2.3. LE CONCEPT DE LIMITE.

Les réflexions sur les contenants de pensée permettent une première reprise de la notion de limite dans une logique qui dérive de l'approche topique des enveloppes psychiques. A l'image des travaux sur les contenants de pensée la théorisation de la notion de limite forme un nouveau méta-concept: le concept de limite.

Avec la place prise dans l'évolution de la psychopathologie par la notion "d'état-limite", ou de "cas-limite", A. Green 453 propose d'extraire de la notion de limite, un concept. Le "cas-limite" est justement celui qui remet en cause la limite bien ordonnée. Le "cas-limite" vient jeter le trouble dans l'ordonnancement nosographique en jouant sur l'écart irréductible entre l'établissement de catégories conceptuelles et l'expression complexe d'une réalité clinique.

Pour A. Green, l'œuvre de S. Freud contient une préoccupation implicite pour la limite, au-delà de la question des limites du Moi. L'utilisation de métaphores figuratives, temporelles et spatiales, pour formuler l'organisation psychique, conduit à instaurer des limites marquées dont S. Freud relève le caractère approximatif. "Ne vous figurez pas que les diverses fractions de la personnalité soient aussi rigoureusement délimitées que le sont, artificiellement, en géographie politique, les divers pays. Les contours linéaires, tels qu'on les voit dans les dessins ou la peinture primitive, ne peuvent nous faire saisir les particularités du psychisme; les couleurs fondues des peintres modernes s'y prêteraient mieux. Après avoir disjoint les parties, nous sommes maintenant forcés de les réunir. J'ai tenté de faire comprendre ce qu'était ce psychisme si difficile à saisir; ne portez pas sur ce premier essai un jugement trop sévère. Il est fort vraisemblable que les divisions sont très variables chez les différents individus, qu'elles se modifient même durant le fonctionnement et qu'elles peuvent momentanément s'effacer." 454 Si l'essentiel du travail théorique de S. Freud est de définir aussi précisément que possible des entités topiques, il ne cache pas que l'établissement de limites comporte une problématique propre. Les limites ne sont pas les mêmes pour chaque sujet, ces limites fluctuent chez chaque sujet selon les différents temps du processus psychique, au point même de disparaître temporairement, et enfin les limites possèdent une double fonction: disjoindre et réunir. Ce questionnement sur la limite trouvera son déploiement avec les travaux de D.W. Winnicott sur les phénomènes transitionnels 455 ou les processus tertiaires décrits par A. Green 456 . La limite, la frontière, entre deux espaces psychiques, organisés par des processus psychiques différents, est elle-même le siège de processus psychiques spécifiques.

D'une façon plus générale, A. Green reprend le modèle de la pulsion, proposé par S. Freud, comme étant un "concept-limite", afin d'en extraire une fonction fondamentale pour l'appareil psychique. "Il nous faut donc considérer la limite comme une frontière mouvante et fluctuante, dans la normalité comme dans la pathologie. La limite est peut-être le concept le plus fondamental de la psychanalyse moderne. On ne doit pas le formuler en termes de représentation figurée, mais en termes de processus de transformation d'énergie et de symbolisation (force et signification)." 457 Le concept de limite devient, dans cette optique, un opérateur fondamental du travail psychique organisé par la liaison et la représentation. La diversification et la complexification de l'appareil psychique reposent sur la combinaison de mouvements de disjonction et de conjonction. Le "domptage" énergétique et la création de représentations reposent sur cette dynamique de fractionnement et de recomposition. Le travail de la symbolisation peut être pensé alors comme nécessitant le clivage, la séparation, de deux éléments puis leur recombinaison afin d'en créer un troisième. La limite sépare tout en maintenant une communication, une coexistence. La psychopathologie de la limite repose sur une bascule entre un clivage nécessaire au fonctionnement psychique et un clivage radical qui rend impossible le travail de la représentation, le travail de recombinaison.

Le problème majeur posé par le concept de limite devient alors celui de l'élaboration et de l'appropriation subjective de la limite et non celui de la confrontation avec une limite donnée qu'il n'y aurait qu'à reconnaître. La psyché auto-produit des limites et doit se les approprier. La limite n'est pas une donnée mais un processus, une dynamique à construire. La problématique des limites rencontre nécessairement celle de la fonction réflexive. En devenant de plus en plus complexe, la psyché se donne des limites qu'elle doit s'approprier subjectivement. Ces limites ne sont pas exclusivement liées à la représentation topique de l'appareil psychique. Elles concernent la dynamique de l'appareil psychique qui tend à déployer de multiples facettes au fil de son développement. Des notions essentielles à la vie psychique, comme la temporalité et la réalité, sont à la fois le fruit de la construction de formes élaborées de limites et des opérateurs fondamentaux dans la construction de limites différenciatrices.

Notes
453.

GREEN A., 1976, "Le concept de limite", in La folie privée, 1990, Gallimard.

454.

FREUD S., 1932, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, 1985, Gallimard.

455.

WINNICOTT D.W., 1951, "Objets transitionnels et phénomènes transitionnels", in Jeu et réalité, Gallimard,1975.

456.

GREEN A., 1972, "Notes sur les processus tertiaires", in Revue Française de Psychanalyse, 36, p. 407-411.

457.

GREEN A., 1976, "Le concept de limite", in La folie privée, 1990, Gallimard, p. 146.