3.1. LES REPRESENTANTS NON REPRESENTATIFS DE LA PSYCHE: ETATS PSYCHOTIQUES ET REPRESENTANCE.

En se confrontant à la clinique des souffrances narcissiques identitaires, après s'être forgée dans le traitement des névroses, la théorie psychanalytique a élaboré des modèles de compréhension où la représentation symbolisée n'est plus au centre du travail analytique. En effet, les premiers travaux psychanalytiques ont dégagé des formations signifiantes de ce qui semblait être des ratés du fonctionnement psychique: conversions hystériques, phobies, voire lapsus et actes manqués. Les souffrances narcissiques identitaires, dont font partie les problématiques psychotiques, font à nouveau basculer la clinique psychanalytique vers une clinique du signe avant de retrouver le chemin d'une clinique du sens.

R. Roussillon 540 , dans une réflexion sur le cadre psychanalytique définit trois fonctions majeures en œuvre dans les dispositifs analysants: la fonction "phorique", la fonction "sémaphorique" et la fonction "métaphorique". Ces réflexions font suite aux travaux de P. Delion 541 établissant un pont entre la psychopathologie et la sémiotique de C.S. Pierce.

La situation analytique repose sur un dispositif qui soutient et encadre un travail de symbolisation producteur de sens. La fonction métaphorique soutient directement ce travail de symbolisation et d'appropriation subjective en activant la production de représentations. Le dispositif divan-fauteuil en suspendant la motricité et en installant une représentation de l'absence suscite une dynamique contraignant la motricité et la pulsion à se transférer dans une pensée imageante, elle-même contrainte à se déplacer dans l'appareil de langage.

La fonction phorique soutient et contient ce processus en référence à la notion de non-processus élaborée par J. Bleger 542 . Le dispositif vient redoubler le "domptage énergétique" de l'appareil psychique permettant le travail de transformation nécessaire à la métaphorisation.

Enfin la fonction sémaphorique est un processus producteur de signes. Avant de pouvoir développer une fonction métaphorisante productrice de sens, il faut pouvoir constituer et repérer des signes potentiellement interprétables, même s'ils se donnent dans un premier temps comme énigmatiques, anachroniques ou insensés. La transformation de la "matière psychique" en signes repérables, partageables et interprétables précède la production de sens. C'est en cela que la confrontation au traitement des souffrances narcissiques identitaires a relancé l'élaboration de concepts métapsychologiques venant rendre compte d'une nouvelle clinique du signe dans laquelle s'inscrivent les réflexions sur les enveloppes psychiques, les contenants de pensée auxquels on peut aussi associer les idéogrammes de W.R. Bion 543 et les pictogrammes de P. Aulagnier 544 . Cet ensemble de concepts est regroupé par B. Golse sous le terme de "signifiants primordiaux" 545 , ces signifiants sont prélangagiers à la différence des signifiants primordiaux auxquels fait référence J. Lacan 546 .

Ces trois fonctions sont des éléments de la fonction symbolisante où l'intrapsychique se mêle à l'auto-subjectif et à l'inter-subjectif. Les contenants de pensée peuvent alors être compris comme des jalons intrapsychiques balisant ce processus de symbolisation

La clinique que je relate dans cette thèse est en permanence émaillée par des productions psychiques qui renvoient à ces concepts métapsychologiques qui rentrent dans une catégorie psychique que l'on peut qualifier de non symbolique ou de présymbolique, dans la mesure où le registre du sens est potentiel. L'émergence de ces contenants de pensée signe à la fois une altération du fonctionnement psychique, une faille dans le processus de représentation et un mode d'organisation de la pensée fondé sur des liaisons non symboliques. Cette émergence s'apparente à des phénomènes "auto-subjectifs", déjà cités précédemment, tels que "l'effet Silberer" évoqué par S. Freud 547 dans "L'interprétation des rêves" ou les "auto-symbolisations" décrites par S. Ferenczi 548 dans un de ses articles, qui sont des figurations des processus psychiques en échec dans leur travail de liaison.

Il est possible de comprendre ces phénomènes psychiques comme une tentative d'un appareil psychique débordé de représenter qu'il ne représente pas, l'angoisse est alors majeure et le représentant non représentatif prend une forme hallucinatoire. Le travail psychothérapique consiste alors à rendre appropriable subjectivement cette limite du fonctionnement psychique qui porte la marque d'une confrontation à une expérience psychique non représentée symboliquement. Nous sommes dans la logique que décrit D.W. Winnicott 549 dans la "crainte de l'effondrement": l'émergence d'un impensé lié à une expérience agonistique réactive, réactualise, l'angoisse agonistique. Autrement dit, c'est un "processus limite" 550 (au sens que lui donne S. Le Poulichet) qui vient déconstruire la fragile organisation psychique. L'affect est passionnel, c'est-à-dire sans aucune réflexivité ce qui provoque une forte conviction. C'est ce qui donne au transfert cette forme que D.W. Winnicott 551 nomme une "folie localisée". C'est avant tout l'affect qui s'offre à un éventuel partage avec l'environnement.

Ces contenants de pensée sont aussi producteurs de représentants non représentatifs venant organiser à minima des différenciations de natures variées: moi/non-moi, bon/mauvais, animé/inanimé…Ces représentants sont banalisés dans le discours des patients et peuvent être repris sous une forme métaphorisée dans la relation thérapeutique pour devenir par la suite de véritables "objets de relation". Ils sont à la base des "théories du soin", ou des "théories de l'esprit", que va bâtir le patient. Ces représentants ont un rôle spéculaire, la liaison est non symbolique, mais un espace de jeu se profile, un "play" plutôt qu'un "game" pour reprendre la distinction posée par D.W. Winnicott 552 , les règles se construisent, ou pas, au fil même de l'échange. L'interaction donne à ces représentants une valeur de signe, une adresse subjective potentielle.

Que la problématique des représentants non représentatifs du processus de représentation s'exprime avec l'affect rageur qui accompagne la confrontation à l'impensé, ou dans des métaphores théorisant le fonctionnement psychique privé de réflexivité, la contrainte du travail psychothérapique reste la même: il faut pouvoir s'accorder, s'ajuster, dans une relation intersubjective reconnue comme telle pour garder un espoir de progresser vers une appropriation subjective. C'est là qu'apparaît un aspect essentiel de l'organisation psychique des états psychotiques marquée par le narcissisme. Avant d'être un partenaire dans le travail psychothérapique, le thérapeute s'expose toujours à être, pour le patient, trop loin, inexistant, ou trop proche, intrusif et persécuteur.

Notes
540.

ROUSSILLON R., 2002, "La fonction sémaphorisante du site analytique et des dispositifs analysants", in Revue Belge de Psychanalyse,41, p. 52.

541.

DELION P., 2000, L'enfant autiste, le bébé et la sémiotique, PUF.

542.

BLEGER J., 1966, "Psychanalyse du cadre psychanalytique", in Crise, rupture et dépassement, R. KAËS et col., Dunod, 1979.

543.

BION W.R., 1957, "Différenciation des personnalités psychotique et non psychotique", in Réflexion faite, PUF, 1983.

544.

AULAGNIER P., 1975, La violence de l'interprétation, PUF.

545.

GOLSE B., 1999, Du corps à la pensée, PUF, p. 122.

546.

LACAN J., 1956,"Du rejet d'un signifiant primordial", Le séminaire livre III, Les psychoses, Seuil, 1981.

547.

FREUD S., 1900, L'interprétation des rêves, PUF, 1971.

548.

FERENCZI S., 1912, "Formations symptomatiques passagères au cours de l'analyse", in Psychanalyse, t. 1, Payot, 1975.

549.

WINNICOTT D.W., 1974, "La crainte de l'effondrement", in La crainte de l'effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, 2000.

550.

LE POULICHET S., 2002, Psychanalyse de l'informe, Aubier.

551.

WINNICOTT D.W., 1965, "La crainte de la folie", in La crainte de l'effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, 2000.

552.

WINNICOTT D.W., 1971, "Jouer", in Jeu et réalité, Gallimard, 1975.