'organisation "borderline". Le noyau de l'étude des psychoses se déplace du symptôme à l'organisation de la pensée et de la symbolisation. En passant du symptôme "extraordinaire" tel que le délire et les écrits du Président Schreber, aux troubles de la pensée et de la symbolisation, l'angle d'approche de la recherche psychanalytique bascule privilégiant une clinique où les symptômes délirants ou hallucinatoires sont moins marqués, une clinique de la psychose "ordinaire" selon le terme de J.A. Miller 336 . Dans l'espoir de découvrir une forme matricielle de l'organisation psychotique, des psychanalystes vont étudier les formes cliniques "atypiques", "inachevées", de psychoses où la symptomatologie n'abrase pas l'ensemble du fonctionnement psychique.

Notes
331.

FREUD S., 1895, "Esquisse pour une psychologie scientifique", in Naissance de la psychanalyse, PUF, 1986.

332.

FREUD S., 1891, Contribution à la conception des aphasies, PUF, 1983.

333.

KLEIN M., 1930, "L'importance de la formation du symbole dans le développement du Moi", in Essais de psychanalyse, Payot, 1968.

334.

NACHT S. et RACAMIER P.C., 1958, "La théorie psychanalytique du délire", in Revue Française de Psychanalyse, 22, 4-5, p. 417-532.

335.

RACAMIER P.C., 1978, "Le paradoxe des schizophrènes", in Revue Française de Psychanalyse, 62, 5-6, p.877-969.

336.

MILLER J.A., 1999, La psychose ordinaire, Seuil.