2. LA "QUESTION DES PSYCHOSES" ET LA MÉTAPSYCHOLOGIE DU PROCESSUS REPRÉSENTATIF.

En considérant les états psychotiques sous l'angle d'une psychopathologie des limites du processus représentatif, il est possible de reprendre la "question" que posent les états psychotiques au dispositif pratique et théorique que propose la psychanalyse à la compréhension et au traitement de ces pathologies. En schématisant quelque peu, nous pouvons nous représenter la méthode psychanalytique, issue du traitement des névroses, comme étant basée sur un travail représentatif jouant sur l'articulation entre processus primaire et processus secondaire, représentation de chose et représentation de mot. Ce travail représentatif se déroule alors dans un système où affects et représentations sont bien distincts permettant le déploiement de mécanismes de défense que la pratique de l'interprétation viendra assouplir pour permettre une levée du refoulement. Les pathologies non névrotiques, comme les "états limites" et les psychoses, viennent remettre en cause les limites de cette méthode, de ce travail représentatif.

En effet, nous avons vu à travers les nombreux travaux consacrés à ces pathologies non névrotiques que les processus psychiques paraissent complètement désorganisés s'ils sont appréhendés uniquement à l'aide de la dialectique entre les processus primaires et les processus secondaires. Dans les états psychotiques, se présenteraient des formes "d'émergences en processus primaires", ou plutôt une irruption de processus primaires au sein des processus secondaires, le mot étant traité comme une chose. L'affect pourrait alors prendre une forme solitaire et représentative lui donnant une allure passionnelle et dévastatrice.

A. Green résume et condense la représentation de ces désordres psychiques; pour lui, ces pathologies non névrotiques sont marquées par un dysfonctionnement de la double limite entre dedans et dehors, et entre l'inconscient et le système préconscient conscient. Ce dysfonctionnement se retrouve dans la dislocation, la désarticulation du couple processus primaire et processus secondaire. L'indifférenciation entre affect et représentation remet en question la pertinence des distinctions entre représentation de chose et représentation de mot. Ce n'est pas un "inconscient à ciel ouvert" qui se manifeste, mais une production de représentations que l'on peut qualifier de "brutes", c'est-à-dire sans qualité symbolique, voire sans dimension représentative. Ces représentations "brutes" n'arrivent pas à s'inscrire dans un inconscient dynamique et structuré permettant un travail de transformation impliquant un devenir élaboratif, une articulation avec des processus secondaires. Quand le couple primaire/secondaire se dissout, comment qualifier les productions psychiques, les représentations? Dans quel registre psychique situer ces productions?

C'est sur ce terreau que se sont développées différentes conceptualisations comme les "pictogrammes" de P. Aulagnier, ou les différents "contenants de pensée" autour des travaux de W. Bion et de D. Anzieu, que nous avons étudiés au chapitre précédent. Quant à A. Green, il reprend le concept introduit par S. Freud de "représentant psychique de la pulsion" pour rendre compte de ces productions psychiques. Aux côtés des registres primaires et secondaires apparaissent des registres qualifiés "d'archaïques" ou "d'originaires" où se déroulent des processus œuvrant directement sur une "matière première psychique". Progressivement la notion de représentation s'obscurcit, se complexifie. Des représentations sont appelées "pré-symboliques" ou "non-symboliques", la représentation peut paradoxalement être non représentative et être réduite à un simple représentant. Les productions psychiques ne sont plus subjectivées, appropriées subjectivement.

Une logique uniquement basée sur l'existence de proto-représentations, restées en l'état, dans les problématiques psychotiques risquerait de conduire à une modélisation du fonctionnement psychique basée sur une hiérarchisation des différentes catégories de représentations. Dans ce cas, le bébé ne bénéficierait que de sous-représentations alors que l'adulte possèderait une gamme de représentations plus performantes, sauf à régresser à l'état de bébé sous le coup d'une pathologie massive. Cette dérive peut être évitée si l'on considère que le bébé se trouve nécessairement confronté à un agglomérat d'expériences psychiques, une matière psychique brute, qu'il doit transformer et représenter à l'aide d'outils adéquats qui ne sont pas pour autant rudimentaires. Alors il devient évident que cette expérience psychique première n'est pas dépassée une fois pour toute, quel que soit son âge, un sujet peut toujours se trouver, au cours de son existence, confronté à ce type d'expérience, le contact avec un agglomérat d'expériences psychiques non subjectivées et devoir recourir à des processus représentatifs correspondants.

Les travaux de R. Roussillon proposent une réponse à ces questions en introduisant une autre dimension, celle d'un processus de symbolisation se différenciant en deux modalités essentielles, une modalité primaire et une modalité secondaire qui se déploient aux côtés des processus primaires et secondaires. Les représentations de choses et les représentations de mots, qui alimentent les processus primaires et secondaires, ne sont pas une donne de base du fonctionnement de l'appareil psychique mais le fruit de modalités spécifiques du travail de symbolisation. Dans cette logique, le travail de symbolisation repose sur des modalités primaires et secondaires soutenant des processus de transformation et de transposition qui vont permettre la composition, et la recomposition, de représentations psychiques ayant la capacité de s'articuler entre elles pour produire à leur tour des propriétés nouvelles, des "propriétés émergentes". Dans les états psychotiques, ce sont les préconditions du travail de symbolisation primaire qui achoppent et bousculent la dynamique de l'ensemble.

La méthode psychanalytique change, évolue au contact de ces problématiques psychiques qui confrontent aux fondements du processus représentatif. Ce changement est perceptible dans les travaux de S. Freud qui confronte sans cesse son édifice théorique à une dialectique entre les problématiques névrotiques et les problématiques psychotiques. Progressivement, le "modèle de la psychose" laisse son empreinte à côté du "modèle de la névrose". La levée du refoulement et le travail interprétatif passent après les conquêtes du Moi sur le ça 573 (1932) et le travail de construction 574 (1937). Un changement de "vertex" est rendu nécessaire pour saisir les processus psychiques désorganisés et désorganisateurs qui œuvrent dans les problématiques psychotiques.

Ce changement de vertex est présent dans les travaux étudiés dans le premier chapitre consacré à l'évolution des conceptions psychanalytiques face à "la question psychotique". Ferenczi préconisait un retour, une régression vers le traumatisme afin de réparer le clivage qu'il avait engendré. Dans le sillage de ces idées, M. Balint décrivait cette zone traumatique comme la "zone du défaut fondamental" dont les principes de fonctionnement (relation exclusivement duelle, préverbale et préœdipienne) désorganisaient la représentation et excluaient la référence à un tiers. Dans un autre registre, H. Searles prônait la régression à une relation dite symbiotique afin de dénouer les effets d'une communication traumatique précoce et de permettre l'accès à un travail authentiquement psychanalytique.

Mais ces "vertex" différents ont été plus particulièrement portés par D.W. Winnicott et W.R. Bion dont les travaux offrent des prolongements très actuels. D.W. Winnicott développe une logique concernant le retour des difficultés éprouvées dans la relation à l'environnement primaire mettant notamment en cause les expériences de partage et de continuité interne. La thérapie est le lieu de déploiement, et de reprise, des transformations psychiques nécessaires à l'élaboration subjective des expériences subjectives traumatiques. W.R. Bion, en abordant la psychose sous l'angle des processus de pensée, théorise une série d'opérations de transformation des motions pulsionnelles produisant des pensées et un "appareil à penser les pensées" selon des règles qui permettent le passage de la concrétude à des notions abstraites. Selon W.R. Bion, la pensée n'existe pas uniquement sous une forme élaborée, il y a une pensée "primitive" qui agence des "particules psychiques" qui sont de nature à la fois idéique et émotionnelle.

Les états psychotiques conduisent les psychanalystes à penser plus précisément la notion de représentation et de symbolisation, c'est-à-dire le travail de construction et de composition des représentations ainsi que les conditions d'émergence de ce travail et la définition de la matière première sur laquelle s'exerce ce travail. La représentation n'est pas absente du travail psychique qui se développe dans les états psychotiques, c'est son statut qui est contesté parce qu'elle n'est pas reconnue comme telle. En absence d'une fonction réflexive suffisante, les représentations demeurent dans une indécidabilité quant à leur nature. C'est cette indécidabilité que le "travail" de la psychose tente de rompre. Je prolonge ici le terme de "travail de l'hallucination" qu'utilise G. Gimenez 575 à propos de l'hallucination psychotique pour désigner les processus de transformation d'une production psychique, vécue comme irreprésentable, en perception hallucinatoire. Une partie des processus formant les symptômes psychotiques peut être comprise comme une tentative de sortir de cette indécidabilité relative à la nature des productions psychiques. L'irreprésentable prendrait alors différentes formes en fonction de l'organisation psychique du sujet, comme une perception hallucinatoire, une pensée devenue automatique imposée à la psyché, une intention directe prêtée à autrui, une prémonition catastrophique, une construction délirante, un vécu sensoriel persistant… Le gel de la pensée ou l'abrasion apragmatique peuvent aussi constituer une défense dévastatrice contre l'indécidabilité du monde représentatif en étouffant le travail représentatif lui-même.

Il est intéressant dans cette logique d'observer comment la question de la représentation est traitée dans une épistémologie différente telle que celle des "sciences de l'esprit" qui se développent actuellement dans le courant de recherche porté par les "neurosciences 576 cognitives", notamment dans leur confrontation à la question de l'autisme infantile et de la schizophrénie. Ces approches font aujourd'hui partie de l'environnement culturel et scientifique dans lequel se déploie la psychanalyse. Il ne s'agit pas ici de procéder à des analogies qui poseraient des problèmes méthodologiques spécifiques et qui risqueraient d'être réductrices. Nous cherchons plutôt à repérer comment se pose la question de la modélisation du fonctionnement de l'esprit à travers un système de représentations, dont la définition est différente, mais dont la modélisation traite des problématiques de même nature, c'est-à-dire mettre en œuvre une pensée de la complexité rendant compte des logiques du vivant. En rompant avec le béhaviorisme, qui considérait l'esprit comme une "boite noire" méthodologiquement inaccessible à l'expérimentation scientifique, la psychologie expérimentale s'est tournée vers une théorisation de la représentation ouvrant un débat porté par les sciences cognitives où se mêlent hiérarchisation des représentations, articulation des représentations avec le registre émotionnel, représentations en position "méta", réflexivité, et rôle de l'environnement dans le cadrage des représentations.

Dans ce chapitre, pour développer ces questions, nous vous proposons de reprendre les premiers éléments métapsychologiques dégagés par S. Freud à propos des processus de symbolisation, avant d'articuler les travaux des auteurs post-freudiens, confrontés à une clinique des états psychotiques, pour tenter de définir des modalités de composition des différents éléments de l'appareil représentatif. Enfin nous confronterons ces approches aux réflexions venues des neurosciences cognitives concernant les "sciences de l'esprit".

Notes
573.

FREUD S., 1932, Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1984.

574.

FREUD S., 1937, "Constructions dans l'analyse", in Résultats, idées, problèmes, PUF, 1987.

575.

GIMENEZ G., 2000, Clinique de l'hallucination psychotique, Dunod.

576.

Le terme "neurosciences" a été introduit en 1970 par une association de neurobiologistes, la Society for Neurosciences.