1.1.7. Le double, le "jumeau aîné".

Émétério désirait rencontrer un nouveau psychologue pour parler de son "affectivité", il avait le sentiment d'un "malentendu" à ce propos avec la collègue qui le suivait alors. Dès les premiers entretiens, Émétério se demande: "comment maîtriser la solitude?" et conclut par: "Je n'ai pas eu de vie affective". Cette affectivité est écartelée entre un désir homosexuel et un sentiment de solitude quasiment viscéral, plus précisément un sentiment d'absence de vie affective qui va au-delà de la réalisation d'un désir homosexuel.

Au cours des premières séances, il glisse dans une rumination contre tous, les parents, les soignants, la société, les amis, tous l'empêchent de vivre, tous le poussent à la passivité, à l'inutilité d'agir. Chaque relation passe à la moulinette de sa réflexion pour être réduite en poussière, pour disparaître sans laisser de traces. "Tout est terminé et interminable", dit-il. Dans ce monde de paradoxes paralysants, seule reste sa conviction d'être homosexuel, d'être "gay". Mais un homosexuel sans sexualité, sans objet à investir. Homosexualité et solitude se font face dans un jeu de miroir sans fin. Une homosexualité qui vient nommer une différence qui apporte une identité, qui lui donne une certaine complicité avec quelques amis dont il arrive à être le confident. Là encore cette identité n'est possible qu'au prix d'un effacement de tout désir de sa part, de tout lien social. Cette identité doit rester secrète, latente.

Ce jeu de miroir se redouble dans l'espace thérapeutique. Hasard des prénoms, son ami de lycée devenu homosexuel, vivant en couple homosexuel aux yeux de tous, porte le même prénom que moi. Longtemps il fut nommé "la personne". Après que je lui ai demandé un prénom pour le situer dans son entourage, il devient progressivement dans son discours "l'autre Vincent". Émétério est toujours en relation avec lui, très ambivalent, il l'admire, l'idéalise, et le déteste. Son ami a osé aller jusqu'au bout, vivre son homosexualité devant tous. Mais pour Émétério, c'est un abandon, une rupture, il ne peut être que le confident, le témoin de ce qui les sépare. Cet ami était avant tout une sorte de double protecteur dans les années de lycée. Il l'appelle son "jumeau aîné". Il semble avoir d'avantage envie d'être lui que d'être avec lui. L'homosexualité de son ami a produit plus une effraction qu'une révélation. Il se colle à lui pour colmater la blessure causée par ce changement d'objet, l'objet de son investissement narcissique en miroir étant devenu partenaire sexuel potentiel.

Bien sûr, cette quête d'un double se répercute immédiatement dans la dynamique transférentielle. Émétério m'interpelle sans cesse sur notre relation qu'il critique régulièrement. Je suis trop silencieux, je ne le "touche" pas, ces entretiens ne l'aident pas. Mais le moindre de mes propos le "brasse" et il lui faut s'isoler dans la musique pour se rétablir après l'entretien. Il n'y a pas de juste mesure possible. Notre relation est chaotique, j'ai parfois l'impression d'être le jouet malmené auquel l'enfant attribue son vécu. Quand je pointe sa déception permanente, il évoque sa décompensation. Le sentiment que la réalité ne lui correspondait plus: "la réalité ne me ressemblait plus". Il ressentait "des injections de douleur" qui le mettaient "dans le brouillard". "Je cherche ma connexion" conclut-il.

Ce jeu de miroir possède différentes facettes, différentes possibilités qu'il cherche à explorer. Dans les "chats" nocturnes qu'Émétério investit à une période, il se plaît à dire qu'il "fait le psycho", mais un psychologue qui pose beaucoup de questions sur "l'affectivité" des homosexuels.

Émétrio se déclare souvent sans relations, sans relations affectives, sans relations sexuelles. Il n'a de rapport aux autres que par le langage, mais il s'agit d'un langage "désancré", sans références aux affects. Quand il évoque les relations avec ses parents c'est généralement sur le mode de la plainte. Il semble attendre une aide, un encouragement de son père, mais il pense que celui-ci ne peut l'accepter que s'il est complètement conforme à lui-même, il ne pourrait être encore une fois qu'une copie de son père. Il se sent proche de sa mère, mais à ses yeux elle veut trop bien faire et ne répond jamais à ses questions, au contraire il a le sentiment que c'est lui qui doit lui fournir les réponses à ses propres questions. Sa sœur l'irrite par son conformisme, son insertion sociale, qu'il lui envie. Il ira jusqu'à dire qu'il l'envie quand elle annonce sa grossesse. Malgré sa focalisation sur ses amis "gay", il évoque quand même des relations avec une femme, "Sylvie". Il peut évoquer son admiration et son trouble pour cette étudiante qui brillait dans les études, alors qu'il peinait dans sa découverte du monde universitaire. Après l'avoir évoquée dans les séances, d'abord sereinement puis avec un sentiment de persécution, il cherchera à la recontacter par courrier, sans succès.

Tout au long des séances, Émétério commente ses relations avec "l'autre Vincent", difractant l'effet de double, le double se dédouble dans l'espace de la séance. L'homosexualité revendiquée par Émétério me paraît condenser plusieurs aspects; la quête d'un double androgyne, un homme aux qualités féminines et maternelles, ainsi que le besoin d'être aimé par un homme. Paradoxalement la sexualité elle-même paraît effacée comme si elle était par trop angoissante, effrayante, désorganisante.

Progressivement, à la période où il fait le rêve de la baleine, Émétério arrive à mettre une limite à cette relation, une distance. Il limite les contacts téléphoniques, il se sent plus libre. Il se rend compte que "Vincent", comme modèle, devait l'aider à organiser son monde intérieur, mais, comme objet de désir, il n'a fait que le désorganiser un peu plus. Il fait le parallèle avec la psychothérapie. "C'est parce que j'ai une psychothérapie que j'ai moins besoin de me confier à lui".

Les relations avec son ami vont continuer à évoluer autour de deux événements. "L'autre Vincent" décide de rompre avec son concubin et quitte l'est de la France pour se réinstaller en Haute-Savoie et résider, provisoirement, chez ses parents. Puis se sentant déprimé, il fait le projet d'entreprendre une psychothérapie. Ce rapprochement provoque un mouvement de désidéalisation chez Émétério, mais aussi une angoisse qui le pousse un temps à suspendre complètement leurs relations (la douleur du membre absent). L'annonce de sa psychothérapie laisse Émétério partagé, il a le sentiment de perdre un rôle auprès de lui, le rôle d'une sorte d'anti-dépresseur, mais parallèlement il se sent soulagé, il se sentait "en danger psychologique" avec lui. Émétério n'est plus revendiquant à son égard, il cherche les points communs et les différences entre eux, il se dit déçu de ne pas avoir trouvé un frère en lui.

La problématique du double, de l'objet "double" de soi régulateur et réflexif, traverse les préoccupations d'Émétério de façon douloureuse. Sa problématique homosexuelle, héritée de l'adolescence, associée au mythe de l'androgyne incarné par le chanteur du groupe "Placebo", semble prise dans la quête d'un semblable qui lui échappe constamment. Faute de trouver quelqu'un comme lui, une réplique de lui-même qui pourrait accueillir ses angoisses, il se perd dans la recherche d'un lien homosexuel, dont le caractère sexualisé l'angoisse, car toujours porteur d'une différence. Cette problématique en reprend une autre, plus ancienne, que le concept d'E. Kestemberg "d'homosexualité primaire" représente assez bien même si nous ne somme pas dans le tableau de "psychose froide" qu'elle décrit. Elle définit ce concept ainsi: "…être avec un objet qui est autre et avec lequel on a un commerce qui n'est pas seulement celui avec soi-même." Dans son "commerce" avec l'objet primaire, Émétério semble ne pas avoir trouvé la réceptivité nécessaire à sa constitution comme double, comme semblable ouvrant une lacune dans la fonction symbolisante de l'objet primaire.

L'ensemble de la problématique d'Émétério peut être entendue selon ce "vertex", qui n'est bien sûr pas exclusif, mais qui permet d'introduire une réflexion sur le narcissisme dans les problématiques psychotiques. Dans son vécu de profonde solitude, Émétério ne cesse d'effacer les traces de l'objet, un effacement de l'impensé de l'objet qui le laisse à ses bourdonnements d'oreille, à son sentiment de ne pas exister pour les autres. Dans ses rêves, c'est l'effacement de sa trace sur l'objet qu'il met en scène, un regard qui ne le voit pas, ce qu'il voit de lui c'est son effet sur l'objet. Il semble aux prises avec la représentation d'un objet primaire sans réceptivité et donc sans réflexivité, un objet silencieux et aveugle à son égard. Faute de se voir dans les yeux de l'objet, il cherche à voir avec les yeux de l'objet.