2.3.2. Limites et temporalité.

La temporalité est un élément important dans la constitution d'une limite. A. Green, en 1976 dans "Le concept de limite", fait l'hypothèse que le concept de limite trouve sa formulation dans l'après-coup et donc nécessite l'épreuve du temps. La transformation graduelle du psychisme engendre la coexistence de différents états. Mais l'appareil psychique reconstruit l'expérience passée comme une mutation. "Par ailleurs, nous pouvons supposer que si l'appareil psychique se donne l'illusion d'une transformation mutative, dans une interprétation rétrospective de son fonctionnement antérieur, il y a de bonnes raisons de penser qu'en fait, cette transformation a été graduelle et a impliqué le chevauchement et l'alternance de divers modèles de fonctionnement pendant une période transitoire." 462 La construction de limites vient différencier des fonctionnements psychiques, des modalités d'organisation psychique, établissant ainsi un repérage psychogénétique. Mais cette construction s'exerce après coup, après une période de transition où coexistent différents fonctionnements, différents modes d'organisation. La limite représente alors une forme d'appropriation subjective d'un processus de transformation antérieur.

La temporisation elle-même est une forme élaborée de limite. La première chose que désorganise le traumatisme, c'est la temporalité. La construction d'une temporalité est rendue possible par une des fonctions essentielles de l'appareil psychique, la mémoire. L'appareil psychique est un appareil de mémoire qui enregistre, conserve, réactive et transforme l'expérience vécue. "Le travail de mémoire est et reste essentiel à l'introduction d'une temporalité qui témoigne de l'intégration de la différence de génération, qui fait pièce aux tentations narcissiques de l'auto-engendrement qui guettent dès que la théorie et la clinique oublient que le non approprié de l'histoire est "réminiscence" d'une histoire précise, singulière, histoire de la rencontre avec des objets possédant leurs "réalités" et leurs particularités propres, et non histoire toute faite et impersonnelle d'un Œdipe qui aurait oublié en route de quoi et d'où il est issu." 463 La temporalité est une forme élaborée de la production de différenciations.

Historiquement, c'est à partir de l'appareil de mémoire que la psychanalyse a construit ses premières théories de la souffrance psychique. L'hystérique des temps fondateurs de la psychanalyse souffrait de "réminiscence" 464 et son soulagement passait par le rappel du souvenir. Cette psychopathologie de l'appareil de mémoire reste présente dans toute l'œuvre de S. Freud et trouve même une extension dans ses derniers textes. En 1937, dans la conclusion de "Construction en analyse", cette "pathologie de la réminiscence" est appliquée à la psychose, plus précisément au délire, sans pour autant réduire la complexité de ces symptômes et de la psychopathologie qui les sous-tend, ni exclure d'autres facteurs. "De même que l'effet de notre construction n'est dû qu'au fait qu'elle nous rend un morceau perdu de l'histoire vécue, de même le délire doit sa force convaincante à la part de vérité historique qu'il met à la place de la réalité repoussée. De cette manière je pourrais appliquer au délire ce que jadis, j'ai énoncé pour la seule hystérie: le malade souffre de réminiscence." 465 C'est cette ouverture du premier modèle de compréhension de l'hystérie à d'autres champs de la psychopathologie que R. Roussillon reprend en complétant l'aphorisme freudien "on souffre de réminiscence" par une autre formule, si l'on souffre de réminiscence c'est parce qu'on "souffre de réactualisation". On souffre alors d'une réactualisation de l'expérience subjectivement vécue dans laquelle l'affect occupe une place majeure.

Lorsque les traces de l'expérience subjective sont fortement investies, la pulsion s'en empare. Ces traces se donnent alors à la psyché comme une perception actuelle. Quand la temporalité se désorganise, il y a atteinte de la limite entre perception et représentation, de la limite qui différencie le dedans du dehors. La limite du dedans cède, on ne peut pas retenir. Penser, dire, faire, sont essentiels à la vie psychique, mais pour établir ces différences il faut pouvoir retenir, différer, temporiser, sinon il y a hallucination et effraction de la limite. La temporalité participe à la différenciation entre monde interne et monde externe. Dans le "Complément métapsychologique à la théorie du rêve" 466 S. Freud évoque une "épreuve d'actualité" qui viendrait soutenir "l'épreuve de réalité". L'épreuve d'actualité est un indice qui différencie l'actuel et le passé évitant ainsi la confusion entre la perception présente et le souvenir. S. Freud ne développera pas cette notion qui n'apparaît dans le texte que sous forme de note en bas de page, mais elle souligne bien la place de la temporalité entre le souvenir non reconnu comme tel, la réminiscence, et l'épreuve de réalité.

Notes
462.

GREEN A., 1976, "Le concept de limite", in La folie privée, 1990, Éd. Gallimard, p. 142.

463.

ROUSSILLON R., 2001, Le plaisir et la répétition, Dunod, p. 135.

464.

FREUD S., 1895, Eudes sur l'hystérie, PUF,1956, p. 5.

465.

FREUD S., 1937, "Construction en analyse", in Résultats, idées, problèmes, t.2, PUF, 1985, p. 280.

466.

FREUD S., 1917, "Complément métapsychologique à la théorie du rêve", in Métapsychologie, Gallimard, 1976, p. 140.