2.2.5. Les contenants de pensée et les catégories de contenance: une théorie de la pensée.

La filiation entre enveloppes psychiques et contenants de pensée se retrouve au fil des publications de D. Anzieu: "Le Moi-peau" (1985), "Les enveloppes psychiques" (1987), "Les contenants de pensée" (1993). Mais c'est avec le quatrième ouvrage de cette série, "Émergence et trouble de la pensée" (1994), que B. Gibello propose une définition générale des contenants de pensée. Il distingue, dans cet écrit, trois types de contenants de pensée: les contenants archaïques, les contenants symboliques et les contenants groupaux sociaux culturels.

"… les systèmes dynamiques par lesquels des contenus de pensée peuvent prendre sens, être compris, mémorisés et communiqués. La pensée procède de trois sources archaïques, constituant un flux que les effets de langage, de symbole et de groupe vont organiser dans la perspective culturelle de chacun. Un contenu de pensée est insensé, insignifiant, tant qu'il n'a pas été transformé ou traité par un ou plusieurs contenants de pensée . Les contenants archaïques lui donnent sens par rapport au triple système de références sexuelles, cognitives et narcissiques. Les contenants symboliques complexes en permettent l'évocation, en facilitent la mémorisation, la communication à autrui, et la figuration. Les contenants groupaux sociaux culturels le situent comme banal ou étrange dans la culture du sujet, voire comme inacceptable, révolutionnaire ou conformiste." 442 Dans cette représentation très globale des contenants de pensée, le Moi-peau réfère à une catégorie de contenants de pensée qualifiés d'archaïques à valence narcissiques. B. Gibello souligne le fait qu'un contenu de pensée est en lui-même "insensé" et "insignifiant" en dehors de sa relation avec les différents contenants de pensée. Le rôle des différents contenants de pensée inventoriés par B. Gibello est alors de soutenir un processus psychique à double vocation: transformer en "signe" un contenu psychique et fournir les coordonnées nécessaires au déploiement d'un "sens".

Avec B. Gibello, la notion de contenant de pensée s'étend à tous les opérateurs psychiques venant soutenir les processus psychiques à l'œuvre dans le travail de symbolisation. Le concept de contenant de pensée devient une notion très globale s'appliquant à tous les registres de la psyché. L'incapacité pour un sujet à donner un sens partageable à des contenus de pensée est alors la marque d'une psychopathologie des contenants de pensée. Les processus à l'œuvre dans les contenants de pensée sont regroupés dans un ordonnancement qui vient doubler le schéma métapsychologique classique d'une symbolisation qui se déroule dans les registres primaires et secondaires. Le travail des contenants de pensée archaïques est repris par le travail des contenants de pensée symboliques complexes puis par les contenants de pensée groupaux et socioculturels. Les contenants de pensée archaïques opèrent un premier travail de transformation des données perceptives et sensorielles issues du monde interne et du monde externe. Selon B. Gibello, ces contenants de pensée opèrent à un niveau pré-langagier et se déclinent en trois catégories distinctes: les contenants de pensée fantasmatiques, les contenants de pensée cognitifs, et les contenants de pensée narcissiques. Chaque contenant de pensée permet une élaboration spécifique. Les contenants de pensée fantasmatiques concernent l'élaboration d'une représentation de l'objet libidinal en s'appuyant sur les fantasmes originaires, les contenants de pensée cognitifs s'adressent à un objet épistémique à l'aide de gnosies et de praxies, enfin les contenants de pensée narcissiques façonnent un objet narcissique en s'étayant sur des opérateurs tels que le Moi-peau. Les contenants de pensée symboliques complexes reposent sur des systèmes de signification élaborés comme l'appareil de langage et le système de représentation visuo-spatial. Les contenants de pensée groupaux sociaux culturels modèlent la pensée qui procède des deux autres catégories de contenants de pensée, ils s'expriment à travers les mythes fondateurs des groupes d'appartenance qui fixent les prescriptions et les croyances, les coutumes et les modalités éducatives.

B. Gibello étend la notion de contenant de pensée à tous les registres de la vie psychique producteurs de sens. Il en fait un "méta-concept" permettant de lier des abords différents, des "vertex", dans l'approche de la vie psychique, notamment l'abord intra-psychique, cognitif et intersubjectif. Les différents concepts évoqués dans ce chapitre délimitent aussi, au plan théorique, ce que l'on pourrait appeler différentes catégories de concepts. Ces concepts s'emboîtent mutuellement selon un axe qui part de l'expérience clinique et tend vers une abstraction métapsychologique. Les notions de Moi-peau ou de "peau psychique" sont des concepts métaphorisants ancrés dans la clinique. La multiplicité de ces concepts métaphorisants rend compte de cette diversité clinique et de la diversité des rapports à la vie psychique. La notion d'enveloppe psychique est un concept plus général permettant une première démétaphorisation des concepts de la première catégorie ainsi qu'une transposition à différents registres sensoriels. Cette première hiérarchisation des registres conceptuels ouvre plusieurs possibilités: lier des concepts de la première catégorie, opérer un travail de rassemblement et de délimitation des différents ancrages cliniques pour en dégager des principes généraux. Enfin, les notions de contenant de pensée et de conteneur sont des méta-concepts, des concepts démétaphorisés permettant de mettre au travail les concepts de catégories inférieures. Dans le cadre de ce travail de thèse, nous restreindrons l'usage du concept de contenant de pensée au registre des contenants de pensée archaïques définis par B. Gibello, afin de rester plus proche de la clinique qui a permis l'émergence de ce "méta-concept" et qui lui donne toute sa pertinence dans l'étude des problématiques psychotiques.

D. Anzieu, en poursuivant cette réflexion sur les contenants de pensée, définit des "catégories de contenance" 443 dans une reprise de ses travaux sur le Moi-peau qui débouche sur une réflexion concernant l'activité de pensée. La théorisation des contenants de pensée, de la production du sens, tend vers une théorisation métapsychologique des premières formes de la pensée elle-même, une pensée sur la pensée.

Des nombreuses fonctions du Moi-peau, D. Anzieu retient trois éléments fondamentaux et organisateurs de la pensée: le sac, la barrière et la limite. Ces différents éléments viennent soutenir les deux aspects "du penser" défini par D. Anzieu; le "penser juste" et le "penser vrai". "Penser juste, c'est penser le monde. Penser vrai, c'est se penser soi-même dans sa ressemblance et sa différence à l'autre." 444

La première fonction retenue par D. Anzieu est celle qu'il représente par la métaphore du sac. La pensée est d'abord le sac qui contient les pensées: un sac à pensées. Un sac qui contient sans vraiment organiser. Pour D. Anzieu, "Le moi-sac est la représentation d'un moi simple conteneur" 445 . Par analogie, les angoisses qui concernent cette première fonction portent sur le trou, la fissure, le vidage, les "trous noirs de la psyché" 446 . D. Anzieu ne fait pas de cette "problématique du sac" un élément spécifique des fonctionnements psychotiques; ils peuvent se retrouver dans toutes sortes de problématiques psychopathologiques, par exemple dans l'angoisse névrotique sous la forme de trous dans l'attention et dans la mémoire.

La deuxième fonction est celle de la fonction contenante proprement dite, que D. Anzieu représente par un réseau de barrières de contact. Il s'agit de contrôler la circulation des pensées, de mettre en contact et de filtrer les échanges, de différencier représentations et affects. "Penser, c'est embrasser une question".  447 Cette fonction, métaphorisée par un réseau de barrières de contact, renvoie au bon usage du "tabou du toucher". D. Anzieu précise que pour concentrer son attention sur un objet il faut s'interdire de se laisser distraire par d'autres objets. L'angoisse liée à cette fonction repose sur la perte des barrières rendant le contact en lui-même trop angoissant.

Enfin la troisième fonction contenante est appelée par D. Anzieu le "contenir". "Penser, c'est instaurer des limites, c'est limiter, délimiter, c'est lutter contre l'illusion d'une vie, d'un savoir illimité." 448 Il s'agit des limites qui séparent intérieur et extérieur, de limites qui permettent un échange entre l'intérieur et l'extérieur, et surtout de limites qui configurent l'espace psychique rendant ainsi sa représentation possible. La théorisation du concept de contenant de pensée est issue d'une interrogation concernant la représentation topique de l'appareil psychique postulant l'existence de limites différenciant les instances psychiques. Ce concept de contenant de pensée croise nécessairement une autre notion, à laquelle A. Green 449 donnera également le statut de concept, celle de limite qui sous-tend la dynamique de différenciation de l'appareil psychique que nous aborderons un peu plus loin.

Notes
442.

GIBELLO B., 1994, "Les contenants de pensée et la psychopathologie", in ANZIEU D. et coll. Émergences et troubles de la pensée, Dunod, p. 20.

443.

ANZIEU D., 1993, "La fonction contenante de la peau, du moi et de la pensée: conteneur, contenant, contenir", in ANZIEU D. et coll., Les contenants de pensée, Dunod.

444.

ANZIEU D., 1993, op. cit., p. 39.

445.

ANZIEU D., 1993, op. cit., p. 28.

446.

TUSTIN F., 1986, Le trou noir de la psyché, Seuil, 1989.

447.

ANZIEU D., 1993, op. cit., p. 29.

448.

ANZIEU D., 1993, op. cit., p. 29.

449.

GREEN A., 1976, "Le concept de limite", in La folie privée, 1990, Éd. Gallimard.