2.4.5. Psychopathologie de l'auto-représentation: la crainte de l'effondrement, D.W. Winnicott.

Toutes les approches auxquelles, nous venons de faire référence, représentent des aménagements théoriques et techniques pour faire face à l'émergence d'un irreprésentable. Cet irreprésentable bouscule l'architecture différenciée de l'appareil psychique et fait naître des lignes de clivage à l'intérieur de monde interne comme entre monde interne et monde externe. Il s'insinue dans le monde perceptif et désorganise le travail de la pensée. Cette expérience psychique semble devoir échapper à la logique du refoulement.

C'est sur ce point que les derniers travaux de D.W. Winnicott viennent apporter des éléments décisifs. Dans son texte sur "La crainte de l'effondrement" 521 , D.W. Winnicott s'intéresse à l'organisation défensive du Moi contre l'effondrement de sa propre organisation, défense qu'il considère comme l'inversion du processus individuel de maturation. Dans cette logique la psychose est essentiellement une organisation défensive dirigée contre "… une angoisse disséquante primitive." 522 La psychose n'est pas en elle-même un effondrement, mais une défense contre une angoisse sous-jacente impensable, qualifiée de "disséquante" ou "d'agonistique" selon les traductions.

La crainte de l'effondrement est un repère clinique qui peut être évoqué par les patients soit dès le début de leur traitement soit au décours de la psychothérapie. L'hypothèse centrale de D.W. Winnicott est paradoxale: "Je soutiens que la crainte clinique de l'effondrement est la crainte d'un effondrement qui a déjà été éprouvé." 523 . Cette crainte de l'effondrement n'est que la reproduction de la crainte de l'angoisse disséquante qui fut à l'origine de l'organisation défensive pathologique du patient. Cette hypothèse organise la formulation des interprétations produites par D.W. Winnicott: "Dans mon expérience, il y a des moments où un patient a besoin qu'on lui dise que l'effondrement, dont la crainte détruit sa vie, a déjà eu lieu." 524

Cette idée, que ce qui est redouté est ce qui a déjà eu lieu, était déjà présente dans un article de D.W. Winnicott publié en 1959 525 . Dans ce texte, D.W. Winnicott propose d'organiser les classifications psychiatriques selon les déformations de l'environnement vécues par les patients et non plus uniquement d'après les regroupements symptomatiques classiques, c'est ce qu'il appelle "l'image clinique" 526 . Ce qui fonde la psychose n'est pas l'aspect primitif des défenses, mais le fait qu'elle constitue une réponse à une faillite de l'environnement. La classification nosographique doit alors pouvoir rendre compte des différentes modalités de cette faillite.

Dans une note additionnelle de 1964 D.W. Winnicott reprend et précise sa pensée: "La dépression qui est redoutée a déjà eu lieu. Ce qui est connu de la maladie du patient est un système de défenses organisées, relatif à cette dépression passée. La dépression signifie la faillite des défenses. La dépression primitive a pris fin après l'organisation de défenses nouvelles, des défenses qui constituent la structure de la maladie du patient." 527 Dans cette note, il énonce plusieurs propositions qui seront développées dans des textes ultérieurs ("La crainte de la folie", 1965, et "La crainte de l'effondrement", 1971). D'une part, la "dépression primitive" s'est établie à un stade antérieur à l'organisation d'une "capacité d'être une personne-souffrant-de-maladie", cette dépression primitive n'est pas forcément liée à un seul traumatisme massif, mais à "un ensemble d'influences déformantes" liées aux relations avec l'environnement primaire.

D'autre part, "Le souvenir ne peut apparaître que par reviviscence." 528 La crainte de la dépression correspond déjà en elle-même à ce que D.W. Winnicott appelle le "besoin de se souvenir de la dépression originaire". Mais surtout, la remémoration nécessaire au travail thérapeutique passe par une réactualisation du vécu originaire. Cette conception permet de repérer une dimension transférentielle dans les épisodes d'acuités symptomatiques émergeant au décours de la relation psychothérapique. "D'où l'usage positif qui peut être fait d'une dépression si sa place dans la tendance du patient à l'auto-guérison est reconnue et utilisée dans la pratique." 529

Dans ses écrits ultérieurs, D.W. Winnicott délaisse le terme de "dépression primitive" pour celui "d'effondrement" qu'il estime plus vague et ainsi plus apte à rendre compte de "l'état de chose impensable qui est sous-jacent à l'organisation d'une défense" 530 . Par ce terme d'effondrement, D.W. Winnicott situe cette problématique psychopathologique dans le domaine de l'impensable, dans un au-delà des limites de la pensée.

Cette psychopathologie, contenue dans la crainte de l'effondrement, est une psychopathologie du processus de maturation précoce de l'individu que D.W. Winnicott décrit comme un échange dynamique et harmonieux entre les fonctions facilitatrices de l'environnement et le "développement de la complexité des mécanismes mentaux en liaison avec le développement neurophysiologique" 531 . Il peut alors reprendre son projet de classification esquissé en 1964 en mettant en correspondance les différentes formes que peuvent recouvrir les "angoisses disséquantes avec les principales fonctions facilitatrices de l'environnement comme par exemple le retour à un état de non-intégration et le "handling", la chute sans fin et le "holding"… L'angoisse disséquante vient alors signifier, désigner, le processus mis en cause dans le processus de maturation.

Winnicott peut alors préciser la raison de cette réactualisation de l'angoisse disséquante, de cette compulsion de répétition. "… l'angoisse disséquante primitive ne peut se mettre au passé si le moi n'a pas pu d'abord la recueillir dans l'expérience temporelle de son propre présent, et sous le contrôle omnipotent actuel." 532 Cette expérience a échappé aux coordonnées du processus représentatif du fait de l'immaturité du Moi ce qui condamne le patient à: "… chercher le détail du passé qui n'a pas encore été éprouvé. Il le cherche dans le futur…" 533 Il n'est pas possible de se souvenir directement de quelque chose qui n'a pas eu lieu pour le patient, qui n'a pas été complètement éprouvé subjectivement, d'où la nécessité d'une réactualisation transférentielle, d'une mise au présent dans le cadre d'une relation psychothérapique.

Pour D.W. Winnicott, cette réactualisation d'un événement du passé non-éprouvé subjectivement est nécessaire au cours d'une psychothérapie, c'est l'équivalent de la remémoration dans la psychothérapie des névroses. Dans son texte sur "La crainte de la folie" 534 , D.W. Winnicott détermine les conditions nécessaires à l'élaboration des angoisses disséquantes. Pour que cette reviviscence de l'angoisse disséquante ait lieu dans un cadre analytique, il faut que le patient puisse organiser un "transfert délirant" (terme qu'il emprunte à M. Little), c'est-à-dire que le thérapeute supporte "… des séances entières ou même des périodes d'analyse où la logique n'est aucunement propre à décrire le transfert." 535 D.W. Winnicott nomme ce transfert délirant des "folies localisées".

En conclusion de son texte sur la crainte de l'effondrement, D.W. Winnicott étend son approche à d'autres craintes comme celle de la mort, du vide ou de la non-existence. Ces différents textes de D.W. Winnicott sont essentiellement cliniques mais leur portée métapsychologique est considérable. Le matériau psychique intolérable rejeté de la psyché, et qui ne cesse de faire retour, n'est pas considéré comme porteur d'une conflictualité majeure dans la confrontation avec la réalité extérieure, mais perçu comme n'étant pas porteur du sceau de la subjectivité, ce matériau psychique est intolérable car il n'a pas pu être éprouvé subjectivement. Dans la crainte de l'effondrement, la psychopathologie de l'auto-représentation n'occupe plus une place périphérique, comme par exemple dans l'étude du délire schreberien par S. Freud, mais une place centrale. La crainte de l'effondrement porte sur l'organisation des processus psychiques à l'origine de l'élaboration des représentations et révèle le caractère auto-figuratif des éprouvés primaires.

Notes
521.

WINNICOTT D.W., 1971, "La crainte de l'effondrement", in La crainte de l'effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, 2000.

522.

WINNICOTT D.W., 1971, op. cit., p. 209.

523.

WINNICOTT D.W., 1971, op. cit., p. 209.

524.

WINNICOTT D.W., 1971, op. cit., p. 209.

525.

WINNICOTT D.W., 1959-1964, "Nosographie: y a-t-il une contribution de la psychanalyse à la classification psychiatrique?", in Processus de maturation chez l'enfant, Payot, 1970.

526.

WINNICOT D.W. 1959-1964, op. cit., p. 110.

527.

WINNICOT D.W. 1959-1964, op. cit., p. 112.

528.

WINNICOT D.W., 1959-1964, op. cit., p. 112.

529.

WINNICOT D.W., 1959-1964, op. cit., p. 112.

530.

WINNICOTT D.W., 1974, "La crainte de l'effondrement", in La crainte de l'effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, 2000, p. 207.

531.

WINNICOTT D.W., 1974, op. cit., p. 207.

532.

WINNICOTT D.W., 1974, op. cit., p. 210.

533.

WINNICOTT D.W., 1974, op. cit., p. 210.

534.

WINNICOTT D.W., 1965, "La crainte de la folie", in La crainte de l'effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, 2000.

535.

WINNICOTT D.W., 1965, op. cit., p. 226.