3.2. ÉTATS PSYCHOTIQUES ET NARCISSISME PRIMAIRE; LES POSITIONS NARCISSIQUES DE LA PSYCHE.

De nombreux auteurs ont décrit et théorisé les premiers temps de la psychothérapie des problématiques psychotiques en caractérisant l'aspect narcissique des mouvements transférentiels. G. Gimenez, dans ses travaux sur l'hallucination psychotique, reprend la métaphore freudienne 553 des pseudopodes de l'amibe pour décrire une première étape transférentielle où le clinicien est investi comme "pseudopode indifférencié". "Dans ce premier temps, le clinicien est soit complètement exclu, soit investi massivement dans le transfert comme une partie du patient ou son prolongement, un pseudopode narcissique (ou "pseudopode auto-érotique") indifférencié du patient." 554 Ce premier temps du transfert est paradoxal, le thérapeute est investi à condition qu'il soit ignoré ou indifférencié.

Une réflexion semblable se retrouve dans les travaux de H. Searles consacrés au traitement psychanalytique des psychoses chroniques dans les années soixante. Cet auteur distingue et détaille deux temps initiaux, ou deux situations transférentielles déduites de son vécu contre-transférentiel. La première catégorie de situations transférentielles est représentée par: "Les situations transférentielles dans lesquelles le thérapeute ne se sent pas en relation avec le patient" 555 . Pour H. Searles ce sentiment d'absence de contact est lié au fait que le patient investit son thérapeute comme un objet inanimé, non-humain. Dans la deuxième catégorie de situations transférentielles: "… une relation s'est nettement établie entre le patient et le thérapeute; celui-ci ne se sent donc plus non relié au patient, mais la relation est profondément ambivalente" 556 . Le patient cherche avidement à nouer une relation symbiotique avec son thérapeute, mais craint que cette relation ne provoque sa propre annihilation, ou celle de son thérapeute. La relation est alors chaotique. Cette relation est, pour H. Searles, la résurgence d'une relation symbiotique mère-nourrisson elle-même marquée par une ambivalence trop forte pour que le nourrisson puisse développer un Moi intégré.

À peu près à la même époque, J. Bleger 557 met lui aussi l'accent sur la dimension symbiotique du transfert psychotique. La relation thérapeutique passe par une étape qualifiée de syncrétique. Pour J. Bleger, le syncrétisme n'est pas la confusion, c'est une modalité de relation archaïque par dépôt, par agglomérat propice à la formation de noyaux agglutinés. L'espace symbiotique est un espace d'indécidabilité où il est impossible de définir ce qui appartient à l'un ou à l'autre.

Quasiment tous les auteurs travaillant sur le transfert psychotique se retrouvent pour décrire un transfert vers un thérapeute qui ne serait pas reconnu dans un statut d'objet différencié et unifié. Ce qui différencie les modalités transférentielles, dans un premier abord, est essentiellement la prise en compte de l'affect qui apparaît, soit glacial et indifférent soit passionnel et rageur et parfois oscillant entre ces deux pôles. W.R. Bion repère clairement l'ambiguïté, l'aspect composite, de la relation entre le thérapeute et son patient dans laquelle s'insère le transfert. "… une formation précipitée et prématurée de relations d'objet, au premier rang desquelles figure le transfert dont la minceur contraste singulièrement avec la ténacité avec laquelle elles sont maintenues." 558 Le transfert psychotique est à la fois "mince" et "tenace", mais surtout il renvoie à différentes formes de relations d'objet "précipitées" et "prématurées". Le pluriel qu'utilise W.R. Bion quand il évoque les relations d'objet, souligne que le transfert psychotique est pluriel et qu'il renvoie à la formation de "rejetons", "précipités et prématurés", d'une relation d'objet défaillante. Le retour au narcissisme qui caractérise le transfert psychotique porte la marque d'une relation d'objet, la marque d'une histoire de l'élaboration d'une relation d'objet singulière et douloureuse.

Les symptômes saillants des problématiques psychotiques portent aussi le sceau de l'investissement narcissique massif. Dès 1895, S. Freud remarque que la conviction qui accompagne l'énonciation délirante relève d'un investissement particulier qui anticipe sur la notion de narcissisme. "Ces malades aiment leur délire comme ils s'aiment eux-mêmes. Voilà tout le secret" 559 .

A. Bolzinger 560 , dans un bref article, s'appuie sur les caractéristiques de l'énonciation délirante pour proposer une définition générale du délire quel qu'en soit son contenu ou sa forme conjoncturelle. Pour lui ce qui caractérise le délire réside dans la position que le sujet prend par rapport à lui-même et non dans le rapport du sujet à la réalité comme pourrait le suggérer une première approche. Ce qui définit l'énonciation délirante n'est pas son illogisme ou son inadéquation à la réalité, c'est l'exaltation de soi et le repli narcissique, ces deux aspects étant regroupés dans le terme d'infatuation. "Qu'est-ce que délirer? La réponse à cette question se dégage à présent: délirer, c'est croire, se croire, s'y croire. Croire: le délire est une croyance, c'est-à-dire une certaine qualité d'énonciation vibrante et passionnée sur un énoncé peu spécifique et variable dans ces termes. Se croire: le délire est une croyance à propos de soi; le délirant expose et transpose en un discours narcissique, solitaire et entêté, une identité idéale qu'il s'attribue en dépit de tout. S'y croire: le délire est une croyance infatuée, caractérisée par une exaltation présomptueuse, une assurance dominatrice et invincible, sans souci d'être reconnue et partagée avec autrui." 561 Cette définition porte sur l'acte de production du discours délirant et s'écarte de la recherche d'une nomenclature des thématiques délirantes ainsi que de l'évaluation des qualités d'adéquation à la réalité des propos. Le délire ne vient pas seulement réparer un trou dans une réalité déniée, il a une fonction dans l'économie narcissique du sujet. Il a une fonction de restauration narcissique et il s'accompagne d'un affect passionnel qui cimente et exalte la conviction du sujet. Le délire n'est pas que reconstruction, il est une expression narcissique "infatuée".

Cette économie narcissique que révèlent les problématiques psychotiques engendre un fonctionnement psychique que l'on peut qualifier "d'auto-subjectif" fait d'une répétition d'expériences subjectives jamais appropriée, jamais complètement symbolisée. C'est ce fonctionnement "auto-subjectif" qui donne une position narcissique à la psyché d'où autrui semble exclu. Ce fonctionnement "auto-subjectif" fait écho à une double rupture. D'une part la rupture de la boucle réflexive, le sujet ne peut pas représenter, ou même sentir, ce qui lui arrive, lui donner un statut psychique. Le fonctionnement "auto-subjectif" n'est pas intelligible au sujet lui-même, il n'est pas plus appropriable dans l'espace intra-psychique. D'autre part, c'est la relation intersubjective qui est rompue. Les productions "auto-subjectives" n'ont à priori pas de valeur pour autrui, elles sont à priori insensées. Autrui ne perçoit aucun message, pire aucun signe, dans les productions du psychotique. Plus grave encore, autrui se sent atteint dans son sentiment d'existence, soit il se perçoit comme absent dans le regard du sujet souffrant de psychose, soit il se sent absorbé par un état symbiotique, indifférencié.

L'histoire du sujet est présente dans le fonctionnement" auto-subjectif", mais pas sur le mode du souvenir. Cette histoire est présente dans le mode de rapport au psychique. La position narcissique de la psyché rend compte de ce rapport à son propre psychisme. L'histoire du sujet, l'histoire des modalités de symbolisation du sujet est présente dans la compulsion répétant une modalité historique du rapport à soi-même et/ou à l'objet qui n'a pas pu être symbolisée. C'est en cela que l'appareil psychique tente de représenter qu'il ne représente pas.

Cet état représente bien sûr une forme de régression du fonctionnement psychique, un retour à un fonctionnement où peu de différenciations sont établies. Mais ce fonctionnement est marqué par l'absence de référence objectale. Les expériences psychiques non subjectivées qui font retour sous la forme d'une répétition compulsive d'états traumatiques ne sont pourtant pas nécessairement en elles-mêmes anobjectales. L'univers de la psychose se révèle rapidement peuplé d'imagos inquiétantes ou terrifiantes. La solitude du psychotique est rapidement remplie de toutes sortes de fantômes. L'anobjectalité rencontrée dans les problématiques psychotiques ne peut pas uniquement être comprise dans l'optique d'une régression qui conduirait à une hypothétique époque où l'organisation psychique exclurait d'une façon ou d'une autre la présence d'autrui. La clinique montre que les expériences non subjectivées s'inscrivaient dans une relation, se déroulaient en présence d'un objet, d'un environnement humain. Cet objet n'était peut-être pas relié à une représentation interne élaborée, mais il n'était pas totalement inexistant.

La dimension anobjectale des fonctionnements "auto-subjectifs" peut être pensée comme le fruit d'un travail psychique, d'une construction où la trace de l'objet est effacée du registre représentatif. L'anobjectalité de la position narcissique est une construction "psychotique". La trace de la rencontre avec l'objet est effacée par une position narcissique où le sujet est sa propre origine. Le fantasme d'auto engendrement n'est alors qu'une figuration de ce travail psychique qui transforme les coordonnées du processus de représentation. Le travail narcissique du Moi est de se constituer en point d'origine et ainsi d'effacer les traces de ce qu'il doit aux objets. Dans les problématiques psychotiques ce qui s'efface c'est l'impensé de l'objet. L'impensable qui fait sans cesse retour, n'est pas qu'une expérience psychique isolée du monde, la relation intersubjective dans laquelle elle s'est déroulée est tout autant impensable. Les différents modèles qui rendent compte des sources de l'angoisse psychotique soulignent une inadéquation de la réponse de l'environnement. La cause de l'angoisse n'est pas nécessairement dans la relation avec l'environnement, mais cet environnement échoue dans le secours qu'il est sensé apporter à son élaboration, son appropriation subjective. La "terreur sans nom" décrite par W.R. Bion 562 est, selon lui, l'effet d'une des modalité de réponse de la mère aux peurs de son enfant. L'angoisse "disséquante" qui anime la "crainte de l'effondrement" étudiée par D.W. Winnicott 563 se décline en différentes formes corrélées avec les besoins du Moi de l'enfant face auxquels l'environnement n'a pas pu jouer un rôle "facilitateur". Son projet de "complément nosographique" 564 de 1964 reposait justement sur un repérage des corrélations entre les besoins majeurs du Moi de l'enfant et le type de réponses de l'environnement.

La position narcissique de la psyché porte en négatif l'empreinte de ce qui a été vécu dans la relation intersubjective avec l'environnement, l'objet primaire. Il ne s'agit pas, bien sûr, de l'histoire de la relation avec l'environnement en elle-même, mais de l'histoire de la manière dont la relation intersubjective a été vécue. Dans la clinique des psychoses de l'adulte les éléments manquent pour faire la part de ce qui a été construit par le sujet et ce qui a pu réellement se passer, ou ne pas se passer, dans la biographie du sujet. La position narcissique de la psyché est le siège d'une répétition qui ne répète pas à l'identique l'histoire de la non subjectivation d'un matériau psychique. Ce qui est transformé, c'est la place de l'environnement qui n'a pas pu être suffisamment "facilitateur", cette place est occupée par le sujet lui-même. En quelque sorte, dans le mécanisme "auto-subjectif", le sujet se fait à lui-même ce qu'il a éprouvé dans sa relation intersubjective avec son environnement. Il ne se prend pas seulement pour objet, il se prend pour l'objet. Dans la position narcissique l'objet primaire, l'environnement, qui n'a pas pu jouer son rôle facilitateur, entre dans le registre du négatif de la psyché. C'est ce qui donne cette coloration anobjectale à une expérience psychique primitive qui n'a pas été elle-même nécessairement anobjectale dans l'histoire du sujet.

Au cours des psychothérapies de patients psychotiques, les premiers mouvements projectifs massifs dépersonnalisants pour le thérapeute ne sont pas nécessairement à entendre comme un mouvement régressif "pour rendre l'autre fou", mais plus simplement comme le premier temps du re-déploiement transférentiel de cette problématique de l'effacement de l'objet. En s'offrant comme écran aux projections de son patient, le thérapeute est convoqué à une place où le rôle de l'environnement a été nié, ce qui rend bien difficile toute démarche réparatrice, du moins dans un premier temps. De ce point de vue, parler de transfert "négatif" prend tout son sens. Comme le soulignait H. Rosenfeld, les affects, véhiculés dans ce transfert propre à la psychose, peuvent être qualifiés de négatifs, mais pas seulement pour désigner la haine ou la destructivité qu'ils contiennent. La négativité porte aussi sur la place du thérapeute pris dans un processus qui le nie. Ce qui se transfère aussi c'est le processus d'effacement de la trace de l'objet.

‘« La vie je me la dois ; vous ais-je dit que je m’étais sauvé la vie ? Je me suis sauvé la vie ! Tout seul ! Évidemment j’aurais préféré que ce fût quelqu’un d’autre qui me la sauvât, la vie. Mais comme personne ne passait par-là, j’ai bien été obligé de me la sauver moi-même, la vie. Figurez-vous qu’en descendant les marches, j’en ai raté une. Je me suis retrouvé au pied de l’escalier avec une jambe cassée. Et personne pour me porter secours ! Allais-je me laisser pour mort ? Oh ! J’en connais des qui ne se seraient pas arrêtés : ils se seraient enjambés et ils auraient poursuivi leur chemin. Ils seraient passés sans se voir. Il y des gens à l’intérieur de qui, il n’y en a pas un pour relever l’autre ! Moi, quand je me suis vu dans cet état, ça m’a fait mal ; j’étais bouleversé. Je me suis dit : « ne bouge pas mon petit père, je vais te tirer de là ». J’ai pris ma jambe à mon cou et je me suis sauvé sur l’autre. Enfin, c’est une image, n’est-ce pas. Si bien que la vie je me la dois. L’avantage de se devoir la vie, c’est qu’on ne la doit pas à quelqu’un d’autre. Au prix où est la vie, c’est toujours ça ! Depuis, je considère que j’ai une dette envers moi-même. Je peux me demander n’importe quoi, je ne peux rien me refuser. Hof, je n’ai aucun mérite. Ce que j’ai fait pour moi, n’importe qui l’aurait fait pour lui».
Raymond Devos
Notes
553.

FREUD S., 1914, "Pour introduire le narcissisme", in La vie sexuelle, PUF, 1985 et 1917, "Une difficulté de la psychanalyse", in Essais de psychanalyse, Gallimard, 1971.

554.

GIMENEZ G., 2000, Clinique de l'hallucination psychotique, Dunod, p. 131.

555.

SEARLES H., 1963, "La psychose de transfert dans la psychothérapie de la schizophrénie chronique", in L'effort pour rendre l'autre fou, Gallimard, 1977, p. 379.

556.

SEARLES H., 1963, op. cit., p. 386.

557.

BLEGER J., 1967, Symbiose et ambiguïté, PUF, 1981.

558.

BION W.R., 1956, "Le développement de la pensée schizophrénique", in Réflexion faite, PUF, 1983, p. 44.

559.

FREUD S., 1895, "Le manuscrit H", in Naissance de la psychanalyse, PUF, 1986, p. 101.

560.

BOLZINGER A., 1985, "Qu'est-ce que délirer? Les enjeux cliniques d'une définition générale.", in Bulletin de Psychologie, n° 378, p. 8-12.

561.

BOLZINGER A., 1985, op. cit. p. 10.

562.

BION W.R., 1959, "Attaques contre la liaison", in Réflexion faite, PUF, 1983, p. 117.

563.

WINNICOTT D.W., 1971, "La crainte de l'effondrement", in La crainte de l'effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, 1989.

564.

WINNICOTT D.W., 1959-1964, "Nosographie: y a-t-il une contribution de la psychanalyse à la classification psychiatrique?", in Processus de maturation chez l'enfant, Payot, 1970.