3. ÉTATS PSYCHOTIQUES ET POSITIONS NARCISSIQUES DE LA PSYCHE.

Nous avons vu que les problématiques psychotiques ont suscité le développement d'une théorie psychanalytique du narcissisme, de l'amour porté à soi-même, de l'amour porté à sa propre image. Les premiers échecs des tentatives de traitement psychanalytique des patients psychotiques avaient conduit K. Abraham 536 à théoriser un processus détruisant les capacités de transfert et d'amour objectal de ces patients. Ce processus est, pour lui, un "retour à l'auto-érotisme". Dans son dialogue avec K. Abraham, S. Freud reprend cette notion en développant une théorie du narcissisme qui devient une pierre angulaire de la compréhension des problématiques psychotiques puis du développement précoce de l'enfant et du fonctionnement du Moi. Pour S. Freud, plutôt qu'un retour à l'auto-érotisme (dans la mesure où l'auto-érotisme se définit sans recours à un objet extérieur et sans référence à une image du corps unifiée 537 ), les problématiques psychotiques confrontent à un retour au narcissisme, la libido n'est pas complètement sans objet, elle prend le Moi souffrant pour objet.

La notion de narcissisme s'inscrit dans la métapsychologie freudienne selon deux grands axes. D'une part, dans une conception économique de la théorie libidinale, le narcissisme représente un des pôles de la balance de l'investissement énergétique, l'investissement libidinal du moi. L'autre pôle étant bien sûr l'investissement de l'objet, la psychose représentant alors un conflit majeur entre ces deux pôles. D'autre part, le narcissisme est un élément essentiel d'une représentation structurale du Moi. L'investissement libidinal de l'image de soi est nécessairement un moment fondateur du Moi. C'est cette dimension structurale qui amène à décliner la notion de narcissisme dans deux registres. Le narcissisme primaire qui est un investissement premier et exclusif de la libido sur le Moi et un narcissisme secondaire consistant en un retour de la libido destinée aux objets vers le Moi.

La notion de narcissisme primaire devient sujette à d'importantes remises en question dès lors qu'elle devient, dans une perspective psychogénétique, un stade de la libido infantile car elle s'associe à une notion hypothétique d'anobjectalité que l'observation et la clinique des nourrissons rendent fort improbable. L'anobjectalité renvoie à une dynamique de découverte progressive de l'autre après une première étape où le sujet est, soit complètement coupé de l'autre, soit complètement indifférencié de l'autre. Cette logique linéaire ne correspond pas aux résultats des travaux actuels en lien direct avec des nourrissons 538 . Si le nourrisson explore progressivement son environnement, il n'en est pas moins d'emblée dans une relation intersubjective avec les personnes qui l'entourent. Le narcissisme primaire est une notion paradoxale qui doit se penser au sein d'une intersubjectivité que l'on peut qualifier, à la suite de C. Trevarthen, de "primitive". L'investissement de soi aussi exclusif soit-il se fait dans une relation avec un objet qui n'est peut-être pas représenté en tant que tel mais qui est recherché et sollicité activement.

Par contre, il peut être intéressant de resituer la notion de narcissisme primaire dans son contexte d'émergence: la clinique des psychoses de l'adulte. La notion de narcissisme a permis une première saisie d'un des traits saillants de la clinique des psychoses de l'adulte: la grande difficulté relationnelle qui remet en question l'établissement d'une relation transférentielle, telle qu'elle est conçue dans une clinique des névroses, et qui rend peu partageables les productions et les perceptions des patients. Dans ce contexte, le narcissisme primaire n'est plus une donnée première de la vie psychique mais une construction psychique en réponse à une souffrance majeure marquée par un mode de rapport à soi où autrui perd sa dimension médiatrice. C'est ce mode de rapport à soi, ou plus précisément à son psychisme, que nous proposons d'appeler une "position narcissique" de la psyché.

La notion de fonction réflexive permet d'apporter un premier éclairage sur la dimension narcissique des problématiques psychotiques. La clinique psychothérapique avec des patients souffrant de psychose révèle les failles de cette fonction essentielle au processus de représentation, la représentance. Face à des difficultés majeures pour élaborer des représentations de la représentation, et surtout une représentation de l'absence de représentation, les sujets aux prises avec une problématique psychotique ne vivent pas pour autant dans une confusion permanente. Ils vont élaborer des représentants non représentatif de la représentation organisant des différences et rendant compte d'un travail psychique. Ces représentants de la représentation renvoient aux travaux sur les enveloppes psychiques et les contenants de pensée que nous venons de parcourir et que B. Gibello 539 qualifie justement de "narcissiques".

Notes
536.

ABRAHAM K., 1908, "Les différences psychosexuelles entre l'hystérie et la démence précoce", in Œuvres complètes, t. 1, Payot, 1965.

537.

LAPLANCHE J. et PONTALIS J.B., 1969, Le vocabulaire de la psychanalyse, PUF, p. 42.

538.

Voir la revue de la question de TREVARTHEN C. et AITKEN K.J., 2003, "Intersubjectivité chez le nourrisson: recherche, théorie et application clinique", in Devenir, n° 4, Vol. 15, p. 309-428.

539.

GIBELLO B., 1994, "Les contenants de pensée et la psychopathologie", in Émergence et trouble de la pensée, Dunod.