1.2.3. "Naître pour rien" ou comment vivre sans "objet".

"Vous vous rendez compte, naître pour rien", c'est par cette phrase rageuse que Fosco débute son entretien. A l'approche de ses trente ans, il tente de faire des constats, de définir ce qui le fait souffrir: "Je ne savais plus comment vivre. J'ai fait une perte de sentiment, sans sentiment on ne sait plus comment vivre."

Tout au long de nos entretiens, Fosco développera ce thème du sentiment d'exister, de la perte du sentiment d'exister. Dès le début de sa prise en charge, il s'agit de survivre, survivre seul, dans un monde désert et glacé. Son existence est menacée, il doit arracher à un environnement hostile de quoi survivre. Ce thème est quasiment mis en scène lors de sa décompensation inaugurale, où son repli anorexique l'amaigrit fortement et met son existence réellement en danger.

Ce qu'il exprime avec dépit et colère, à la veille de ses trente ans en regardant le passé, est ce qui l'a toujours angoissé pour son avenir proche. La peur que ses besoins les plus élémentaires ne trouvent pas de satisfaction.

Lors de sa première hospitalisation dans notre service, la fin de son séjour lui paraît inassumable. Il est complètement envahi par cette préoccupation, il ne parle que de la recherche d'un lieu où il aurait tout ce qui est nécessaire pour pouvoir survivre seul, des arbres à volonté pour se chauffer l'hiver et de quoi cultiver pour se nourrir. Il parle d'une peur terrible de l'hiver qui le pousserait à une vie quasi animale, une peur d'une terrible glaciation déshumanisante.

Parallèlement, il n'évoque que difficilement son histoire, sa vie familiale. Dès qu’une angoisse apparaît ou qu’une question le gêne, il se met à respirer très fortement comme si le fait de s’hyperventiler allait dissiper le malaise, l'évacuer. Il réclame des sorties “nature” pour “évacuer” ou “exorciser” le malaise que provoque le quotidien hospitalier. Il semble être aux prises avec des angoisses claustrophobiques sans pouvoir réellement les nommer. Quand je déplace sa remarque sur le quotidien en suggérant que le quotidien hospitalier ne suffit pas à évacuer le malaise. Il dit ne pas penser, sinon il penserait sa maison d’enfance dans l’Ain. Il évoque alors l’arbre où il se réfugiait pour fuir les colères de sa mère. Il parle de “crises de folie” de la part de ses parents; sa mère qui menaçait de mettre le feu à la maison, son père violent qui allait jusqu’à casser le bras de sa mère dans une dispute en la projetant à terre. Sa mère lui demandera de témoigner contre son père lors du divorce, quitte à faire des faux témoignages, ce qu’il refusera. Il dit n’avoir que des “relations publiques” avec elle.

Penser, parler, semblent être des menaces étouffantes et pénétrantes. Fosco cherche à évacuer une angoisse innommable, vécue de manière très physique au sein d'une relation limitée, partielle. La seule angoisse majeure que Fosco peut nommer directement est de perdre ses repères dans le temps. Son sentiment d’existence semble être miné par la perte d’un sentiment “d’actualité”, d’être actuel, présent.

A ce moment, son changement d’attitude face à la maladie et aux soins est radical. L'hôpital n'est plus un lieu d'enfermement où les traitements médicamenteux ont une emprise sur lui. Les soignants sont là pour le protéger, lui donner des repères face à la menace désorganisante d’une rechute. Cependant, le soin lui-même est très limité, réduit à une dimension éducative. Mais cet étayage n'est possible que si les relations sont étroites, fréquentes.

À peine Fosco est-il sorti de l'hôpital que le lien redevient précaire, chaotique. Les soins sont réduits à un pointillé qui accompagne ses rechutes délirantes, la présence de Fosco reste en filigrane.

Dans un premier temps, sa présence lors des entretiens est aléatoire. Tout est prétexte à être absent. S'il fait beau, il préfère se promener et s’il pleut, le mauvais temps le dissuade de venir. Il revient de façon très fragmentaire sur son histoire, les conflits familiaux et la fuite de son père face aux changements d’humeur et à l’hyperactivité désordonnée de sa mère. Il n’évoque son père qu’à l’occasion de ses rares séjours à Annecy, généralement à la Toussaint, pour régler des problèmes administratifs. Fosco ne se plaint pas de cette distance, il semble devoir s’effacer de la vie de son père. Quand celui-ci lui rend visite, il est de passage en direction du département où se trouvent les parents de sa nouvelle épouse. Fosco excuse la brièveté de son séjour par un “C’est normal, il n’a personne à Annecy”. Malgré l’éloignement, son père continue à exister pour lui, par contre Fosco ne pense pas exister pour son père.

La présence de Fosco à nos entretiens ne devient régulière, qu’après que je lui demande, lassé et irrité par ses absences, s’il imagine ce que je fais et ce que je pense en son absence. Il sera intrigué et sans réponse à ma question comme s’il n’arrivait pas à m’imaginer en son absence. Dans cette première étape, notre relation ne fait aussi que survivre à l'imprévisibilité des conduites de Fosco. Durant cette période, j’ai l’impression d’acquérir laborieusement une présence, une existence à ses yeux, exister pour l’autre, ne plus être dans un désert relationnel où autrui n’est qu’un mirage.

Mais ce mouvement de retournement agi, faire vivre dans la réalité quotidienne à son interlocuteur l'insécurité d'une présence imprévisible, masque une autre dimension que Fosco mettra en scène violemment lors d'une hospitalisation.

Après une période d'acuité symptomatique et d'errance, Fosco est ré-hospitalisé contre son gré dans l'unité de soin. Très agité, il refuse catégoriquement ce retour à l'hôpital, tente de fuguer et se retrouve en chambre fermée, en "isolement". Je continue à le recevoir régulièrement en entretien dans un bureau éloigné du lieu d'hébergement des patients. Lors d'un des ces entretiens, à peine assis, il se plaint de la chaleur en respirant fortement, j’ouvre alors la fenêtre du bureau, à cet instant, il se précipite pour sauter par la fenêtre (mon bureau est situer à 4 ou 5 mètres au-dessus d’un parking). Alors qu’il a déjà passé une jambe par la fenêtre, je l'empoigne et le pousse brutalement à son siège. Quand je lui demande, furieux, s’il se rend compte de ce qu’il fait, il me répond très calmement: "Je voulais voir si vous étiez vraiment là". Une autre fois, il mangera une feuille d’une des plantes vertes du même bureau pour vérifier si elles étaient vraies elles aussi.

La présence que questionne Fosco, n'est pas que physique. Quand quelqu'un est là, est-il vraiment là? Psychiquement là? Est-il là pour lui? La perception d'une personne ne suffit pas, il doit tester la capacité à éprouver et à agir de son interlocuteur. Il faut être là pour quelqu'un. Exister ne suffit pas, il faut exister pour l'autre à travers ses affects et ses actes.

Fosco oubliera cet épisode, je le lui rappellerai quelque temps plus tard lorsqu'il se demandera si ses "crises" le mettaient en danger physiquement. La suite des entretiens sera différente, Fosco sera ponctuel ou me préviendra de ses absences, mais surtout il changera d'attitude face à sa souffrance. Il accepte progressivement l’idée de souffrance psychique, d’une souffrance qui n’est pas due au traitement neuroleptique, ni à ses déboires avec la vie sociale, une souffrance dans les pensées, “une pensée qui fait souffrir”. Parallèlement, il développe une capacité d'auto-observation méticuleuse. Il s'attache à décrire l'effet des traitements chimiothérapiques qui lui sont prescrits, il les classe de manière très objective, s'informe auprès des autres patients de leur vécu face à ces produits pour finir par développer une réelle compétence dans ce domaine. Le discours de Fosco se dédouble et alterne entre un énoncé douloureux qui tente de saisir ce qu'il ressent et un énoncé froid qui classe en entomologiste ses éprouvés physiques.

Il différencie la dépression “artificielle” qu’engendre le traitement neuroleptique de la “vraie” dépression. La dépression due aux neuroleptiques repose, selon lui, sur une sensation d’effondrement, de vécu de passivité, tandis que la dépression “vraie” est plus conflictuelle et fait perdre le “goût des choses”. Il ne peut pas pour autant nommer les termes du conflit.

Dans un mouvement d'auto-observation, il essaye de différencier les épisodes aigus de sa pathologie qu'il qualifie de “foncière”. Ce qualificatif fait allusion aux propos du premier médecin qui l’avait reçu et qui baptisait ainsi ses angoisses de ne pas trouver un terrain où vivre en autarcie. Pour lui la psychose est “une perte de sentiment”, un trouble massif du rapport à lui-même, dont il s’étonne d’arriver à survivre. Il distingue cette pathologie "foncière", qu'il vit comme permanente, des épisodes délirants aigus. Le délire n'est pas une "perte de sentiment", c'est une sorte de rêve éveillé où l’angoisse domine. Ses "délires" reposent sur d’étranges sensations hallucinatoires proprioceptives, du type marcher sur un sol en pente, le trottoir sur lequel il marche s’incline et menace son équilibre. Cependant, il précise que ces angoisses n’atteignent pas sa perception de la réalité, il voit bien que le trottoir ne se déforme pas, mais il sent cette déformation à l’intérieur de lui, et c’est bien ce qui devient terriblement angoissant. Ses hallucinations le renvoient à un vécu de désaccordage interne entre ses perceptions et son ressenti.

Il cherche plus un point d’origine à sa pathologie qu’une hypothèse explicative, qu'une théorie causale, qu’il semble d’ailleurs plutôt fuir. Il date sa première crise, sa "première perte de sentiment" de ses 17 ans. Lors d’une longue promenade solitaire à vélo, loisir qu’il partageait avec son père, et à la veille du divorce de ses parents. Il dit vivre brutalement une sorte de panique, “le sentiment de ne plus exister” Il dit aussi se rappeler précisément ce moment comme son entrée en maternelle! il avait cherché à fuir pour retrouver sa mère. Il décrit précisément sa balade en vélo, sa pause au bord de la route comme pour préciser les contours d’un vide, d’un trou.

Ce trou, ce rien, le préoccupe en permanence, progressivement il utilise pour s'exprimer ses rêves ou des références culturelles, comme le cinéma. Il me fait le récit d’un rêve où il escalade laborieusement une cascade, quelques personnes sont là, sur des vires, étendues comme à la plage alors que lui fait des efforts intenses pour progresser vers le haut, arrivé au sommet, à sa stupéfaction il découvre qu’il n’y a rien, pas de lac, pas de source, rien. Il commente son rêve par une boutade; “C’est comme la dépression, beaucoup d’efforts pour arriver à rien”.

Il différencie cette angoisse, ne pas exister, d'une angoisse de mort. Ce n’est pas la mort qui lui fait peur, mais “ne pas être là”. Il nomme alors cette angoisse son “angoisse existentielle”, angoisse qui ne le lâche jamais vraiment, même quand il dit aller bien, il sent la présence latente de cette angoisse "existentielle" qui le rend morose. Dans ces occasions, il cherche à décrire ce qu’il a ressenti dans les moments de crise. “être absent”, “La réalité est toujours la même, je suis toujours conscient, mais les pensées font angoisser, délirer”, “Les pensées s’imposent à moi, mais c’est toujours moi, je suis conscient mais les pensées arrivent toutes seules” puis il rajoute “j’ai l’impression que c’est pas possible tout ça”, “il faut être bien pour penser à tout ça”. Devant mon intérêt, ma curiosité, face à ses propos, il conclut: “quand on est malade, on reste humain”.

Fosco s’auto-observe avec précision, sans pourtant être dans une élaboration marquée, il cerne et apprivoise les phénomènes qu’il vit marquant ainsi une limite dans sa vie psychique. Les rêves sont empreints de ce travail, ils ne renvoient pas à des associations, mais ils illustrent le vécu qui échappe à toute nomination directe. Ce que décrit Fosco n’est pas un mouvement de désinvestissement perceptif, mais une incapacité et une souffrance à “penser ses pensées”, des pensées en quête de penseur, le lien avec la réalité reste presque une nécessité de l’autoconservation qui se conflictualise avec un besoin de rupture qui effacerait tous les repères pour évacuer la souffrance. Ce que décrit avec précision Fosco n'est pas un désinvestissement de la réalité, mais un repli de sa subjectivité, ses pensées échappent à son appareil à "penser les pensées".

Fosco théorise son vécu pathologique presque de manière désincarnée, mais, avec précision, il cerne une sensation, un sentiment, son “angoisse existentielle”, une angoisse de ne plus exister, un sentiment paradoxal de ne plus se sentir, qu’il différencie d’une angoisse de mort. Le délire et l’hallucination sont décrits comme des produits de cette angoisse annihilante.

La théorisation de ses troubles s’arrête à la représentation causale, toute recherche dans ce sens bute sur une dialectique de l’innocence et de la culpabilité: soit ses parents sont responsables, coupables, soit c’est lui. Les deux positions paraissent intenables, l’attaque des imagos parentales est impossible, peur être a-t-il peur des conséquences ou de l'éveil d’un affect meurtrier, présent dans l’agression contre la voiture de la mère?

Il compare souvent ses épisodes pathologiques à des rêves éveillés qui attaquent son sentiment d’existence, où plutôt son sentiment “d’actualité”, d’être dans le temps présent. Plus précisément, il évoque un rêve paradoxal où il rêve qu'il dort, puis il décrit son trouble au réveil ne sachant plus s’il se réveille dans le rêve ou dans la réalité, “c’est comme quand je délire” dit-il. Ses pensées semblent se perdre dans la quête d'une représentation de la représentation.

Il évoque un rêve d’angoisse “Je suis comme dans un cercueil, entre des planches et je pousse, je pousse”, il n’a pas de perception d’un fond ou d’un couvercle seulement des bords qu’il pousse sans parvenir à les écarter.

C’est le premier fragment d’angoisse intense mis en scène, “actualisé” dans le rêve. Mort-vivant dans un trou sans fond seule la tension de son impuissance lui fait sentir sa capacité à exister.

Ce rêve lui évoque un épisode délirant où il occupait un cimetière et refusait l'accès à tout visiteur. Il se rappelle bien avoir crié à des personnes, considérées comme des intrus menaçants, “sortez de mon cimetière”, puis de leur avoir jeté quelques pierres pour les faire fuir. Il se souvient de l'arrivée des gendarmes qu'il avait perçus comme un renfort destiné à protéger son territoire. Ce cimetière était devenu pour lui, à l'image du paradoxe des schizophrènes décrit par P. C. Racamier 371 , le seul lieu où il "pouvait être en n'étant pas".

Il oscille entre la recherche d’une cause comme pour mieux l’effacer et la description du clivage qui l’habite et rajoute à son sentiment agonistique. “C’était pas au-delà du réel , mais au-delà du délire, l’impression que je ne m’en sortirai jamais, pourtant je voyais les autres, je percevais, mais c’était pire que l’oubli”, “dans le délire il y a quelque chose, ça travaille tout, même le passé n’est plus pareil”, “ça me dépasse”, “Les choses et les êtres ne sont plus ce qu’ils sont”.

Il utilise plus facilement des références métaphoriques, en s’appuyant sur un contenu culturel, les films, il me décrit l’hospitalisation comme un “jour sans fin”. Dans ce film, un personnage est condamné à revivre toujours la même journée, émaillée des mêmes événements, des mêmes rencontres. Seul ce personnage se rend compte de cette répétition, il vit dans deux temporalités différentes. Fosco s'identifie à ce personnage pour qui tous les jours sont identiques, figés dans la répétition, alors que le temps passe inexorablement. Tous les jours ce répètent et il participe à deux réalités différentes.

Le discours de Fosco se charge progressivement d'angoisse, sa vie psychique lui fait peur, il tente inlassablement de retrouver un point d'origine à ses troubles. “Comment c’est arrivé, à cette époque, je me sentais bien, j’ai pensé à l’existence, ou ça c’est mis à penser à l’existence et ça m’a terrifié”. Il parle alors du ”sentiment d’irréalité” qui recouvre le sentiment de réalité. Puis il voudrait fuir ce vécu: "échapper à quelque chose, laisser la maladie et tous les traitements à l'hôpital".

C'est ce qu'il tente de faire en partant brutalement pour un voyage de six mois. A son retour, malgré un changement de secteur, il demandera à poursuivre les entretiens avec moi: "parce qu'il y a longtemps qu'on se connaît".

Il me demande alors si je crois à "l'invisible et au visible" et évoquera son "hallucinant voyage". C’est la première fois qu’il évoque un thème délirant structuré dans une quête des origines. Il fait la "Route des Papes", dans la région avignonnaise, pour se rendre sur la terre d’origine de son père. Fosco achève son périple en se faire hospitaliser dans la ville où il est né. “Je suis remonté à 100 millions d’années en arrière, c’est-à-dire avant la naissance de la terre”. Il a eu plusieurs apparitions, il a croisé son père adolescent et quelques soignants.

A l’occasion de ce voyage tous les soignants craignaient le pire, Fosco ne retirait pas d’argent et ne donnait aucune nouvelle à personne. De retour à l’hôpital, il cherchera à contacter son père, et osera émettre l’idée d’aller vivre chez lui. Ce que le père refusera nettement arguant de problèmes de couple, un nouveau divorce se profilant.

Ce voyage nous a fait vivre la peur de le perdre, qu’il soit retrouvé mort, peut être pire: qu’il disparaisse sans que l’on puisse savoir s’il existe encore ou non.

D’une manière quasi initiatique, il met en scène sa propre mort, sa propre non-existence, aux yeux des soignants avant de pouvoir se relancer dans une existence qui lui est propre. L’appareil de langage ne lui offre pas les possibilités d’actions suffisantes, il lui faut agir dans le réel, pour agir sur autrui, sur les sentiments d’autrui. Nous faire vivre subjectivement ce fragment d’angoisse ne suffit pas, il lui faut aussi le vivre, le traverser à la façon d’une conduite ordalique. Les effets de cette expérience seront assez inattendus.

Il investit son nouveau service au point de s'y rendre quotidiennement pour prendre le repas de midi. Puis, il glisse dans un vécu dépressif. Il se sent envahi par les bruits de voisinage de son foyer, Son "hallucinant voyage" devient un "épisode noir". Il fait le décompte des années de maladie, L'approche de ses trente ans paraît être un cap décisif. C'est dans ce contexte qu'il prononce les mots que je citais en début de chapitre: "… Naître pour rien."

Il aurait donc vécu pour rien, il serait né pour rien, selon sa propre expression. Il évoque les suicides des patients qu'il a connus au long des dix années passées à fréquenter les services de psychiatrie. Il sort de son auto-observation pour faire preuve d'empathie à l'égard des autres patients, puis de ses parents. Il évoque sa profonde solitude: "On est toujours seul". "Naître pour rien" c'est aussi, n'être pour personne.

Il théorise le lien avec ses parents depuis sa maladie. Son père le comprend, comprend l'étendu de sa maladie, mais prend peur du peu d’espoir d’évolution et s’éloigne, fuit. Sa mère n’y comprend rien, reste rivée à des questions matérielles, dénie la gravité des troubles (il suffit d’un travail et d’un peu de volonté pour aller mieux), banalise, mais reste présente.

Il décrit ses hallucinations comme étant de deux types. L’un précis, il s'agit d’hallucinations visuelles définies, du type “image de sainte Catherine”. L’autre type d'hallucinations est plus diffus, sans contenu précis, comme la perception d'une sorte de monstre, d'une présence monstrueuse.

Puis c’est le scoop, il veut s’acheter un terrain dans l’Ain: “pour mes trente ans”. Il a économisé des années, sur son allocation adulte handicapé, jusqu’à obtenir une somme suffisante pour se porter acquéreur d’un terrain à bâtir. Cette annonce est faite sur le mode de la révélation d'un secret. Seule sa mère est au courant. Il a peur que ce projet soit le fruit d’un délire, ou soit perçu comme tel par son entourage. Progressivement, il “ose” en parler à son médecin, mais pas à son père de peur d’être “déstabilisé”.

Il semble retrouver une “intentionnalité”, une motivation, un désir d’agir sur sa vie. Il s’étonne de l’inquiétude de son médecin, selon lui elle devrait plutôt s’inquiéter de l’absence de projet de ses autres patients, de leur extrême passivité. À ce moment, pour moi, il s’appuie sur une partie saine, “non psychotique” pour faire référence à Bion, de son Moi, projetant sa partie psychotique de manière spéculaire sur les autres patients hospitalisés dans le service.

À partir de ce moment, son discours se divise en deux registres. Un registre où il évoque avec plaisir l'avancée de son projet, la description de ses plans, ses premiers travaux. Tout est minutieusement calculé, il a même évalué le poids des éléments de charpente les plus lourds afin d'être sûr de pouvoir les manipuler tout seul. L'autre registre a un caractère persécutif: il évoque les bruits du foyer, la violence latente des colocataires, il se perd en revendications contre la société qui ne satisfait pas à ses besoins de calme. Dans ces moments, il est très tendu, comme envahit par ce bruit, son discours est haché.

Fosco n'aborde que difficilement ce deuxième registre, il se crispe, a peur d'être incohérent, il devient allusif, se dit fatigué. Son discours se clive. Quand je lui fais remarquer qu'il se sent fatigué, confus, désorganisé quand il ressent de la rage, il acquiesce, puis évoque son père. Il ne peut pas compter sur lui. Son père est confronté à nouveau à des problèmes d'argent lié à son nouveau divorce et ne peut donc pas aider son fils; "Des parents pareils… Je ne peux compter que sur moi."

Après avoir été investi d'une auto-observation froide, le discours de Fosco produit l'angoisse qu'il cherche à décrire. Cette auto-observation présente dans ses propos est au service d'une "auto-présentation", une nomination d'états qui ne débouche pas sur une "auto-représentation" mais qui crée quand même une limite, une enveloppe différenciatrice. Son rapport au langage porte la marque d'un auto-étayage réactionnel au sentiment de ne pas exister, ne pas exister pour soi, mais surtout ne pas exister pour l'objet, pour l'autre. Progressivement les rêves et les objets culturels, comme les références cinématographiques, viennent animer et rendre partageable ce discours qui produit lui-même de l'angoisse, le poussant à se scinder en deux registres. Mais ces mouvements psychiques ne sont pas assez contenus, le recours à des mouvements de retournement agis reste nécessaire jusqu'à l'émergence d'un épisode dépressif marquant la réduction du clivage sans pour autant le supprimer totalement.

La crainte qui anime Fosco dès ses premiers contacts avec la psychiatrie est de ne pas trouver un environnement qui réponde à la satisfaction de ses besoins élémentaires et qui le pousse vers une déshumanisation. Cette crainte évoque une forme d'angoisse décrite par D.W. Winnicott 372 sous le nom de "crainte de l'effondrement". Il s'agit de la crainte de retrouver dans le futur un événement qui a déjà eu lieu sans pouvoir être représenté subjectivement. Un vécu de carence dans la réponse à ses besoins semble ne pas pouvoir être représenté directement, seul le sentiment de non-existence, la "perte de sentiment" marque le repli de la subjectivité qui efface les traces subjectives de l'expérience de l'absence de réponse à ses besoins. Cette crainte d'un manque déhumanisant associée à ses passages à l'acte pour vérifier la présence de son interlocuteur, la mise en scène d'absences inquiétante et, dans une certaine mesure, à son vécu de désaccordage interne lors des épisodes hallucinatoires, permettent de faire l'hypothèse que ces éléments représentent, gardent la trace, de ce que Fosco a vécu des relations avec un environnement insatisfaisant et insécurisant sans qu'il puisse le verbaliser directement. Cette verbalisation achoppe sur une difficulté à se représenter la représentation, penser est douloureux et dangereux, penser fait "délirer" et transforme les "choses". Seule une sorte d'auto-perception froide permet de maintenir une organisation représentative sur le mode de "l'auto-clivage narcissique" 373 décrit par S. Ferenczi que l'on retrouve dans la métaphore du "nourrisson savant" 374 .

Toute une partie de l'activité représentative de Fosco tend à représenter les abords de ce qu'il vit comme un trou dans son existence. Il extrait de son vécu des théories proches des modélisations psychanalytiques qui cherchent à rendre compte de son fonctionnement psychique. Il suggère dans ses métaphores l'absence de transformation des traces par ses efforts ou le temps. Sur le chemin de l'hôpital, il hallucine des processus de transformation qui appartiennent au registre des "signifiants formels" 375 , marquant ainsi leur échec. Il situe l'origine de ses "délires" comme interne, sous la pression de pensées "non-pensées", il décrit une sorte "d'hallucination négative" 376 de sa pensée confrontée à un vécu qui lui paraît irreprésentable.

Au fil de la prise en charge, les périodes d'acuités symptomatiques s'estompent. Fosco se projette dans l'avenir autrement que dans une survie étriquée. Mais sa préoccupation pour les bruits qui l'entoure marque la présence d'un harcèlement hallucinatoire qu'il arrive à contenir.

Notes
371.

RACAMIER P.C., 1980, Le paradoxe des schizophrènes, Payot.

372.

WINICCOTT D.W., 1971, "La crainte de l'effondrement", in La crainte de l'effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, 2000.

373.

FERENCZI S., 1931, "Analyse d'enfants avec des adultes", Psychanalyse IV, Payot, 1982.

374.

FERENCZI S., 1924, "Le rêve du nourrisson savant", in Psychanalyse III, Payot, 1974.

375.

ANZIEU D., 1987, "Les signifiants formels et le Moi-peau", in ANZIEU et coll., Les enveloppes psychiques, Dunod.

376.

DONNET J.L. ET GREEN A., 1973, L'enfant de ça, Ed. de minuit.