3.3. LES MODALITES DU PROCESSUS DE SYMBOLISATION ET LA NATURE COMPOSITE DES REPRESENTATIONS.

3.3.1. La symbolisation primaire et la symbolisation secondaire.

R. Roussillon propose de différencier deux modalités du processus de symbolisation, en appui sur la distinction entre processus primaires et processus secondaires, une symbolisation primaire et une symbolisation secondaire. Schématiquement, la symbolisation primaire concerne la production des représentations de chose, ou "symboles primaires", à partir d'une première inscription essentiellement perceptive. La symbolisation secondaire relie la représentation de chose et la représentation de mot. Ce modèle s'appuie sur une différenciation entre trois types d'inscriptions psychiques de l'expérience vécue, décrites dans les travaux de S. Freud: la trace mnésique perceptive, la trace inconsciente (la représentation de chose) et la trace verbale préconsciente (la représentation de mot). Chaque traduction d'un type d'inscription à un autre, chaque modalité de symbolisation, est sujette à des échecs qui vont produire ce que S. Freud désigne sous le nom de "fueros" 635 , c'est-à-dire des traces non transformées gardant leurs caractéristiques et sans représentation dans le registre plus élaboré suivant.

La nécessité de définir une symbolisation primaire vient d'une réflexion sur les conditions permettant la mise en place de l'activité représentative, mise en place qui échoue, au moins en partie, dans les problématiques psychotiques ou limites. La notion de symbolisation primaire permet de compléter, et de complexifier, le modèle classique du passage de la trace mnésique perceptive à la représentation basé sur la "simple" rétention énergétique, comme le propose S. Freud dès "l'esquisse pour une psychologie scientifique" 636 . Ce modèle est essentiel pour modéliser l'écart différenciateur entre l'expérience première et sa représentation, le "domptage" énergétique du souvenir permet un investissement modéré des traces de l'expérience évitant ainsi sa réactualisation hallucinatoire. Mais ce modèle ne permet pas de rendre compte de la diversité des aléas du processus représentatif rencontrés dans la clinique des problématiques psychotiques ou limites. La notion de symbolisation primaire est rendue nécessaire aussi par la théorisation d'une symbolisation qui découle essentiellement de cette théorie de la retenue et qui est fondée sur la perte, le deuil. Selon ce modèle, pour représenter, il faut renoncer à retrouver une "identité de perception" au profit d'une identité symbolique, une "identité de pensée". C'est l'absence qui est alors le moteur du travail représentatif soutenu par la rétention d'énergie.

R. Roussillon souligne la circularité paradoxale que prend ce raisonnement dans sa confrontation à la psychopathologie du deuil. Pour pouvoir faire le deuil de l'objet, il faut pouvoir se représenter celui-ci, mais pour pouvoir se représenter celui-ci il faut pouvoir en faire le deuil. La seule retenue de l'investissement ne suffit pas à expliquer la formation d'une représentation, la transformation n'est pas uniquement quantitative, elle est aussi qualitative. R. Roussillon repère une autre difficulté dans ce modèle freudien qui repose sur un antagonisme entre perception et hallucination. La clinique des états psychotiques et les réflexions sur l'animisme primitif soulignent l'existence d'états subjectifs particuliers (éléments que l'on retrouve également dans les travaux de P. Federn sur les limites du moi) exprimant la coïncidence et la superposition du mouvement hallucinatoire et du mouvement perceptif. Pour R. Roussillon, c'est cette coïncidence qui donne une première forme à la "matière première psychique". "En s'hallucinant dans les objets, les processus psychiques, immatériels et insaisissables en eux-mêmes, prennent forme perceptive et matérielle, ils deviennent figurables et repérables: la psyché peut commencer à s'en saisir par le biais de leur forme matérialisée." 637 L'hallucination et la perception gagnent à être pensées comme deux processus différents qui peuvent s'opposer comme se soutenir.

Tout un travail psychique complexe est nécessaire pour que l'expérience première insaisissable directement puisse prendre une forme représentative, c'est sur ce terrain que se sont développées les notions de contenant de pensée, de pictogramme ou de proto-représentation. La symbolisation secondaire conserve cette conception du travail de mise en représentation basée sur l'absence perceptive, la suspension de la motricité et le deuil. La symbolisation primaire, en contrepoint, va s'appuyer sur le mode de présence de l'objet, sur les éléments perceptifs, sur les modalités d'investissement, pour produire des mises en formes perceptives, des transformations motrices.

Le travail de la symbolisation primaire est un travail de transformation de la trace mnésique en représentation et aussi un travail de transformation du rapport du sujet à la trace mnésique des expériences antérieures. Cette transformation représentative comporte une opération de "méta-représentation" par laquelle le sujet se représente qu'il représente. Cette "méta-représentation" est le produit du travail de transformation qui transforme le rapport du sujet à la représentation. La symbolisation primaire produit donc des "représentations choses" de la représentation, dont l'archétype peut être représenté par la notion de "médium malléable" 638 , qui forment une première étape dans l'élaboration d'une fonction réflexive. R. Roussillon fait l'hypothèse que cette propriété "méta" émerge des rencontres intersubjectives précoces dans lesquelles la psyché transfère une partie de son travail psychique.

R. Roussillon décompose différentes modalités opérant dans la symbolisation primaire. Ce travail psychique de transformation implique la présence d'un objet et nécessite trois temps: un temps intersubjectif, un temps auto-subjectif et un temps narcissique.

Le "temps intersubjectif" est le temps du soin ou du jeu intersubjectif. C'est dans la relation avec l'objet que se déroule la première forme de mise en jeu nécessaire à la saisie de soi, nécessaire à la composition des affects, nécessaire au développement des premières formes de symbolisation. C'est dans ce registre que se situent des notions théorisées par différents auteurs, comme la "fonction pare-excitation" 639 dans la relation précoce à la mère, le "rôle de miroir primitif du visage maternel" 640 , la "capacité de rêverie maternelle" 641 , "l'objet autre régulateur de soi" 642 … Ces échanges et ce travail de transformation réciproque nécessitent un climat de plaisir partagé pour pouvoir se déployer installant une domination du principe de plaisir. Ce principe de plaisir étant pondéré par une censure ouvrant la place à la référence paternelle et au principe de réalité.

Le "temps auto-subjectif" est le temps du jeu solitaire. Tout ne peut pas se jouer avec l'objet, l'enfant développe une activité auto-subjective. Il trouve ce que R. Roussillon appelle des "objeux" 643 , des objets utilisés pour le jeu mais aussi des jeux utilisés comme objets de plaisir. "L'objeu" surgit de la rencontre entre la forme, les propriétés matérielles de l'objet utilisées dans le jeu et le transfert de la valeur hallucinatoire de la trace interne. Le "médium-malléable" est une forme "d'objeu" particulier. Il possède cinq caractéristiques essentielles: indestructibilité, extrême sensibilité, indéfinie transformation, inconditionnelle disponibilité et animation propre. Il est pour R. Roussillon "l'objet transitionnel du processus de représentation" 644 , il représente physiquement, matériellement, la fonction représentative, c'est le "représentant-chose" de la représentation. Cette activité auto-subjective est la première forme d'association libre, elle correspond aussi à ce qu'E. Pikler 645 décrit sous le nom "d'activité libre spontanée". Il s'agit d'une activité motrice qui se déroule à un âge précoce consistant à manipuler des objets en présence d'un adulte attentif qui n'intervient pas dans le jeu du bébé. C'est un jeu solitaire en présence d'un adulte. Ce temps auto-subjectif prend une valeur auto-érotique au service du plaisir de l'exploration et de la découverte.

Le "temps narcissique" est le temps du rêve, de l'intériorisation. C'est le temps de la dématérialisation du jeu au sein de l'espace interne, le passage de la "chose qui représente" à la représentation de chose. La valeur hallucinatoire de la chose représentée est conservée mais contenue dans un espace purement psychique et interne. Les objets utilisés pour symboliser laissent leurs traces mnésiques au service de la symbolisation à partir des représentations de chose. Le sujet va pouvoir se représenter de façon hallucinatoire, dans l'espace du rêve, les expériences des temps auto-subjectif et intersubjectif. Le temps du rêve se présente donc comme une forme de reprise des deux premiers temps de la symbolisation. Mais, il s'ouvre aussi vers une reprise, une nouvelle boucle, par ces deux temps premiers temps.

La dimension énigmatique des représentations internes produites par le rêve appelle une reprise intersubjective et auto-subjective poursuivant le travail de symbolisation primaire. La symbolisation primaire forme donc un processus complexe faisant jouer différents temps, différentes dimensions, laissant de ce fait la place au déploiement d'une psychopathologie pouvant s'enraciner dans l'une ou l'autre de ces dimensions. La psychopathologie de la symbolisation primaire ne peut pas être univoque, elle peut comporter plusieurs polarités selon la nature du "temps" mis en cause.

Le jeu et le rêve incitent au transfert des représentations de chose dans l'appareil de langage. Cette transformation est tributaire des conditions liées à la structure complexe de l'appareil de langage. Ce transfert dans l'appareil de langage représente la deuxième modalité du travail de symbolisation, la symbolisation secondaire. Cette symbolisation secondaire opère à la fois une transformation et une reprise des modalités précédentes.

Pour R. Roussillon, c'est ce travail de symbolisation primaire qui permet la production de représentations de chose à partir du représentant psychique de la pulsion qui est la première forme de représentance psychique. Le rêve et le jeu suscitent le transfert des représentations de chose qu'ils mettent en jeu dans l'appareil de langage. C'est alors la symbolisation secondaire qui permet la production des représentations de chose dans l'appareil de langage et des représentations de mot.

Nous ne développerons pas ici les différents aspects de la symbolisation secondaire, nous nous bornerons à rappeler que l'appareil de langage offre différents registres aux transferts des représentations de chose, comme le choix des mots, le style et la prosodie. C'est cette complexité de l'appareil de langage qui lui permet une reprise des différents registres de la vie psychique (l'action, l'affect et la représentation de chose) produisant des messages où les dimensions conscientes et inconscientes s'entrecroisent.

Nous souhaitons essentiellement attirer l'attention sur un aspect particulier de l'appareil de langage, que souligne R. Roussillon 646 dans son ouvrage sur la théorie du processus psychique. La symbolisation secondaire ne concerne pas uniquement la liaison entre représentation de chose et représentation de mot, elle concerne aussi le dégagement de la représentation de mot. Dans les premiers rapports au langage, le mot est appréhendé dans le registre des représentations de chose. "Le mot est d'abord un mot-chose, appréhendé, dans le type de manière qui les spécifie, comme un mot qui colle à la chose comme une chose qui colle à une autre chose, un mot qui se mêle à l'objet, il est la partie la plus plastique de celui-ci, il est l'entendu de la chose, la partie non visible de celle-ci, mais il est une partie de la chose, il est la partie non vue de la chose." 647 Le mot se détache progressivement de la représentation de chose pour devenir un "représentant-représentation" spécifique qui échappe aux traces de la perception visuelle de la chose. Le mot transite entre les registres primaire et secondaire de l'appareil psychique. "C'est tout ce processus de transformation interne du rapport aux mots et à l'appareil de langage qui permet de passer de la représentation de chose à la représentation de mot , qui relie l'un à l'autre." 648 Pour R. Roussillon ce processus est typique du passage de l'organisation infantile à l'organisation de la phase de latence, mais ce processus est repris à chaque réorganisation psychique majeure comme l'adolescence et l'âge adulte. C'est en cela que la dialectique entre processus primaires et processus secondaires n'est pas figée, mais qu'elle évolue au fil du temps et des problématiques psychiques.

La symbolisation nécessite différentes séquences temporelles. Une partie de la symbolisation se déroule au moment où l'expérience se vit, à condition qu'un espace transitionnel interne ait pu être introjecté et que cette expérience ne déborde pas les capacités de symbolisation actuelles du sujet. Une autre partie de la symbolisation s'effectue après coup dans un espace et temps particuliers permettant une reprise de cette expérience, comme par exemple dans les rêves.

Les modalités primaire et secondaire de la symbolisation rassemblent une série de processus qui transforment la matière première psychique et produisent des représentations. Ces représentations, qu'elles soient représentations de chose ou représentations de mot, sont le fruit d'une mise en réseau d'expériences perceptives concernant les différents canaux sensoriels portant l'empreinte des rencontres avec l'objet primaire et des modalités des premiers jeux, des premiers rêves. Les représentations ne sont donc pas uniquement des traces de perceptions antérieures plus ou moins investies. Elles sont de nature composite et forment des assemblages plus ou moins complexes pouvant s'associer entre elles pour développer des propriétés émergeantes comme "l'indice de qualité" qui permet l'accès à la conscience, la constitution d'enveloppes, ou des formes réflexives représentant la représentation. Les premiers schémas établis par S. Freud, dans ses travaux dits "neurologiques" décrivant les représentations de chose et les représentations de mot comme des "complexes associatifs" 649 , trouvent une actualité dans les travaux qui tendent à penser les avatars du processus de symbolisation.

En abordant le processus de symbolisation par la définition de plusieurs modalités de transformation et de transposition, nous pouvons saisir la dimension construite et composite du monde représentatif de la psyché. Il est possible de mettre en perspective, selon le même modèle, deux autres éléments fondamentaux de la vie psychique, particulièrement malmenés dans les problématiques psychotiques, la notion "subjective" de réalité externe et l'affect.

Notes
635.

FREUD S., 1896, "Lettre du 6 décembre 1896", in Naissance de la psychanalyse, PUF, 1986.

636.

FREUD S., 1895, "L'esquisse pour une psychologie scientifique", in Naissance de la psychanalyse, PUF, 1986.

637.

ROUSSILLON R., 1999, Agonie, clivage et symbolisation, PUF, p. 224.

638.

Concept proposé par M. Milner (MILNER M., 1977, "Rôle de l'illusion dans la formation du symbole", in Journal de la psychanalyse de l'enfant, 1990, n° 8, p. 244-278.) que R. Roussillon reprend et développe (ROUSSILLON R. 1991, Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, PUF, p. 136.)

639.

FREUD S., 1920, "Au-delà du principe de plaisir", in Essais de psychanalyse, Payot, 1987.

640.

WINNICOTT D.W., 1967, "Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l'enfant", in Jeu et réalité, Gallimard, 1975.

641.

BION W.R., 1962, "Une théorie de l'activité de pensée", in Réflexion faite, PUF, 1983.

642.

STERN D., 1985, Le monde interpersonnel du nourrisson, PUF, 1989.

643.

Terme inventé par F. Ponge que R. Roussillon emprunte en modifiant le sens à P. Fédida (FÉDIDA P., 1976, "L'objeu. Objet, jeu et enfance. L'espace psychothérapeutique", in L'absence, Gallimard.)

644.

ROUSSILLON R., 1991, Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, PUF, p. 137.

645.

PIKLER E., 1976, Se mouvoir en liberté dès le premier âge, PUF.

646.

ROUSSILON R., 2001, Le plaisir et la répétition, Dunod.

647.

ROUSSILLON R., 2001, op. cit., p. 181.

648.

ROUSSILLON R., 2001, op. cit., p. 182.

649.

FREUD S., 1891, Contribution à la conception des aphasies, PUF, 1983, p. 127.