1.1.6. Le bourdonnement hallucinatoire, le "bruit du silence".

Cette bulle de son, ce "son enveloppe", recouvre et contient un autre bruit: le bourdonnement. Ce bourdonnement est obsédant, harcelant. Émétério ne l'évoque qu'après plusieurs mois de travail au décours d'un entretien difficile, agressif. Il me décrit ses bourdonnements pour la première fois quand il évoque pour la première aussi fois son groupe de référence, "The Cure", qu'il écoute avant de venir à son entretien, "pour déclencher des angoisses", "pour se motiver".

Au cours d'un entretien, Émétério précise que ces bourdonnements sont apparus peu de temps avant l'émergence des premiers symptômes psychotiques, au moment où il envisageait de se séparer de sa famille et de ses amis de lycée pour entamer des études de philosophie. Sa quête d'une musique assourdissante m'apparaît alors comme un retournement actif d'une perception hallucinatoire auditive envahissante vécue passivement.

Parallèlement à l'évocation de ce bourdonnement, il me fait part de son sentiment de ne pas exister, ou plus précisément d'être un objet pour les autres. Quand je reprends son propos en précisant, ne pas exister pour les autres, il acquiesce et associe avec la rupture qu'il a vécue avec son ami de lycée lors de son départ pour l'université. Avec lui il avait le sentiment d'exister, il pouvait se sentir exister.

Ces réflexions me font associer ce bourdonnement à son hospitalisation lorsqu'il était nourrisson, au bourdonnement d'un appareil électrique sous tension, ou d'un éclairage, amplifié par le silence et la solitude d'une nuit dans un service hospitalier. Je lui propose alors d'entendre ce bourdonnement comme un signe, un signal, lié à ce vécu de ne pas exister pour autrui.

Il accepte cette représentation, mais, plus tard, il précisera son vécu. Ce bourdonnement apparaît "quand une pensée n'arrive pas". L'hallucination auditive prend forme sur une sorte de blanc de sa pensée. Puis, il jouera avec cette image du bourdonnement comme signal pour la lier à une métaphore usuelle: "la puce à l'oreille". Un signal que quelque chose allait se passer, allait mal se passer, s'il réalisait son projet de partir faire des études loin de son environnement habituel, mais il ne pouvait pas se représenter cette "chose" qui allait mal se passer.

Ce bourdonnement récurrent, vécu sur un mode hallucinatoire, se dégage progressivement de ce registre pour devenir une expression, un "J'ai le bourdon" qu'énonce Émétério pour exprimer l'état de son moral, pour exprimer qu'il a le sentiment que quelque chose ne va pas. Entre métaphorisation et recherche d'une complicité langagière, il joue avec les mots et les registres. Son expression est plus ironique que dépressive et ses bourdonnements accompagnent l'émergence d'angoisse assez régulièrement.

C'est surtout après l'entretien conclut par un verre d'eau qu'il commence à décrire son vécu lors de ces phénomènes hallucinatoires. La semaine qui suit, il semble détendu, mais très ralenti. Il commence l'entretien par quelques phrases. "Je ne sais pas ce que je vais dire", "Je suis vide", "J'entends des bourdonnements" "C'est comme si je me réveillais au milieu de la nuit". Je lui fais remarquer que c'est la nuit que l'on entend le mieux les bourdonnements. Il acquiesce et me dit que c'est comme s'il se réveillait après un cauchemar, mais en étant apaisé. Il glisse aussi qu'il a oublié la séance précédente. Il associe sur son goût pour l'astronomie durant son adolescence. Puis il évoque le rêve où il se voit aveugle et doté de pouvoirs de prémonition. Il se questionne alors sur l'intériorisation et l'extériorisation. Le photographe qu'il avait rencontré lui avait dit qu'il fallait sortir des choses de soi, et moi qu'il fallait intérioriser, il se demande ce qu'il doit faire. Je lui dis que la vie psychique est un mouvement qui n'est pas à sens unique.

La semaine suivante, il me dira avoir dormi après l'entretien (ce n'était qu'un réveil au milieu de la nuit). Il me fait part de son ambivalence par rapport aux entretiens. Il se crispe en parlant de son père et de sa mère, il passe de la froideur au conflit, il pense que ses parents veulent qu'il reste un enfant, qu'ils ont peur que l'éloignement soit fatal. Mais pas seulement un éloignement physique, le fait de s'écarter du modèle parental est tout aussi dangereux. Il dit qu'il se sent mal, qu'il est peut-être encore en colère contre moi. "Encore une envie de balayer le travail que je fait", dit-il.

Le thème de la fatigue devient fréquent, mais il se conjugue à "un sentiment de frustration qui remonte". Il est épuisé par son activité de photographe. En ce moment il écoute "Dormir avec ses fantômes". Il se sent dévalorisé par l'idéalisation que son père manifeste à l'égard de sa sœur. Il me fait le récit de la semaine. Le Lundi, il sent une gène respiratoire comme lors de l'entretien, il a le sentiment de ne pas être aimé par son père. Le Mardi, les bourdonnements apparaissent, il a le sentiment de ne pas exister. Mercredi, il se demande toujours s'il existe ou pas, il a le sentiment de voir la vie derrière un hublot, d'être comme séparé de la vie par une vitre. Il associe sur la photo et le professeur d'économie dont il était amoureux, qui le "troublait".

Cette fatigue est l'occasion de retrouver des sensations corporelles, il se sent lourd, ensommeillé comme un ours qui hiberne. Son bourdonnement le hante, "Je suis une vibration, une corde de guitare uséedésaccordée.". Émétério poursuit: "je suis responsable de mes angoisses". Il dit que ce qui se passe dans son corps lui échappe: "je ne maîtrise rien". Le vécu de son corps est toujours proche d'une dimension hallucinatoire. Je pense aux pictogrammes de P. Aulagnier. Émétério s'accroche à une sensation, il devient cette sensation, mais le rejet de toute représentation s'estompe; la corde de guitare n'est pas rien.

Lors de son éloge de Brian Molko, le chanteur de "Placebo", Émétério ressent à nouveau des bourdonnements "derrière la tête". Je lui demande s'il se sent à nouveau comme une corde de guitare. Il me répond que la guitare est la seule relation amoureuse du chanteur de "Placebo" qui aurait déclaré à des journalistes: "Si tu touches à ma guitare, tu meurs."

Alors qu'il se sent régulièrement fatigué ou endormi, les bourdonnements sont omniprésents. Il ressent des vibrations dans tout le corps. Je lui demande de me décrire ce qu'il ressent. Ce n'est pas vraiment un grésillement mais plutôt une vibration dans un registre de basse fréquence. C'est aussi un "signal… quelque chose de dangereux"… "Un parasite qui stoppe le bavardage intérieur". Quelque chose qui vient de lui mais qu'il ne peut pas partager, en tout cas pas avec des mots, progressivement il se perd dans ses propos, il me demande brutalement: "Quelle est votre question?" Il se tend, s'énerve, ce bourdonnement arrive quand il doit faire l'effort de parler pour garder une relation qui s'interrompt, pour partager quelque chose avec quelqu'un qui ne comprend pas. Émétério est de plus en plus tendu, son propos perd sa cohérence. Je lui demande "comme maintenant?" Il répond simplement "oui" et se détend. Il revient sur sa sensation: "C'est comme si on m'injectait un produit derrière la tête, il y aurait trop de liquide.…"C'est comme si j'avais un Alien dans le corps, quelque chose d'étranger". Ce bourdonnement hallucinatoire prend progressivement corps passe de la vibration à l'injection et l'hypertension puis évoque un vécu de dépersonnalisation.

Il se sent déprimé et moins angoissé, il est toujours préoccupé par ses relations avec "Vincent". Il cherche à renouer le contact mais son courrier n'a pas de réponse. Il parle de cette absence comme d'une amputation. "Je sens la douleur du membre absent". Il est complètement inactif, il se sent "empêché", "larve". Mais pourtant, il me dit qu'il vient de renouveler sa demande de logement social, laissant augurer d'une séparation possible avec sa famille.

Il m'annonce qu'il a réfléchi à ses bourdonnements. "C'est le bruit qu'on entend dans une pièce silencieuse…C'est le bruit du silence.". Je commente interrogatif, "le bruit de l'absence?" Il revient sur l'image de l'amputation pour dire sous forme provocatrice que c'est son cerveau qui est amputé. Mais à la fin de la séance après avoir parlé d'une émission de télé où il aurait vu une nouvelle forme de thérapie basée sur les mouvements oculaires, il me précise que ce qui est amputé concerne "la relation… plus précisément la perception." En fait le bruit du silence n'est pas le bruit de l'absence, c'est le bruit de l'objet présent et absent à la fois, l'objet dont le cerveau ou l'esprit est amputé.

Ce bourdonnement hallucinatoire qui émerge au cours des entretiens alors que les mouvements de colère commence à s'estomper et que la relation thérapeutique est déjà solidement établie. A leur tour, ils vont progressivement disparaître au fil des descriptions qu'en fait Émétério. Ce bourdonnement est un véritable harcèlement hallucinatoire sans forme précise qui, dans les débuts de la pathologie d'Émétério, précédait des phases d'acuité symptomatique très lourdes. Dans les associations d'Émétério ce vécu prend un sens particulier ce "bruit du silence" devient le bruit du silence de l'objet, le bruit d'un objet qui ne répond pas. Après les paradoxes, portant sur le regard, décrits dans les rêves, le paradoxe du bruit du silence semble être une nouvelle tentative de représenter une absence de représentation.