1.1.3. Des « mots-choses » à la métaphore, une énonciation en abyme.

Les premiers entretiens sont d’emblée très particuliers. Alors que dans le service, ou dans le cadre des entretiens médicaux, Guido s’exprime de façon fluide et rapidement délirante, face à moi il ne fait pas de phrases. À chaque entretien, il prononce avec gravité un ou plusieurs mots, dépourvus d’articles; "inconscient", "solitude", "décharge", "renaissance", "repos"… Véritables "mots-choses" que, malgré mes sollicitations, il ne développe jamais. Son usage du langage ne me laisse que peu de place et provoque un sentiment de profond désarroi. La communication, aussi rudimentaire soit-elle, me semble à sens unique. Le climat de ces premiers entretiens est, pour moi, très lourd. Je me sens à la fois investi comme lieu de dépôt et en même temps nié comme interlocuteur. Ma place semble alors se réduire à celle d'une sorte de témoin muet qui assiste à une scène qu’il ne comprend pas.

Ce sentiment ne m’est cependant pas étranger. Sous une forme ou sous une autre, lors des premières rencontres avec des patients souffrant d’un épisode psychotique aiguë, j’ai le sentiment de devoir réapprendre à communiquer, de devoir réapprendre à rentrer en contact, sans pouvoir anticiper sur la modalité qui me le permettra, ce qui provoque ce sentiment de désarroi doublé d’inquiétude.

Quand j’évoque mon désarroi dans ces entretiens, à ma surprise, Guido me livre de manière abrupte un traumatisme infantile. "J’ai été traumatisé" me dit-il de façon énigmatique et grave, comme pour m’expliquer cette difficulté de communication entre nous. Et, après un silence, il me décrit alors un souvenir d'enfance, une scène où son père, alcoolisé et excédé, un soir de nouvel an le menace de le défenestrer et met en scène ses propos. Il le tient un instant au-dessus du vide. Guido ne peut rien dire de plus, il n’arrive pas vraiment à dater la scène, il pense avoir environ cinq ans.

D'un point de vue transférentiel, cette séquence peut être entendue comme la métaphore de notre relation et de sa précarité, une relation qui ne tient qu'à un fil, et que la confidence vient renforcer. Mais dans la dynamique des entretiens, cette séance marque un premier pas et suscite deux remarques.

D’une part, en fournissant une sorte de représentation de l’absence de représentation, mon désarroi face à ses propos, mon éprouvé, une scène traumatique devient verbalisable, le langage reprend une capacité représentative articulée, il n’est plus simplement un outil d’action sur l’interlocuteur. Un premier échange est possible. Mais le traumatisme évoqué est toujours "froid", il n’y a pas d’affect associé au récit. Guido se positionne comme l’historien scrupuleux d’une histoire qu’il n’aurait pas vécue.

D’autre part, malgré l’importance de cette scène, je l’oublierai progressivement au fil de nos rendez-vous. Quelque temps plus tard, j’aurai besoin de reprendre mes notes afin de vérifier ce qui a été dit lors de cet entretien. Étonnamment, Guido me livre à la fois la scène traumatique et son oubli, sa non subjectivation, ou sa désubjectivation.

Le début de chaque entretien est difficile, Guido ne parle pas spontanément, quand je lui demande un jour, face à son silence, de quoi il souhaite parler, il me répond; "C’est la question piège." Il dit souffrir beaucoup, avoir des "décharges électriques dans la tête" et penser au "mauvais passé".

Au fil de nos rencontres, à mes yeux, les "mots-choses" deviennent progressivement des "mots-titres". Guido introduit les entretiens, comme en réponse à ma question sur ce qu’il souhaite évoquer, par un ou plusieurs mots: "parler des livres", "désespoir et réconfort", “les médicaments”, "passer devant ", "se cloisonner dans sa chambre ". Guido joue sur un double registre de l’appareil de langage: il commence par un "mot-chose" qu’il dépose comme dans les premiers entretiens, puis il le commente dans une narration. Mais les “mots-choses” existent toujours. Quand il me dit aller mieux, mieux encaisser les coups, il s’agit de "mots coup de poing", et je ne pense pas un seul instant à une métaphore tant le langage est action, tant le langage est souffrance.

Guido parle de ce qu’il dit, de ses "mots-choses", le mot renvoie au mot. Il ne s'engage pas dans des associations à proprement parler, mais il produit des effets de miroir qui permettent une reprise du dépôt premier.

Une année passe. Après avoir évoqué plus longuement sa vie familiale et notamment son admiration pour sa sœur qui mène sa vie familiale et professionnelle loin de la famille, en Italie, il me parle pour la première fois d’un rêve angoissant: des scientifiques sans visage lui retirent son cœur par la bouche pour l’examiner. Ce premier rêve vient permettre de dégager ce qui peut être une première image du soin, un soin anonyme, froid et violent, image d’un soin où se mêlent sans doute la rencontre avec l’environnement soignant et l’environnement primaire. Mais surtout le récit de ce rêve permet l’émergence, au cours d’un entretien, d’un affect majeur: l’angoisse.

Le langage fait ce qu’il dit, dire le rêve convoque l’affect d’angoisse.

Comme pour se dégager de ce langage qui effectue ce qu’il dit, qui affecte ce qui est dit, Guido se met à utiliser des objets culturels, des films, des lectures, pour soutenir son expression. Il fait le récit d’un récit déjà constitué par un autre, issu de l’imagination d’un autre, récit auquel je peux avoir accès en dehors de lui, sans lui, mais qui nous est commun.

Parallèlement, son état clinique se détériore à nouveau sans pour autant conduire à une nouvelle hospitalisation. Dans le tumulte des crises d’angoisse avec leurs cortèges d’hallucinations et des crises d’épilepsie s’exprime une problématique d’identité sexuelle. Cette expression se fait sur le mode de l’expulsion rageuse et d’une fuite de la vie psychique nocturne du rêve ou du cauchemar, mais nous ne sommes pas dans des "mots-choses". L’angoisse, l’hallucination, ne sont plus seulement dans un registre d’attaque de la pensée, elles s'inscrivent dans la quête d'un interlocuteur, elles poussent à une mise en mot de préoccupations qui, toutefois, restent peu élaborables tant cette expression est elle-même productrice d’angoisse.

Le moral de Guido est chaotique au point qu’il se compare à une personne âgée qui se fracture sans cesse. C’est une première image, une comparaison qui vient représenter son vécu, une première forme métaphorique. Dans le cadre de ces entretiens, les mots ne sont plus identiques à eux-mêmes. L’affect qu’il nomme "dépressif", toujours diffus, portant sur le mal être, l’épuisement, plus que sur la tristesse ouvre la porte à un autre usage du mot et du langage: décrire une réalité, un vécu en jouant sur le semblable et le différent, en jouant avec les mots.

Progressivement, Guido se met à employer fréquemment des métaphores utilisant le mot "mur". Au cours d’un entretien, pour me faire comprendre ce qu’il ressent dans ce qu’il appelle sa “dépression”, il s’incline vers moi et dit en rapprochant ses mains l’une de l’autre: "La dépression c’est comme un long, long couloir, sans les murs". Par la suite, il me parlera d’une "crise de nerf" un soir dans sa chambre, il est alors pris d’une envie de tout casser, il s’apaise en pensant au film d'Allan Parker "The Wall". Il possède ce film en cassette vidéo qu’il regardera souvent. Plus tard il repeindra les murs de sa chambre et évoquera des souvenirs de sentiment océanique vécus dans l’enfance. Il évoque aussi des "trous" dans sa mémoire, dans son écoute, dans sa vision, il parle de sa peur de devenir aveugle, des sensations de vertige qu'il éprouve par moments, il dit ne plus pouvoir s’élever. Il s’identifie à des héros de film qui s’exposent à d’atroces sévices pour gagner leur liberté. Là encore, le soin est représenté dans toute sa violence, mais le soigné est sujet, acteur, et non plus objet. S’agit-il seulement du soin psychiatrique, du soin psychique ? ou bien s'agit-il d'une figuration de son vécu des soins primaires? En plus des métaphores, il utilise de plus en plus souvent et avec à propos, des « objets culturels », les films, pour s’exprimer.

Cette métaphore du mur sera reprise souvent ultérieurement (elle était déjà présente de manière plus banalisée dans l’expression de son vécu de l’hospitalisation psychiatrique). Mais la particularité de cette expression, au-delà de son caractère énigmatique, est qu’elle produit sur moi un éprouvé sensoriel. Je suis saisi par un vécu de changement brutal entre enfermement claustrophobique et vertige, un basculement immédiat de l’un à l’autre. Je peux alors me remémorer l’épisode traumatique de la menace agie de défenestration qui m’apparaît comme imbriqué dans un vécu d’enfermement étouffant. En fait plutôt qu’un sentiment de vertige ou de chute, il s’agit pour moi d’un éprouvé sensoriel particulier, d’un vacillement, l’instant d’avant la chute, le moment où il ne se passe pas encore ce qui est craint.

Dans un autre registre, cette image du mur permet d'articuler la problématique de la représentation de la représentation, de ses avatars, avec celle de la limite dont l'absence pousse au vertige, confronte au vide, à un vacillement sans fin. Représenter la représentation ou l'absence de représentation, c'est aussi pouvoir représenter des limites et des contenants. La métaphore utilisée par Guido me renvoie à un éprouvé sensoriel où la perte des repères entraîne un vacillement et la recherche d'un support, d'une limite pour se rétablir. Le geste que Guido effectue avec ses deux mains au moment où il parle soutient ses propos. Le "langage gestuel" délimite fermement un espace avant de souligner l'effacement brutal de ces limites. Ce "langage gestuel" traduit un éprouvé qui appartient au registre des signifiants formels décrits par D. Anzieu 565 , une configuration spatiale subit une déformation irréversible atteignant ses limites, son essence même.

La suite de ses propos représente son trouble psychique, aveugle et sans mémoire, pour aboutir sur une nouvelle métaphore de la violence du soin. Ces propos d'allure métaphorique ne me permettent pas vraiment de lui restituer directement un sens, ils me mettent simplement un peu plus en contact avec lui dans un mouvement d’accordage, un échange de signes.

L’usage plus fréquent des métaphores se double d’une étude intensive des mots, du langage. Il en fait un véritable objet de recherche. Le langage est pris dans une spirale, car il est à la fois outil de recherche et objet de recherche, il se dédouble, se spécularise. Mais il reste pris dans le paradoxe de l'objet pour symboliser 566 qui se trouve être aussi l'objet à symboliser.

Il semble chercher, de plus en plus, à s’appuyer sur les mots, la langue. À la lecture des textes religieux s’ajoutent une activité presque compulsive d’écriture, puis une tentative de codage de la langue, du sens des mots, qu’il appelle "numérologie". Cette activité semble impérative comme imposée par une activité hallucinatoire: il dit s’être "transposé" dans deux personnes dont l’une lui dit "tu écris".

Je suis moi-même pris dans ce mouvement. Pour être plus précis, le psychologue n’est pas distingué de l’activité d’entretien et du lieu de l’entretien. J’ai le sentiment de former un tout avec le cadre des entretiens et le processus psychique. Le discours de Guido se fait souvent hermétique, il semble parfois s'y perdre lui-même, alors il me questionne et me sollicite comme mémoire de nos entretiens. J’ai le sentiment d’être moi aussi un livre sur lequel il écrit et qu’il feuillette avant d’écrire une nouvelle page à la recherche d'une inspiration. Il me déclare un jour avoir le sentiment de changer de corps en passant de la salle d’attente à mon bureau, sans pour autant évoquer une crise de dépersonnalisation, comme si notre activité de parole le transformait dans sa quête de renaissance, de mutation, comme si son corps devait suivre l’évolution de sa pensée dans un vécu sensoriel, "se sentir changer".

Alors qu’il s’enferme à nouveau dans des silences lors des entretiens, il utilise une nouvelle métaphore, une nouvelle image, la "prison de chair". Progressivement, il associe de plus en plus fréquemment "prison de chair" et image féminine, maternelle, il évoque sa maison maternelle et un vécu de solitude, de non-existence pour l’autre. Il parle aussi de famille "siamoise" en évoquant ses parents.

Il souffre aussi de ses difficultés de contact avec autrui. Il veut aller au contact d’amis, faire des rencontres, échanger, mais il oublie, s’absente dans la conversation, il est comme présent/absent, trace d’une rencontre ratée avec autrui, avec l’objet. À ce moment, je pense que, malgré le vertige traumatisant de la menace de la chute, c’est l’absence psychique de ses parents qui représente son drame quotidien.

La prison de chair est à la fois aliénation et protection, il développe les paradoxes comme par exemple: "ne plus percevoir pour mieux voir". Il revendique et figure des mouvements de retournement, une sorte d'hallucination négative qui lui permettrait de saisir les significations cachées qui le harcèlent.

C’est alors qu’il revient sur la scène traumatique dont il m’avait fait le récit au début des entretiens. Il me dit avoir appelé sa mère quand son père le menaçait de défenestration et qu’elle est restée silencieuse, absente. Pour lui c’est là le vrai drame, quand il a appelé "maman" et qu’il n’y a pas eu de réponse. Sa mère est restée sidérée, prisonnière d’elle-même, dans "sa prison de chair". C'est à elle qu'il en veut plus qu'à son père. Cette scène, présente dès le début de nos entretiens, occupe une place emblématique dans les relations entre Guido et ses objets parentaux. Derrière la détresse violente du père qui met en scène de façon spectaculaire le sacrifice de son fils, la figure d'une mère anéantie par le désespoir apparaît. Guido est un instant de l'autre côté du mur, hors limites, coincé entre deux vides mis en scène par son père, celui qui s'ouvre sous lui et le vide laissé par l'absence de réaction maternelle, pas un mot, pas un regard ne le relie à sa mère. À ce stade des entretiens, peu importe pour moi l'exactitude historique de la scène, elle représente alors l'expression des relations d'objet que je retrouve dans la dynamique contre-transférentielle: comment à la fois rester présent et vivant à ses yeux sans pour autant le précipiter vers le chaos en le renvoyant à l'impensable dont il cherche à se protéger.

Guido évoque souvent le vide à propos d’observations, une couleur, l’indigo, représente le vide. Quand il est silencieux, il dit être vide, "vide de mots". Si je lui demande ce qui lui manque, il me répond "une femme, la terre", et dit aussi "je suis dans un vide ailleurs". Quand je le questionne sur ces états, il prend un exemple: il évoque la porte qu’il perçoit mais ne peut mettre en mots, "elle ne reflète rien." Ce vide nous renvoie à une représentation de l’absence de représentation ou plutôt une représentation de l’absence de sens, une représentation limite. L’image du vide se combine à celle de l’absence de reflet et du silence, de la non-réponse.

Quand il développe ses pensées sur ce thème de l'absence de reflet et du miroir, il évoque ses écrits et la place des mots. Il n’aime pas se voir dans un miroir et les mots qu’il écrit sont l’objet d’une traduction par d’autres mots, comme si les mots venaient sans cesse combler l’absence de représentation de chose. Il évoque un premier écrit quand il était adolescent, une sorte de mémoire concernant les premières fortifications de la ville d'Annecy, un mur d’enceinte.

C’est après ses considérations sur le reflet qu’il fera son premier lapsus. Un silence débutant l’entretien, je le renvoie vers le silence maternel, comme souvent quand mes interventions sont trop proches de son vécu, trop directes, il répond par une métaphore biblique. Il me répond que la parole est un "passage" en prenant pour exemple la traversée de la mer Rouge, mais au lieu de dire "traversée de la Mer Rouge", il dit "traversée de la mère morte".

Un mois après ce lapsus, dans un mouvement de retournement agi, il oubliera une séance, pour la première fois depuis le début de nos entretiens. Il me "laissera tomber" ainsi, symboliquement, quelques fois, il sera absent, ce sera lui l’absent. "J’étais ailleurs" dira-t-il, puis il utilisera une nouvelle image pour se représenter "Je suis une droite inaccomplie". Il associe sur le désert et les sables mouvants et pour conclure il se dit prisonnier de sa mère.

Tout semble se passer comme si le transfert s'effectuait sur une modalité de retournement. Guido me met à sa place, entre silence et absence, face à un miroir sans reflet, un mur silencieux? L’irreprésentable commence à se figurer dans un kaléidoscope composé de différents registres: le déplacement et le retournement, la métaphore et le paradoxe, le lapsus et le passage par l’acte.

Au fil des entretiens, l’expression de Guido retrouve une dimension narrative. Il peut faire le récit d’une sortie familiale importante pour lui. Il fait le projet, qu’il mènera jusqu’au bout, de conduire ses parents, en téléphérique, au sommet de l’Aiguille du Midi, qui culmine à 3800m d’altitude au-dessus de la vallée de Chamonix, face au sommet du Mont-Blanc. Mais la réalisation est difficile comme si trop de sens venait s’agglutiner. Il semble s’identifier au héros d'une série télévisée diffusée à cette période 567 en arborant des gros pulls qui lui donnent l’allure d’un tyrolien. Il voyage aussi sur les traces des jeux olympiques d’hiver en Savoie en visitant les différents sites aménagés pour l'occasion. Il réussira à accompagner ses parents au sommet de l’Aiguille du Midi, comme pour leur faire ressentir le vertige qui le hante. Sa mère éprouvera d’ailleurs un malaise dans les oscillations de la benne du téléphérique au-dessus du vide.

Il ne me semble pas possible dans ces moments de faire de liens directs entre ces récits et l’histoire de Guido. Je ne peux que souligner l’importance pour lui de l’histoire contée dans cette série télévisée et de ce qu’il vit avec ses parents, notamment l’éprouvé de sa mère. Après que Guido ait mis à l’épreuve, modérément, le cadre de nos entretiens, je suis face à une série de déplacements qui figurent des pans de sa problématique. Mais le renvoyer à son histoire me paraît hasardeux et risquerait de briser un mouvement d’appropriation subjective à travers des déplacements et des mises en acte. Au cours de ces entretiens, je suis toujours pris entre la crainte de provoquer un vécu d’intrusion par mes propos et celle de provoquer un sentiment de vide, de "lâchage", par mes silences.

Guido peut se lancer dans une critique précise et argumentée d’un film ou d’un livre. Mais les éléments majeurs, traumatiques, de son existence émergent toujours tel un vécu hallucinatoire au sein de son discours, ils s’imposent dans son récit de manière abrupte et sidérante. Guido est loin de se couper de la réalité et de l'actualité, son discours se nourrit des événements du monde politique et culturel. La "perte de la réalité" n'apparaît que dans les considérations personnelles et les théories qu'il lie à ces événements.

Après les graves problèmes de santé de son père, à l’occasion des fêtes de la Toussaint, sur un ton de grande banalité, Guido me dit être allé sur “la tombe de Christophe”. C’est ainsi qu’il livre une sorte de secret de famille, un secret non caché, simplement tu. Il a eu un frère qu’il n’a jamais connu, mort âgé de quelques mois. Guido est l’enfant de remplacement conçu dans un deuil sans fin, dans une sorte de non-dit. Quand, sous l’effet de la surprise, je le questionne, il me répond “no comment”, “Il faut penser à la vie”, puis il dit qu’il ne sait rien qu’il me rapporte simplement les propos de ses parents. Il ne parle pas de Christophe comme d’un frère mais dit “notre enfant”.

Je suis très partagé face à cette révélation. J’apprends au cours de cet entretien un élément caché et déterminant de sa biographie, les soignants qui ont connu Guido dès le début de ses hospitalisations ignorent également cet événement. La dépression maternelle m’apparaît enfin avoir un sens. Mais paradoxalement la façon dont Guido s’exprime me renvoie aux débuts des entretiens, où il n'y avait aucune émotion, aucune précaution verbale. J'ai le sentiment que Guido me considère comme si j’avais toujours dû connaître l'existence de ce drame familial et intime, et en même temps la distance avec lui me paraît très grande. Je vis un nouveau retournement provoquant une sidération, une stupéfaction. Cette révélation donne sens aux propos délirants énoncés, il y a quelques années, lors de la première hospitalisation. Ses voyages pathologiques me paraissent être une sorte de mise en scène autour de la famille princière de Monaco, où Guido est peut-être aussi ce quatrième enfant qui doit régner sur un royaume où une mère est morte à côté d'un de ses enfants. (La princesse Grâce de Monaco est décédée dans un accident de la circulation aux côtés de sa fille Stéphanie, rendue un temps responsable de l'accident. Ultime clin d'œil, Guido roule dans une voiture de la même marque que celle conduite par Grâce de Monaco lors de son accident mortel 568 )

Guido ne constitue pas son passé en histoire, en souvenirs, ce passé jaillit de l'actualité de son discours.

Ces quelques notes me permettent de préciser le sens de ma réflexion. Au-delà du transfert sur le thérapeute, mêlant retournement et projection, il est possible de faire l’hypothèse que Guido transfère sur l’appareil de langage les modalités de la symbolisation primaire avec lesquelles il est en difficulté. Il imprime, dans le langage, la marque de la relation primaire avec le premier objet, un objet pour symboliser et à symboliser. "L’ombre de l’objet" primaire plane sur son discours. Le rapport au langage de Guido porte l’héritage des aléas de la rencontre avec laquelle il a essayé d’apprendre la symbolisation, un objet "chose" pétrifié dans un deuil sans fin et sans parole. Un objet sans reflet, sans parole, perdu dans le désarroi et le secret, qui ne peut donc pas se constituer en miroir soutenant l'émergence d'une fonction réflexive. Il n'y a pas de narration possible, c'est l'appareil de langage lui-même qui est porteur de l'histoire et des traumatismes.

Le langage de Guido est lui aussi sans réflexivité, il ne s'entend pas et ne se voit pas dans ce qu'il dit. Par contre le langage affecte Guido. Au cours des entretiens, les mots lui permettront de sentir, de se sentir angoissé, de se sentir seul, de se sentir déprimé, de ressentir des transformations. Guido a bien entendu l’offre de son médecin d’investir un nouveau lieu de parole face à la pression de ses symptômes.

Le rapport au langage qu’il développe dans les entretiens psychothérapiques ne ressemble en rien à ce qu’il montre dans ses rencontres avec les autres soignants, comme si le transfert portait d'emblée les marques d'un clivage, il délaisse brutalement son arrogance toute-puissante. Son langage semble puiser dans les mêmes sources que ses productions hallucinatoires, la représentation d’un événement passé jaillit telle une perception actuelle vue de tous, l’affect se produit, s’actualise, par le discours, le mot est alors l’éprouvé de la chose. L'articulation entre processus primaire et processus secondaire perd son rôle organisateur, la pensée est comme mise en abyme, prise dans un écho sans fin. Elle est à la fois l'outil du travail réflexif entrepris par Guido dans ses entretiens psychothérapiques et l'objet de ce travail. Le travail de représentation confronte alors essentiellement au "représentant psychique de la pulsion" décrit par S. Freud 569 et dont le rôle de précurseur de la différenciation entre affects et représentations a été souligné par A. Green 570 .

Au fil de nos entretiens, les mots qu'utilise Guido, ses expressions, deviennent progressivement des "objets de relation" perdant progressivement leur capacité d'actualisation hallucinatoire. C'est dans le déploiement de la relation thérapeutique que ces mots prennent, à minima, une valeur métaphorique, les mots ne sont plus identiques à eux-mêmes. Métaphores et lapsus peuvent commencer à prendre forme, "l'équation symbolique" 571 qui enserre son discours se relâche un peu, le langage se ré-articule et peut dire différentes choses sans se confondre avec elles.

Notes
565.

ANZIEU D., 1987, "Les signifiants formels et le Moi-peau", in ANZIEU et coll., Les enveloppes psychiques, Dunod.

566.

ROUSSILLON R., 1999, "La fonction symbolisante de l'objet", in Agonie, clivage et symbolisation, PUF.

567.

La série de téléfilms s'intitule "Premier de cordée", il s'agit d'une reprise des différents romans de Frison Roche sur les Alpes, le premier épisode raconte notamment la mort du père du héros principal foudroyé en montagne.

568.

Les détails sur l'accident et la polémique qui l'a suivi mettant en cause Stéphanie se trouvent dans de nombreux ouvrages sur la vie de la famille princière de Monaco, notamment: VIOLET B., 2002, La saga Monaco, Flammarion.

569.

FREUD S., 1915, "Le refoulement", in Métapsychologie, Gallimard, 1976.

570.

GREEN A., 1973, Le discours vivant, PUF.

571.

SEGAL H., 1957, "Notes sur la formation du symbole", in Revue Française de Psychanalyse, 1970, n°3-4, p. 685-696.