3.1.1. Représentation de chose et représentation de mot, des "études sur l'aphasie" à "l'inconscient".

La notion de représentation elle-même, de "représentant représentation", se dédouble dans une dialectique entre représentation de mot et représentation de chose. La liaison entre les représentations de chose et les représentations de mot a une portée topique importante car elle caractérise le système préconscient-conscient. Cette distinction entre représentation de chose et représentation de mot est présente dans la théorie freudienne dès les premières conceptualisations de S. Freud.

Dans "Contribution à la conception des aphasies" 581 , que S. Freud qualifie de "travaux neurologiques" 582 et non de travaux psychanalytiques, nous pouvons trouver un premier modèle très complet de la composition de la représentation de chose se différenciant de celle de la représentation de mot. Tout d'abord, le choix du terme "représentation" s'oppose à la notion de "projection", utilisée par les neurologues comme Wernicke ou Meynert en référence à son usage en géométrie. La projection est constituée d'une reproduction par point d'une partie du corps dans le cortex à l'aide des fibres nerveuses. Alors que la représentation est de nature composite, sa fonction est de représenter sans donner pour autant une image topographiquement semblable et localisée dans une aire cérébrale. La représentation n'est pas une réplique de la chose représentée, mais le produit d'un travail de transformation et de composition. "Nous pouvons seulement conclure que les fibres arrivant au cortex après être passées par les substances grises, conservent encore une relation avec la périphérie du corps, mais ne sont plus capables d'en donner une image topographiquement semblable. Elles contiennent la périphérie du corps comme un poème contient l'alphabet – pour emprunter un exemple au sujet qui nous occupe ici – dans un réaménagement qui sert d'autres buts, où divers éléments topiques peuvent être associés de façon multiple, l'un d'eux pouvant y être représenté plusieurs fois, alors qu'un autre pas du tout." 583 Dans cette approche neurologique, la représentation n'est pas un simple point localisable, mais elle est déjà un processus qui laisse derrière lui des modifications repérables.

La représentation de chose y est présentée comme "un complexe associatif constitué des représentations les plus hétérogènes, visuelles, acoustiques, tactiles, kinesthésiques et autres." 584 La représentation de mot repose quant à elle sur un réseau associatif différent. "Le mot est donc une représentation complexe, composée d'images mentionnées, ou autrement dit, au mot correspond un processus associatif compliqué où les éléments énumérés d'origine visuelle, acoustique et kinesthésique entrent en liaison les unes avec les autres" 585 Le lien entre les deux types de représentations se fait uniquement par le biais de l'image sonore et de l'image visuelle. C'est l'atteinte de ce lien qui provoque, selon S. Freud, des "aphasies asymboliques". C'est ce lien qui donne à la représentation sa signification. S. Freud apporte encore une précision importante dans ce premier modèle: "La représentation de mot apparaît comme un complexe représentatif clos, la représentation d'objet par contre comme un complexe ouvert." 586 Le contenu des deux types de représentations diffère, et leurs structures aussi.

Dès les premiers temps de la théorisation freudienne, la conception de la représentation fait apparaître une dichotomie entre représentation de mot et représentation de chose, la représentation de chose dérive de la chose elle-même avec une prédominance du registre visuel sans qu'il soit pour autant exclusif (image acoustique, image tactile …), la représentation de mot dérive du mot avec une prédominance du registre acoustique (mais aussi image d'écriture, image de mouvement et image de lecture). S. Freud introduit une autre différenciation d'ordre structurel. Ces complexes n'ont pas la même structure, la représentation est un complexe associatif clôt alors que la représentation de mot repose sur un système ouvert. D'autre part l'articulation entre les deux types de représentations passe par le lien entre image sonore et image visuelle qui ne sont qu'un des éléments constitutifs de ces représentations. C'est ce lien qui donne "l'indice de qualité" 587 spécifique à la conscience.

Ce premier modèle "pré-analytique", parfois oublié, du processus de représentation comporte les ferments des développements ultérieurs liés à la pratique psychanalytique. Le passage de la représentation en réseau ouvert à un système clos reposant sur un ensemble déterminé d'éléments, introduit implicitement une notion psychodynamique essentielle. Pour mettre des mots, pour mettre en mot une représentation, il faut faire le deuil de la totalité de la chose.

Cette approche de la notion de représentation de chose sera poursuivie et précisée dans les écrits psychanalytiques ultérieurs de S. Freud. Dans son article sur l'inconscient de 1915, il propose une définition de la représentation de chose qui s'articule à celle de trace mnésique: "La représentation de chose consiste en un investissement, sinon d'images mnésiques directes de la chose, du moins celui des traces mnésiques plus éloignées dérivées de celle-ci" 588 La représentation de chose n'est donc pas une "donne" première de l'appareil psychique. La question de la représentation de chose rencontre celle de la perception et de la mémoire. C'est ce lien entre représentation, mémoire et perception qui va fluctuer au fil de l'œuvre de S. Freud. La conception de la représentation de chose reste fidèle à un modèle théorique fonctionnel échappant à toute approche visant à localiser un stock de représentations en privilégiant plutôt un système d'inscriptions multiples qui peuvent potentiellement être mis en réseau.

De même, le rôle du lien entre représentation de mot et représentation de chose dans l'accès à la conscience défini dans la "Contribution à l'étude des aphasies" est réaffirmé dans ce texte: "La représentation consciente englobe la représentation de chose plus la représentation de mot correspondante, tandis que la représentation inconsciente est la représentation de chose seule." 589 Cette distinction entre représentation de mot et représentation de chose, associée à leur capacité à se lier, prend alors une dimension topique essentielle différenciant les registres inconscient et conscient.

Dans cet article de 1915 sur l'inconscient, S. Freud interroge le destin du lien entre représentation de mot et représentation de chose dans les états psychotiques en conservant une référence au modèle du refoulement. Comment se fait-il que les représentations de mot résistent à la perte de leur lien avec les représentations de chose et restent investies de façon intense? Pour lui, la relation entre représentation de mot et représentation de chose reste réversible, ce qui laisse, implicitement, la porte ouverte à une psychothérapie des psychoses: "Pour sortir de cette difficulté, on peut dire que cet investissement de la représentation de mot n'appartient pas à l'acte de refoulement mais au contraire représente la première des tentatives de restitution ou de guérison qui domine de façon si frappante le tableau de la schizophrénie. Ces efforts tendent à récupérer les objets perdus et il se peut bien que, dans cette intention, ils reprennent le chemin de l'objet en passant par l'élément du mot de celui-ci, ce qui les amène à devoir se contenter des mots à la place des choses." 590 Le rapport particulier au langage entretenu par les schizophrènes est biface. Il porte la marque de la psychopathologie dont souffre le sujet, mais il constitue aussi une tentative de "guérison", une tentative de reprise du lien, du chemin perdu. W.R. Bion 591 développera cette réflexion sur l'utilisation du langage par le schizophrène.

Représentation de chose et représentation de mot ont des propriétés différentes, c'est la connexion des représentations de chose avec les représentations de mot qui permet l'accès à la conscience. S. Freud précise à nouveau, en 1923, que représentation de chose et représentation de mot dérivent toutes deux du registre des traces mnésiques perceptives. "Ces représentations de mot sont des restes mnésiques, elles ont été autrefois des perceptions et peuvent, comme tous les restes mnésiques, redevenir conscientes. Avant que nous ne traitions plus à fond de leur nature, il se fait jour en nous comme une nouvelle idée: ne peut devenir conscient que ce qui fut autrefois déjà perception Cs, et ce qui provenant de l'intérieur, sentiments exceptés, veut devenir conscient, doit tenter de se transposer en perceptions externes. Ceci est rendu possible par le moyen des traces mnésiques." 592

Pour S. Freud, un des éléments qui différencie les deux types de représentation est l'origine sensorielle des traces mnésiques perceptives dont dérivent les représentations. Les représentations de mot proviennent essentiellement des perceptions auditives, alors que les représentations de chose proviennent essentiellement des perceptions visuelles. Chaque type de représentation a donc été l'objet d'un travail de liaison et de composition spécifique. La représentation de mot ne représente pas, en elle-même, une élaboration de la représentation de chose, mais c'est l'association de ces deux types de représentation qui produit de nouvelles propriétés représentant une élaboration nouvelle. Le "devenir conscient" est une propriété du complexe représentation de chose et représentation de mot. Dans la citation que nous venons de reprendre, la logique du "devenir conscient" décrite ne s'applique pas aux sentiments. Cet autre représentant essentiel de la vie psychique, le représentant-affect, ainsi nommé par A. Green dans "Le discours vivant", doit suivre d'autres logiques pour devenir conscient.

Notes
581.

FREUD S., 1891, Contribution à la conception des aphasies, PUF, 1983.

582.

FREUD S., 1939, "préface", in Naissance de la psychanalyse, PUF, 1986, p. 16.

583.

FREUD S., 1891, Contribution à la conception des aphasies, PUF, 1983, p. 103.

584.

FREUD S., 1891, Contribution à la conception des aphasies, PUF, 1983, p.127.

585.

FREUD S. 1891, op. cit., p. 127.

586.

FREUD S. 1891, op. cit., p. 127.

587.

Terme utilisé par S. Freud dans "L'esquisse pour une psychologie scientifique" en 1895, pour lier verbalisation et prise de conscience.

588.

FREUD S., 1915, "L'inconscient", in Métapsychologie, Gallimard, 1976, p. 116-117.

589.

FREUD S., 1915, op. cit., p. 117.

590.

FREUD S., 1915, op. cit., p. 120.

591.

BION W.R., 1955, "Le langage et le schizophrène", in ANZIEU D. et col., Psychanalyse et langage, Dunod, 1977.

592.

FREUD S., 1923, "Le moi et le ça", in Essais de psychanalyse, Payot, 1981, p. 231-232.