2.4.3. Le bouclier de Persée, F. Pasche.

F. Pasche aborde les questions relatives à la psychose, aux enveloppes et au contact avec la réalité sous un angle original. La réalité, dans la psychose n'est pas seulement déformée par les projections, c'est son appréhension qui est, en elle-même, source d'angoisses terrifiantes. Pour cela, il utilise métaphoriquement un épisode du mythe de Persée. Pour affronter la Méduse, et lui trancher la tête, Persée doit pouvoir l'approcher sans la regarder directement, sinon il serait immanquablement pétrifié ou aspiré par elle. La ruse qu'utilisa Persée consistait à utiliser un bouclier que lui avait fourni la déesse Athéna, non pas pour se protéger d'éventuels coups ou se cacher, mais ce bouclier, préalablement poli, lui servit de miroir. Il ne regardait plus directement la Méduse mais son image, son reflet dans le bouclier.

La première analogie que soutient cette métaphore est celle du pare-excitation, mais F. Pasche interroge surtout l'investissement des objets du monde extérieur lors de leur perception. La perception n'est pas la réception passive de signaux externes. "Percevoir c'est vraiment sortir de soi, mais justement pas pour ramener à soi, selon la métaphore de l'amibe. Non! Pour s'y laisser, ce qui suppose qu'on y reste tant que l'objet est là, et que l'on accommode, au sens visuel, sur sa distance." 506 Percevoir est, selon ce point de vue, une opération qui met en cause les assises narcissiques du sujet.

Pour F. Pasche, le psychotique ne dispose pas du bouclier réfléchissant de Persée et court en permanence le risque d'être pétrifié par l'angoisse que représente l'effraction potentielle que le dehors représente pour lui. "Toute réalité quelle qu'elle soit, dès qu'elle se présente à lui l'agresse, elle cesse aussitôt d'être perçue vraiment car les données sensorielles qu'elle recèle ne peuvent plus être appréhendées que comme menaçantes." 507 Vu sous cet angle, le trouble des processus de représentation dans la psychose repose sur une altération de la perception. Le psychotique n'a pas reçu, ou n'a pas pu recevoir, le bouclier d'Athéna. Cette métaphore désigne, pour F. Pasche, une carence maternelle qui altère d'emblée le contact avec la réalité et par voie de conséquence les représentations qui en découleront: "Car la représentation ne peut dériver que d'une perception, or la réalité dès qu'elle fait irruption dans le monde du psychotique cesse d'être perçue." 508 La réalité n'est ni refoulée, ni forclose, elle est incorporée par identification narcissique.

Le bouclier de Persée est une enveloppe protectrice et un miroir, mais surtout il est un prolongement du corps maternel dépourvu de désirs maternels dirigés sur l'enfant. "Le corps de la mère est le premier miroir" 509 Ce miroir métaphorique dont parle F. Pasche est une déclinaison du miroir maternel qui soutient une représentation du monde extérieur et une représentation de soi-même: "…l'objet suppléant l'incapacité de se regarder soi-même, d'avoir de soi-même une représentation" 510 .

Cette interprétation que donne F. Pasche du bouclier de Persée, se situe en droite ligne des travaux de D.W. Winnicott sur le rôle de miroir de la mère. "Dans le développement émotionnel de l'individu, le précurseur du miroir c'est le visage de la mère" 511 . D.W Winnicott, dans cet article se dit influencé par les travaux de J. Lacan sur "le stade du miroir" 512 . Il reprend l'importance de la fonction du miroir dans le développement du Moi de tout individu développée par J. Lacan. Mais surtout, il propose de développer une hypothèse absente des travaux de J. Lacan: la relation entre cette fonction développementale du miroir et le rôle du visage maternel. Pour D.W. Winnicott quand un bébé regarde le visage de sa mère ce qu'il voit, c'est lui-même: "… la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu'elle voit." 513 Le dégagement d'une auto-perception, chez le nourrisson, passe alors par une aperception dans le regard et l'expression du visage maternel. "Quand je regarde, on me voit, donc j'existe. Je peux alors me permettre de regarder et de voir. Je regarde alors créativement et, ce que j'aperçois, je le perçois également." 514 D.W. Winnicott va jusqu'à faire de cette fonction miroir une métaphore du travail psychothérapique. La psychanalyse serait pour lui: "…un dérivé complexe du visage qui réfléchit ce qui est là pour être vu." 515 .

La métaphore qu'utilise F. Pasche pour aborder les relations entre "psychose et réalité" est donc particulièrement riche, car elle permet de dédoubler cette problématique de la représentation de soi et de la réalité. En effet, le bouclier de Persée est poli comme un miroir et ce n'est pas n'importe quelle image qui s'y reflète dans le combat qu'il mène, c'est la tête de la Méduse. S. Freud 516 a interprété l'effroi suscité par la vision de la tête de la Méduse comme un effet de la confrontation à la perception du sexe maternel symbolisant la castration. R. Roussillon renverse cette problématique en faisant l'hypothèse d'une forme de liaison primaire non symbolique d'une expérience traumatique primaire, la sexualisation de l'absence de miroir maternel. La tête de la Méduse serait l'effet de la projection d'un visage maternel qui n'exprimerait rien, qui ne refléterait rien. D'où la pétrification qui est, toujours selon R. Roussillon, une des modalités de liaison non symbolique primaire qu'il nomme la "neutralisation énergétique" 517 . Dans cette perspective, le stratagème de Persée prend appui sur le danger qu'il affronte. Persée se donne les moyens de produire une représentation de l'absence de représentation, un reflet de l'absence de reflet.

Notes
506.

PASCHE F., 1971, "Le bouclier de Persée, ou psychose et réalité", in Le sens de la psychanalyse, P.U.F, 1988, p. 29.

507.

PASCHE F., 1971, op. cit., p. 30.

508.

PASCHE F., 1971, op. cit., p. 31.

509.

PASCHE F., 1971, op. cit., p. 37.

510.

PASCHE F., 1971, op. cit., p. 36.

511.

WINNICOTT D.W., 1967, "Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l'enfant", in Jeu et réalité, Gallimard, 1975, p. 203.

512.

LACAN J., 1949, "Le stade du miroir comme formateur de la fonction symbolique du je, telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique", in Écrits, Seuil, 1966.

513.

WINNICOTT D.W., 1967, "Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l'enfant", in Jeu et réalité, Gallimard, 1975, p. 205.

514.

WINNICOTT D.W., 1967, op. cit., p. 209.

515.

WINNICOTT D.W., 1967, op. cit., p. 213.

516.

FREUD S., 1922, "La tête de la Méduse", in Résultats, idées, problèmes, t.2, PUF, 1985.

517.

ROUSSILLON R., 1999, "Traumatisme primaire, clivage et liaisons primaires non symboliques", in Agonie, clivage et symbolisation, PUF, p. 25.