2.3.3. La limite entre l'intérieur et l'extérieur, la réalité mise à l'épreuve.

En poursuivant ce point de vue, il est possible de considérer que le principe de plaisir repose sur le bannissement de la limite. Il n'y a pas de retenue qui soit compatible avec le principe de plaisir. C'est alors la menace de la castration qui produit une limite. La castration est une sorte de théorie sexuelle de la limite. Aller trop loin, c'est risquer de rencontrer une limite radicale où le plaisir devient déplaisir. La retenue, la rétention permet l'établissement d'une limite auto-protectrice.

En complément du principe de plaisir, le principe de réalité vient aussi tisser sa limite. La réalité c'est dehors, l'objet existe au-delà des limites du sujet. "… c'est seulement le défaut persistant de la satisfaction attendue, la déception, qui a entraîné l'abandon de cette tentative de satisfaction par le moyen de l'hallucination. A sa place, l'appareil psychique dû se résoudre à représenter l'état réel du monde extérieur et à rechercher une modification réelle. Par là un nouveau principe de l'activité psychique était introduit: ce qui était représenté, ce n'était plus ce qui était agréable, mais ce qui était réel , même si cela devait être désagréable." 467 Le principe de réalité vient soutenir le principe de plaisir en tentant de représenter le monde extérieur tel qu'il est, dans un travail d'objectivation. Selon J. Laplanche et J.B. Pontalis 468 , le principe de réalité est le principe régulateur de l'appareil psychique, son instauration progressive permet des adaptations essentielles: développement des fonctions conscientes, attention et jugement, mémoire, substitution à la décharge motrice d'une action visant à une transformation appropriée de la réalité, naissance de la pensée.

Or, un des postulats de la psychanalyse est que l’appareil psychique ne dispose pas directement des repères permettant de distinguer monde extérieur et monde intérieur. Il doit mettre en place un système de différenciation permettant d’éviter la confusion entre ce que le sujet perçoit à l’extérieur et ce qu’il se représente de l’intérieur.

Ce système est progressivement appelé "épreuve de réalité" dans les travaux de S. Freud. Le terme "épreuve de réalité" apparaît pour la première fois en 1911, dans le texte intitulé "Formulation sur les deux principes du fonctionnement psychique". Les prémices de cette notion sont présents dès 1895 sous l'appellation "indice de réalité".  469 Dans un premier temps la notion d'épreuve de réalité vient rendre compte d'un mécanisme différenciant l'hallucination de la perception. Mais la nécessité de faire référence à l'épreuve de réalité, dans l'organisation de la vie psychique, traverse toute l'œuvre de S. Freud. Dans un de ses derniers écrits, il revient encore sur cette notion, pour en souligner l'importance: "Comme les traces mnésiques, surtout par leur association avec des restes verbaux, peuvent devenir tout aussi conscientes que des perceptions, il subsiste ici une possibilité de confusion capable d'aboutir à une méconnaissance de la réalité. Le moi s'en protège en mettant en place le dispositif de l'épreuve de réalité." 470 Pour S. Freud, l'épreuve de réalité est un élément essentiel du processus de différenciation psychique protégeant la complexité du fonctionnement psychique du risque de confusion.

Les modalités constitutives de cette "épreuve de réalité" évoluent au fil de l’œuvre de S. Freud. Il est possible d'en dégager différentes étapes, différents temps, qui rendent compte de différentes problématiques. Dans un premier temps, la “réalisation hallucinatoire du désir 471 s’oppose à la perception issue de l’association entre l’appareil perceptif et le système conscient. "L'épreuve de réalité" repose alors essentiellement sur un modèle énergétique, basé sur l'inhibition de l'investissement du souvenir ou de l'image. Dans un deuxième temps, c’est la motricité, l’action du sujet sur le monde extérieur, qui permet de discriminer interne et externe en agissant sur les sources d’excitations externes. Suivent deux autres évolutions de ce concept. D’une part, une opposition plaisir-déplaisir permet de situer à l’extérieur ce qui est déplaisant, l’objet est découvert quand il frustre. D’autre part, "l’épreuve de réalité" repose, dans ses derniers développements, sur un jugement d’existence comparant le perçu au représenté. Ce jugement repose sur un point de vue paradoxal, c'est la représentation interne qui donne corps à la réalité externe. "Originellement donc, l'existence de la représentation est déjà un garant de la réalité du représenté. L'opposition entre subjectif et objectif n'existe pas dès le début. Elle s'établit seulement par le fait que le pensée possède la capacité de rendre à nouveau présent ce qui a été une fois perçu, par reproduction dans la représentation, sans que l'objet ait besoin encore d'être présent au-dehors. La fin première et immédiate de l'épreuve de réalité n'est donc pas de trouver dans la perception réelle un objet correspondant au représenté mais de le retrouver, de se convaincre qu'il est encore présent." 472 Ces différents développements permettent de dégager deux grandes fonctions de "l'épreuve de réalité": un travail de distinction de l'externe et de l'interne, dont l'échec peut déboucher sur un fonctionnement hallucinatoire, et un travail d'ajustement du monde interne dans sa confrontation à la perte d'objet.

En contre point à "l'épreuve de réalité", la "perte de la réalité" est une notion qui accompagne les conceptions psychanalytiques des problématiques psychotiques. Elle apparaît dans les écrits de S. Freud quand s’introduit la distinction structurale entre névrose et psychose. “La névrose est le résultat d’un conflit entre le Moi et le Ça, tandis que la psychose est la survenue analogue d’un désordre semblable entre le Moi et le monde extérieur" 473 . Dans son article de 1924 intitulé “La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose” S. Freud reprend ses propositions de 1911: "Le névrosé se détourne de la réalité, parce qu'il la trouve intolérable, dans sa totalité ou en partie. Le type le plus extrême de cette façon de se détourner de la réalité nous est proposée par certains cas de psychose hallucinatoire, dans lesquels doit être dénié l'événement qui a provoqué la folie (Griesinger). Mais en vérité chaque névrosé agit de même à l'égard d'un petit fragment de la réalité. " 474 Il souligne que cette perte de réalité touche aussi d’une certaine manière la névrose, mais que les modalités et l’intensité en diffèrent dans la psychose. Il est important de noter que S. Freud n'attribue jamais, dans ce texte, la "perte de réalité" à un échec de "l'épreuve de réalité". Ce sont les modalités de recours au monde fantasmatique du psychotique qui sont en cause. "Dans ce monde fantasmatique la névrose puise le matériel qu'exigent ses nouvelles formations de désir, et le trouve habituellement sur la voie de la régression dans un passé réel plus satisfaisant. Il est à peine douteux que le monde fantasmatique joue le même rôle pour la construction de la nouvelle réalité. Mais le nouveau monde extérieur fantasmatique de la psychose veut se mettre à la place de la réalité extérieure … C'est ainsi que pour la névrose comme pour la psychose, la question qui vient à se poser n'est pas seulement celle de la perte de la réalité , mais aussi celle d'un substitut." 475 Ce qui échoue dans la psychose c'est le principe de réalité plus que l'épreuve de réalité.

De nombreux auteurs se sont intéressés aux rapports au réel dans les problématiques psychotiques. La psychose vient jouer sur la ligne de partage qui détermine ce qui est dans la réalité et ce qui n'y est pas, révélant ainsi sa dimension indécidable. Le processus psychotique vient interroger et troubler la convention collective implicite qui nous fait dire qu'il y a une réalité "en soi" sans qu'il soit possible d'en donner une définition unanime.

Les travaux de M. Dayan proposent une approche historique du statut de la réalité dans la pensée psychanalytique en cherchant à établir que le rapport entre l’inconscient et la réalité repose sur le lien qui unit la position de l’infantile à la composition du réel. Au fil de son ouvrage “inconscient et réalité” 476 , il étudie les différentes facettes de la psychanalyse avec lesquelles se dialectise la notion de réalité, comme par exemple transfert et réalité en ce qui concerne la technique analytique, ou bien fantasme et réalité en ce qui concerne les conceptions analytiques.

Dans "Les relations au réel dans la psychose" 477 M. Dayan réagit au modèle déficitaire de la psychose induit par la notion de perte de réalité, ainsi que sur l’aspect peu discriminatoire de cette notion. Il critique l’opposition entre névrose et psychose fondée sur le premier temps du refoulement opposé à la perte de réalité psychotique. Il propose de distinguer névrose et psychose en fonction des modalités spécifiques de perte et de restitution du réel, au sein d’une psychopathologie des modes de composition du réel. Ce n’est plus la perte de réalité qui distingue névrose et psychose, mais les rapports à la réalité qui sont marqués par des organisations inconscientes différentes réclamant un traitement différent de la réalité.

D. Widlocher tente lui aussi de dépasser l’aspect peu discriminatoire de la notion de "principe de réalité" dans le domaine des pathologies mentales pour expliquer les spécificités du rapport au réel dans les problématiques psychotiques. Il propose, en complément de la notion de "principe de réalité", la notion de “sens du réel”. En effet, l’insuffisance du "principe de réalité" apparaît dans d’autres problématiques que la psychose: troubles du caractère chez l’enfant, certaines organisations névrotiques. La spécificité des troubles du lien à réalité dans les psychoses semble être d’une autre nature: “Plus qu’un mauvais usage du principe de réalité , il semble s’agir chez les psychotiques d’un manque plus fondamental dans leur identification au réel .… Ce n’est pas tellement le principe de réalité qui s’y trouve impliqué que l e sens du réel . Chez le psychotique fait défaut le sens intime d’une familiarité essentielle entre le Moi et la réalité." 478 .

D. Widlocher inverse l’interprétation des fonctions du Moi. Selon lui, le Moi utilise le "principe de réalité" pour permettre la satisfaction du désir et ainsi devient le garant de l’omnipotence. Le fonctionnement du Moi dans ses rapports avec la réalité externe préserve l’existence d’une réalité psychique. “…le Moi fonde un ordre du monde dont la réalité perçue n’est qu’un aspect. La négation, l’abstraction et le développement des capacités instrumentales lui permettent de concevoir une réalité virtuelle, un ordre du pensable. Que le désir soit réalisable ou non ne l’empêche pas d’être pensable et communicable. Cette expérience maintient une adéquation profonde entre la réalité et le Moi, puisque l’illusion de l’omnipotence ne se situe pas au niveau de la réalisation du désir mais de sa réalité même.” 479 .

D. Widlocher rejoint la position de P.C. Racamier pour tenter de définir une spécificité au mode d'appréhension de la réalité dans les problématiques psychotiques. Pour P.C. Racamier, "La réalité n'est pas seulement une donnée de l'existence, et une conquête de l'évolution psychique, elle est aussi une fonction fondamentale de la personnalité." 480 La réalité, dont la perception est faussée, est un cadre de référence commun aux communications et aux actions des individus. Avant que la réalité soit mise à l'épreuve, il faut avoir pu faire l'expérience du "sentiment d'existence du réel", P.C. Racamier précise même, un "pré-sentiment". "La dimension du réel est vécue comme un postulat. Le réel est senti avant d'être prouvé. Cette sorte de préjugé de la réalité répond à un investissement basal, diffus et peu différencié du monde extérieur et intérieur." 481 Ce qui est en cause n'est pas la perception de la réalité externe, mais son appropriation subjective. Pour P.C. Racamier, le schizophrène est confronté à deux réalités dont "… l'une est de trop." 482

R. Roussillon reprend ce débat sous l’angle d’une métapsychologie des processus. Pour lui, ce travail de différenciation repose aussi sur l’organisation “d'une pensée de la pensée”, sur le dégagement d'indices différenciant le passé du présent, le rêve de l’actuel. Ce qui se joue dans la psychose ne se situe pas dans une absence de représentation ou de perception, mais dans un manque en ce qui concerne une représentation de la représentation. La perte du sens du réel s’inscrit alors dans un mode de rapport à la représentation et à la perception, dans un mode d’organisation de la représentation. Pour R. Roussillon, ce qui permet l’accession à la représentation de la représentation repose sur la capacité à supporter qu’une chose ne soit pas égale à elle-même, sur une logique de non-identité à soi-même, une acceptation de la différence.

Notes
467.

FREUD S., 1911, "Formulation sur les deux principes du fonctionnement psychique", Résultats, idées, problèmes, t.1, PUF, 1984, p. 136.

468.

LAPLANCHE J. et PONTALIS J.B., 1967, Le vocabulaire de la psychanalyse, p. 336-337.

469.

FREUD S., 1895, "L'esquisse pour une psychologie scientifique", in Naissance de la psychanalyse, PUF, 1986.

470.

FREUD S., 1939, L'abrégé de psychanalyse, PUF, 1985.

471.

FREUD S., 1925, "La négation", in Résultats, idées, problèmes, t.2, PUF, 1985, p. 137.

472.
473.

FREUD S., 1924, "Névrose et psychose", in Névrose psychose et perversion, PUF, 1973, p. 283.

474.

FREUD S., 1911, "Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques", in Résultats, idées, problèmes, t.1, PUF, 1984 p. 135.

475.

FREUD S., 1924, "La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose", in Psychose, névrose et perversion, PUF, 1973, p. 303.

476.

DAYAN M., 1985, Inconscient et réalité, PUF.

477.

DAYAN M., 1985, Les relations au réel dans la psychose, PUF.

478.

WIDLOCHER D., 1971, “Traits psychotiques et organisation du moi”, in “Problem of psychosis”, Ed Excerpta Médica, p. 181.

479.

WIDLOCHER D., 1971, “Traits psychotiques et organisation du moi”, in “Problem of psychosis”, Ed Excerpta Médica, p. 182.

480.

RACAMIER P.C., 1962, "Propos sur la réalité dans la théorie psychanalytique", Revue Française de Psychanalyse, n°6, p. 675.

481.

RACAMIER P.C., 1962, op. cit., p. 696.

482.

RACAMIER P.C., 1980. Les schizophrènes, Payot, p. 112.