2.2.1. Le Moi et ses limites chez S. Freud et P. Federn.

Dès janvier 1895, dans le "manuscrit G", S. Freud représente la "limite du Moi" au sein d'un schéma illustrant une modélisation de la mélancolie 407 Mais c'est, à l'automne de la même année, avec "L'esquisse d'une psychologie scientifique" que S. Freud donne au Moi une fonction psychique bien spécifique: contenir l'excitation pour pouvoir "dompter" la représentation psychique.

Le modèle que S. Freud utilise alors est un modèle "neuronal" appartenant à une spéculation neurophysiologique. Pour articuler le fonctionnement des différents types de "neurones" organisant le psychisme, S. Freud recourt à une notion nouvelle qu'il n'utilisera plus par la suite: "les barrières de contact" 408 . Cette notion anticipe celle de synapse, mais surtout elle apporte un premier modèle de limite permettant le contact, l'échange. Ce sont les points de contacts entre les "neurones" et les modalités de la transmission de l'information qui forment une barrière ayant pour vocation de transformer la dimension quantitative des excitations.

Les opérations qui se déroulent au sein de cette barrière sont multiples et complexes. Il s'agit tout à la fois retenir, répartir et réduire les quantités, mais aussi les emmagasiner. Une partie de ce système est nommée, à cette époque, un "pare-quantité", ce qui préfigure le "pare-excitation" définit en 1920 409 . Ce "pare-quantité" a une fonction d'écran et de tamis s'ouvrant alors sur une dimension qualitative. Plus globalement, les "barrières de contact" viennent articuler et différencier les éléments essentiels de la vie psychique: inconscient et conscient, mémoire et perception, quantité et qualité.

Plus tard, en 1923, S. Freud 410 enrichit et redéfinit sa conception du Moi. L'aspect quantitatif est complété par une représentation spatiale. Le Moi est décrit comme une surface enveloppante. Cette surface enveloppante n'est pas seulement un contenant délimitant, elle joue un rôle important de mise en contact du psychisme avec le monde extérieur en recueillant et en transmettant les informations. S. Freud précise que le Moi n'enveloppe pas complètement le ça, son noyau est le préconscient, il forme la surface du ça.

S. Freud, pour préciser le rôle d'interface enveloppante du Moi, fait référence à l'enveloppe corporelle, la peau. "Dans l'apparition du moi et sa séparation d'avec le ça, un autre facteur que l'influence du système Pcs semble avoir joué un rôle. Le corps propre, et avant tout sa surface, est un lieu dont peuvent provenir simultanément des perceptions externes et internes. Il est vu comme un objet étranger, mais en même temps il livre au toucher des sensations de deux sortes, dont l'une peut être assimilée à une perception interne. La physiologie a suffisamment examiné la façon dont le corps propre se découpe dans le monde de la perception. La douleur aussi semble jouer là un rôle et la manière dont on acquiert, dans les affections douloureuses, une nouvelle connaissance de ses organes est peut-être exemplaire de la manière dont, d'une façon générale on arrive à se représenter son corps propre." 411 Un des enjeux de l'interface est bien de "se représenter" dans toute sa complexité. L'enveloppe corporelle, la peau, permet une perception à la fois interne et externe en un même lieu. Mais cette perception biface est elle-même prise dans une autre modalité perceptive, le corps est lui-même "vu comme un objet étranger", mis à l'extérieur. De plus "se sentir" passe par l'expérience de la douleur, "se sentir" c'est aussi se sentir souffrir.

Le Moi, théorisé par S. Freud, est donc indissociablement lié au corps et à l'expérience corporelle: "Le moi est avant tout un moi corporel , il n'est pas seulement un être de surface, mais il est lui-même la projection d'une surface." 412 Dans une note de 1927 ajoutée à son texte de 1923, S. Freud précise encore son propos; "Le moi est finalement dérivé de sensations corporelles, principalement de celles qui ont leurs sources dans la surface du corps. Il peut être considéré comme une projection mentale de la surface du corps, et de plus, comme nous l'avons vu plus haut, il représente la surface de l'appareil mental." 413

La théorisation freudienne du Moi passe par une série de métaphores décrivant une structure du Moi en feuillets, comme celle du "Bloc note magique" 414 . Se représenter passe par la construction de barrières, de limites, de surfaces et d'enveloppes définissant des espaces différenciés et des échanges possibles. Le Moi est alors, selon l'expression de S. Freud, "un être de frontière": "Comme être de frontière, le moi veut faire l'intermédiaire entre le monde et le ça, rendre le ça docile au monde et rendre le monde, par le moyen de ses actions musculaires, conforme au désir du ça." 415 Un Moi vivant entretient donc une frontière vivante qui contrôle et valorise ses échanges.

La notion de limite et de frontière est nécessairement présente dans l'œuvre de S. Freud du fait de sa théorisation spatiale et énergétique de l'appareil psychique, mais c'est P. Federn 416 qui sera un des premiers théoriciens des limites et des frontières en tant qu'entités spécifiques. Il s'est attaché à développer une théorisation de la structure du Moi à partir d'une pratique de psychanalyse des "cas difficiles", des cas aux limites de la pratique psychanalytique, notamment des problématiques psychotiques. Il déduit la structuration du Moi de l'étude des variations de ce qu'il nomme le "sentiment du moi". Ces variations sont sensibles, hors du champ psychopathologique, dans les moments d'endormissement, de réveil, ou de fatigue, ce qui les rend accessibles à une auto-observation. L'investissement du Moi est perçu lorsqu'il commence à manquer. Pour cela, P. Federn a utilisé des concepts comme le "moi-mental" et le "moi-corps" débouchant sur une représentation du Moi en tant qu'articulant des frontières, un Moi à deux faces qui anticipe sur la notion plus moderne d'interface. Une face est tournée vers le monde extérieur, c'est le "moi-corps", l'autre face est tournée vers un territoire étranger interne, c'est le "moi-mental".

Pour P. Federn, les sentiments d'étrangeté et de dépersonnalisation sont révélateurs du désinvestissement libidinal des frontières du Moi pouvant provoquer un sentiment d'effroi. L'évidence du monde extérieur, le "sentiment du réel" dans la terminologie de P. Janet, dépend de l'investissement libidinal des frontières corporelles du Moi. Cette vision d'un désinvestissement libidinal du Moi semble s'opposer à la notion freudienne de repli libidinal dans les problématiques psychotiques. Mais c'est la notion même de frontières du Moi qui permet de dépasser cette opposition. Dans la psychose, il est possible de considérer qu'il y a bien un Moi surinvesti, mais qu'il s'agit d'un Moi défaillant dont les frontières ne jouent plus leur rôle. Pour P. Federn, la psychose est une "maladie du Moi", une défaite du Moi, qui commence par une détérioration de l'investissement des frontières du Moi.

Un aspect important de cette conception du Moi est la place prise par ce que P. Federn appelle le "sentiment du moi". La fluctuation des frontières du Moi se repère dans la variation du sentiment du Moi, c'est cette articulation qui souligne la dimension "affective" du Moi, la place de l'affect dans la perception du Moi, ou plutôt la place des modalités de la perception de l'affect dans la constitution du Moi.

Ces frontières du Moi sont une construction tardive, elles ne sont pas une donne de départ mais le fruit d'une évolution, d'une construction. Cette approche conduit à une notion de narcissisme primaire considéré alors comme un état d'ouverture totale au monde extérieur, un Moi sans limites; "A l'époque du narcissisme primaire prédominant, la frontière du moi coïncide avec le monde entier des représentations de l'enfant".  417

En cela, les positions de P. Federn sur le narcissisme primaire recoupent les dernières positions de S. Freud à propos du narcissisme primaire qui sont présentes dans "Malaise dans la civilisation", un des rares textes où S. Freud cite directement les travaux de P. Federn: "… à l'origine le Moi inclut tout, plus tard il exclut de lui le monde extérieur. Par conséquent, notre sentiment actuel du Moi n'est rien de plus que le résidu pour ainsi dire rétréci d'un sentiment d'une étendue bien plus vaste, si vaste qu'il embrassait tout et qui correspondait à une union plus intime du Moi avec son milieu." 418 Les travaux de P. Federn ont eu une influence directe sur les conceptions du narcissisme primaire dans l'œuvre de S. Freud qui passe d'une conception anobjectale représentée par le modèle de l'œuf, employé dans "formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques" 419 , à une logique de totale ouverture sur le monde extérieur, où le "sentiment océanique" est la survivance de l'éprouvé du narcissisme primaire. Le Moi primitif est alors sans frontières.

Notes
407.

FREUD S., 1895, "Manuscrit G", in Naissance de la psychanalyse, PUF, 1958, p. 94.

408.

Cette notion de "barrière de contact" sera utilisée ultérieurement par W.R. Bion pour désigner l'ensemble formé par les éléments alpha pour indiquer le contact du conscient avec l'inconscient ainsi que leur séparation. Cette barrière de contact est l'objet d'un processus de formation permanent. BION W.R., 1962, Aux sources de l'expérience, PUF, 1979, p. 17-18.

409.

FREUD S., 1920, "Au-delà du principe de plaisir", in Essais de psychanalyse, Payot, 1981.

410.

FREUD S., 1923, "Le moi et le ça", in Essais de psychanalyse, Payot, 1981.

411.

FREUD S., 1923, op. cit., p. 238.

412.

FREUD S., 1923, op. cit, p. 238.

413.

FREUD S., 1923, op. cit, p. 238.

414.

FREUD S., 1925, "Notes sur le bloc notes magique", in Résultats, idées, problèmes, t. 2, PUF, 1985.

415.

FREUD S., 1923, "Le moi et le ça", in Essais de psychanalyse, Payot, 1981, p. 271.

416.

FEDERN P., 1929, Psychologie du moi et des psychoses, PUF, 1979.

417.

FEDERN P., 1929, La psychologie du moi et des psychoses, PUF, 1979, p. 306.

418.

FREUD S., 1929, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, p. 10.

419.

FREUD S., 1911, "Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques", in Résultats, idées, problèmes, t. 1, PUF, 1984, p. 136-137.