1.2.4. Les angoisses "foncières", la maison d'enfance comme représentant de l'enveloppe psychique perdue.

Achat du terrain, dépôt du permis de construire, Fosco franchit une à une les étapes qui le rapprochent de sa maison. Cette maison n'incarne pas un idéal de repli autistique hors de la société, au contraire, il s'agit d'un projet riche de sens. Le site ressemble trait pour trait au cadre de la maison d'enfance, un vallon agricole au pied d'un plateau plus austère. La maison elle-même n'est pas si minimaliste que pourrait le faire penser le soucis d'économie qui animent Fosco. Notamment, il y a deux chambres, une chambre supplémentaire pour recevoir éventuellement sa mère, mais aussi plus tard, éventuellement, une "descendance". La maison est aussi pour Fosco une condition pour espérer avoir une vie de couple. L'achat du terrain se double de l'acquisition d'un cyclomoteur pour pouvoir continuer à se rendre à ses consultations.

Cet achat est loin d'être anecdotique dans le parcours de Fosco. Ce thème de la maison est récurrent, au fil des entretiens, il occupe une place importante, celle d'une enveloppe essentielle brutalement perdue. Fosco ne date pas sa décompensation psychotique par le divorce des parents mais en fonction de la vente de la maison d'enfance bâtie par le père. Selon lui, c'est cette construction qui a évité la séparation du couple alors qu'il avait six ans. Son environnement semble avoir été soufflé par l’explosion du couple parental, parents qui auraient fini par l’oublier au milieu des ruines de sa maison. Cette maison a joué un rôle psychique important, Fosco s’est accroché défensivement à ce cadre matériel.

Le premier contact avec le Centre Médico-Psychologique est motivé par l'absence de logement de Fosco et sa cohabitation difficile avec sa mère.

Dès le début de nos entretiens, il associe le sentiment de fatigue à un sentiment de vide, puis à la perte de sa maison d’enfance, lors du divorce de ses parents. Cette maison est toujours évoquée de manière douloureuse par Fosco, comme si le lieu avait eu plus d’importance que ses occupants. “Je suis plus chat que chien”, "ce n’est pas le maître qui compte mais la gamelle”, déclare Fosco. Il dit avoir été plus préparé à la rupture de ses parents qu’à la vente de la maison. Il s’est senti déshumanisé en perdant sa maison d’enfance, son environnement. Il dit perdre sa place, n’avoir plus de place suite à la vente de ”sa” maison. Et, quand je souligne perdre sa maison, il reprend, “perdre ma raison”, comme si les deux se conjuguaient. Puis il ajoute que cette maison le protégeait, “mieux que mes parents”.

La perte de cette enveloppe le pousse vers une terreur, un vécu d'abandon drastique, un abandon relationnel certes, mais plus radical que la perte d'un objet d'investissement, c'est sa propre humanité qui est menacée. Il se sent poussé à une vie animale, une "survie" dans un environnement qui se replie et le délaisse comme à l'approche d'une ère glaciaire. Les questions qui l'envahissent sont toutes relatives à la satisfaction de besoins qu'il appelle "primaires": se nourrir, se chauffer par ses propres moyens. Il se sent condamné à une existence solitaire intenable, poussé à une attitude empreinte de solipsisme.

Avec le temps, Fosco se plait à appeler ses angoisses concernant son existence, sa survie, ses "angoisses foncières". Ce terme fait référence à ses premières hospitalisations, il allait même à cette époque jusqu'à voir de manière hallucinatoire des maisons se construire dans une journée, le temps d'une promenade en vélo. Dans les passages à l'acte qui précèdent ses ré-hospitalisations, il squatte des lieux, des terrains dont il se fait expulser par les forces de l'ordre. Son occupation du cimetière de la petite commune rurale sera son dernier passage à l'acte de ce type.

Durant la construction de la maison familiale, Fosco était très sollicité par son père, celui-ci disait sans cesse qu’il allait quitter son épouse. De plus, Fosco servait d’alibi à son père quand il rendait visite à ses maîtresses. Fosco était plus objet que complice, déjà en partie déshumanisé dans le conflit parental.

Sa relation avec l'hôpital et les soins porte bien évidemment la marque de sa problématique. D'abord lieu de dépôt d'une machine à influencer qui utilise des molécules comme agent de son emprise, l'hôpital et son personnel deviennent le siège d'une sorte d'épreuve de réalité qui le protège quand il va trop loin et lui fournit des repères essentiels en redonnant sens à la temporalité.

L'unité de soin est progressivement investie comme un partenaire essentiel respectant sa vocation première, un objet qui prodigue des soins. "Je n'arrive pas à prendre soin de moi tout seul", me déclare Fosco en justifiant le recours quasi quotidien au service hospitalier dans ces différentes facettes (unité de soin, C.M.P., atelier d'art thérapie). Le choix du terrain où bâtir sa maison tient compte d'une distance relative avec le lieu des soins, son projet lui permet de garder un lien avec les soignants, il veut s'éloigner sans rompre, après avoir eu la tentation lors de son voyage pathologique de "laisser la maladie et les traitements à l'hôpital". Mais cette enveloppe substitutive que fournit le soin reste précaire, Fosco est préoccupé par les bruits qu'il entend le soir dans son foyer. Un soir une étagère tombe dans sa chambre, il prend peur, pense que des pompiers brisent sa porte. Le bruit est associé à une intrusion, une pénétration brutale dans son intimité.

Étrangement, la maison familiale, dont la construction ne faisait que différer une rupture annoncée, semble avoir eu un rôle dans l’équilibre de Fosco, il n’a pas investi un double narcissique, mais cette maison comme enveloppe protectrice et contenante. Plus qu’un objet contra-phobique, cette maison familiale dont il n’arrive pas à faire le deuil, a contenu ses angoisses et préservé son sentiment de continuité d’existence, comme si les murs s’étaient substitués à un environnement défaillant. J’ai l’image d’un enfant qui s’accroche son regard au cadre du miroir faute d’y trouver des reflets humanisants. Les murs, qu'évoquent Fosco, ont une matérialité, ils ont été perdus. Mais c'est bien d'une enveloppe psychique faite chose qu'il s'agit, ou plutôt d'un processus d'enveloppement, d'un processus de différenciation par l'enveloppe, et son représentant.

Fosco se perd dans une recherche d'un auto-étayage pour lutter contre la "perte de sentiments" qu'il a subie. Il semblait se condamner à une existence solitaire intenable, où il naîtrait pour lui-même, où il n'éprouverait des sentiments que dans les périodes d'acuité symptomatique, des sentiments pour lui-même. Progressivement, il découvre dans un mouvement dépressif empreint de rage qu'il peut investir, agir, retrouver une initiative, une "intentionnalité" dirait un cognitiviste, une réponse est possible.

Fosco s'est accroché, durant son adolescence, à un "représentant-chose", un objet concret, la maison, qui permettait de marquer une limite. C'est un premier cadre qui fixe une limite entre dedans et dehors, un contenant qui le rassure par sa matérialité, sa solidité. Il donne un statut psychique à ce bâtiment construit par son père. Durant les entretiens psychothérapiques, c'est son travail d'auto-observation qui prendra un rôle différenciateur, une fonction limitante, venant départager dedans et dehors, "rêve" et "réalité", "normal" et "pathologique". Le personnel soignant est aussi pris dans ce mouvement différenciateur, il est constamment interpellé au titre d'une épreuve de réalité. Fosco tente de mettre en place les préconditions à l'émergence d'une représentation de la représentation, de mettre en place une "représentance".

Au fil de ces entretiens, notre relation n'a jamais pris une tonalité persécutive comme avec la plupart des autres patients souffrants de psychose. Fosco garde toujours une certaine distance dans ses investissements, il cherche plus un témoin qu'un double. C'est seulement dans les moments d'acuité symptomatique que ses agirs bousculent cette relation tempérée et viennent faire vivre à son interlocuteur ses angoisses par retournement. Plus qu'une absence de l'objet, Fosco met en scène une non-réponse de l'objet qu'il vit comme déhumanisante et désorganisante, c'est ce vécu que son organisation psychique clivée cherche à effacer atteignant jusqu'à son sentiment d'existence. C'est aussi ce clivage qui lui permet d'organiser sa pensée en s'appuyant sur des contenants matérialisés, concrétisés, qu'il trouve dans son environnement ou qu'il entreprend de construire.