4.2.2. Agentivité et intersubjectivité.

Les premières critiques concernent le présupposé de C.D. Frith concernant les intentions initiales. Plusieurs études expérimentales présentent la prise de conscience de l'action comme une représentation construite, secondaire à l'action elle-même. La conscience de l'action ne serait alors qu'un phénomène émergeant et discontinu produit par le fonctionnement psychique. Par exemple, les travaux de B. Libet 691 révèlent que la prise de conscience d'agir volontairement est systématiquement postérieure à l'initiation de l'acte (de 350 ms). D'autres travaux (R.E. Nisbettt et T.D. Wilson 692 ) soulignent le rôle des indices contextuels sur l'attribution par le sujet d'intention à ses actes. Cette attribution d'intention par le sujet serait donc une interprétation à posteriori, rétrospective de ses propres actes. De plus, l'observation clinique montre que les troubles de la représentation de l'intention dans la schizophrénie ne touchent pas exclusivement les actes du sujet, mais qu'ils concernent aussi les actes d'autrui. La capacité à attribuer des états mentaux à autrui, la "théorie de l'esprit", est aussi atteinte. Dans cette optique les troubles de la représentation intentionnelle de ses propres actions seraient un effet et non une cause. De plus, le contrôle de l'action paraît difficilement isolable du contexte global dans lequel se déroule l'action.

Les travaux de N. Georgieff et M. Jeannerod 693 proposent un modèle intégrant la nature sociale et interactive des systèmes cognitifs et cérébraux impliqués dans les symptômes schizophréniques. En s'ouvrant sur autrui, la neuropsychologie devient une "neuropsychologie sociale de l'action". Ce modèle distingue plusieurs systèmes de représentation de l'action. Ces systèmes se différencient à la fois par leurs modalités de codage et leurs coordonnées spatiales. Le codage rend accessible ou non à la conscience et à une représentation en première personne. Les coordonnées spatiales peuvent être centrées sur l'individu, le corps propre ou le système social incluant autrui. L'exécution de l'action nécessite un codage qui intègre les coordonnées spatiales liées au corps propre, sur un mode dit "égocentrique". Par contre, pour que l'action soit attribuée à son auteur, les coordonnées doivent intégrer le contexte social incluant autrui. Le codage concerne alors autant les actions du sujet que celles d'autrui. La reconnaissance des actions propres passe paradoxalement par un "système social" codant aussi les actions d'autrui. Nous retrouvons la problématique de la distinction moi et non-moi, ou plutôt soi et non-soi, où le non-soi participe à la définition du soi. Problématique qui était évitée dans les conceptions de C.D. Frith.

La schizophrénie est alors pensée comme une pathologie de la communication et du lien social et non une pathologie du contrôle de soi, selon le modèle de C.D. Frith. N. Georgieff et M. Jeannerod formulent l'hypothèse selon laquelle le processus pathologique de la schizophrénie toucherait essentiellement le codage des actions au sein des interactions sociales dont la représentation serait un mécanisme fondamental de la distinction entre soi et autrui. Ce système reposerait sur l'exploitation de métareprésentations des conduites de soi et d'autrui impliquant une différenciation entre soi et autrui.

Ces conceptions débouchent sur des recherches reliant action et représentation de l'action. Deux types de données expérimentales viennent soutenir la différenciation entre deux niveaux de représentation de l'action.

L'imagerie fonctionnelle cérébrale révèle une analogie entre représentation de l'action et action, c'est-à-dire l'existence d'un circuit cortical commun, entre l'exécution d'une action motrice, sa préparation intentionnelle ou sa seule évocation. Ce qui fait dire à N. Georgieff: "Vouloir agir, ou se représenter l'action, serait d'une certaine manière agir." 694 L'événement mental saisi par l'imagerie médicale souligne le continuum entre représentation et action et pose la question des modes de différenciation subjective entre vouloir agir, se représenter l'action et exécuter cette action.

Une autre donnée expérimentale importante a été fournie par la mise en évidence chez le singe de l'existence de "neurones miroirs" 695 . Ces neurones développent la même activité lorsque l'animal se prépare à exécuter un acte moteur lui-même que lorsque l'animal observe ce même acte moteur exécuté par l'expérimentateur. Ces neurones miroirs fournissent une base biologique légitimant les théorisations des systèmes cognitifs qui sous-tendent la communication et l'intersubjectivité.

Il peut être intéressant de rappeler ici l'histoire de la découverte des "neurones miroirs". À l'origine, les travaux de G. Rizzolati et de ses collaborateurs ne portaient pas sur la mise en évidence des bases neurologiques d'une quelconque "théorie de l'esprit d'autrui". Ils portaient sur l'enregistrement des neurones prémoteurs qui codent le répertoire des mouvements manuels du singe. La découverte des "neurones miroirs" s'est faite dans un "à côté" du dispositif expérimental. Lors d'une pause, les expérimentateurs en prenant une collation eurent la surprise d'effectuer l'enregistrement de potentiels d'action des neurones prémoteurs des singes restés à les observer tout en demeurant connectés au dispositif d'enregistrement. C'est de là que leur est venue l'idée de tester les singes selon deux modalités: le singe observant l'expérimentateur prendre une graine, puis le singe prenant lui-même une graine. Cette découverte des "neurones miroirs", au fort pouvoir attracteur pour les théories de l'esprit, est issue d'un "temps clinique" au sein d'un protocole expérimental. Elle permet de relancer les conceptualisations neuropsychologiques en direction du rapport entre soi et autrui (sujet et objet dans une terminologie psychanalytique) tout en gardant un rapport avec l'étude du fonctionnement du cerveau qui sert de base légitime aux neurosciences cognitives.

L'existence de ces "neurones miroirs" est postulée chez l'homme, leur rôle serait alors essentiellement "représentationnel", ils participeraient au codage de l'action. Ce système est à l'origine de "représentations partagées". C'est-à-dire un système de représentations communes à celui qui exécute une action et à celui qui perçoit l'action. Ce système de représentations partagées pourrait jouer un rôle dans les processus d'imitation et d'empathie.

Ces données expérimentales permettent de développer l'hypothèse d'un dysfonctionnement d'un système social de codage de l'action œuvrant dans la schizophrénie. Le système de représentations partagées met en place une "méta représentation" qui introduit autrui au cœur même de la structure du codage de l'action. "On peut suggérer que cet "autre virtuel" soit inhérent à la structure même de la représentation de l'action, comme semblent l'indiquer les particularités du codage transitif de l'action (des représentations partagées) mises en évidence par l'étude des neurones miroirs." 696 La notion "d'autre virtuel" provient des travaux de C. Trevarthen sur l'intersubjectivité.

Les travaux de N. Georgieff et M. Jeannerod sur la "psychologie de l'action" recoupent sur ce point ceux de C. Trevarthen sur le développement biologique précoce. Selon C. Trevarthen: "Le développement normal chez l'enfant de la motricité, de l'émotion, de la perception, de l'attention sélective, de l'apprentissage et de la mémoire, ainsi que de toute reconnaissance sociale entre personnes d'une même communauté, dépend de l'existence de la conscience mutuelle de deux esprits humains." 697 Le bébé posséderait une capacité innée à se représenter et à anticiper les comportements d'autrui au cours des interactions précoces. Ces représentations assureraient une régulation de ses propres comportements. Cette intersubjectivité innée permet l'intériorisation d'un "autre virtuel" à l'origine de la régulation de la communication et des interactions soutenant des fonctions comme l'imitation, l'empathie ou la "théorie de l'esprit".

Ces recherches touchant à la psychopathologie font rentrer les neurosciences cognitives dans un degré de complexité supplémentaire en ayant recours à une théorisation de l'intersubjectivité. "Comme l'action motrice suppose une représentation complexe ou une connaissance (largement implicite) de l'objet vers lequel elle s'oriente, l'action interindividuelle implique la construction d'une représentation de l'état intentionnel de l'autre, étroitement liée à une représentation du soi en action, ainsi qu'une représentation de la relation et de la distinction entre soi et l'autre." 698 La découverte d'une base neurologique plausible à certaines formes d'échanges entre soi et l'autre, grâce aux "neurones miroirs", permet aux neurosciences cognitives de s'enrichir en s'appropriant un concept issu de la phénoménologie, déjà réinvesti par la psychanalyse: l'intersubjectivité 699 . L'architecture cognitive de l'esprit met en relation étroite non seulement des représentations de "premier ordre" et des "métareprésentations", mais elle définit aussi l'agencement de ces "métareprésentations" entre elles, la notion d'intersubjectivité prenant une place particulière, celle d'une structure encadrante des "métareprésentations". Cette approche qui articule des données cliniques et la démarche expérimentale des neurosciences cognitives provoque une modification du centre de gravité du champ des recherches. Il s'agit de recherches concernant "deux sujets" ou "deux cerveaux" selon les termes de N. Georgieff 700 .

L'agentivité repose donc sur une activité cognitive qui se prend elle-même pour objet, une activité mentale qui prend pour objet l'activité mentale. Cette activité produit une sorte de "métaconnaissance" de l'activité mentale qui comporte deux pôles: l'activité mentale du sujet lui-même et l'activité mentale d'autrui. La conscience de soi et la différenciation entre soi et autrui sont le fruit de cette activité "métareprésentative". Les recherches en neurosciences cognitives donnent un rôle prépondérant à un trouble de l'agentivité dans les processus psychiques des sujets souffrant de schizophrénie tout en formulant différentes hypothèses quant à l'échec de ce processus d'agentivité reposant sur un système de métareprésentation. Mais il est intéressant de noter qu'en dehors d'une pathologie mentale l'agentivité n'est pas une opération mentale établie sans contestation. L'agentivité ne paraît pas établie constamment, une fois pour toutes. C'est du moins ce que semblent révéler les marges des dispositifs expérimentaux destinés à mettre en évidence et tester cette agentivité.

Un des dispositifs expérimentaux destinés à démontrer un défaut de conscience de l'action et de son attribution à soi ou à autrui a été mis en place par les chercheurs de l'Institut des Sciences Cognitives de Lyon 701 . Il consistait à proposer une épreuve motrice manuelle simple avec jugement d'attribution. Les sujets devaient différencier, au cours de son exécution, leur propre action de l'action d'autrui. Les dispositifs expérimentaux présentaient au sujet une image du mouvement qu'il était en train d'effectuer, cette image était soit celle correspondant à son geste, soit un mouvement différent. Les résultats montrent clairement que les sujets souffrant de schizophrénie font significativement plus d'erreurs que les sujets du groupe "contrôle" ne souffrant à priori d'aucune pathologie mentale. Cette expérience montre l'existence d'une corrélation entre les difficultés d'attribution concernant des gestes simples et les troubles de l'attribution à un niveau complexe et l'existence de signes cliniques de la schizophrénie, comme les hallucinations. Mais les sujets du groupe "contrôle" font donc aussi des erreurs, même si celles-ci sont en nombre significativement moins important, ce qui laisse supposer que le processus qui sous-tend l'agentivité n'est pas sans faille dans un fonctionnement psychique non pathologique. Ces éléments soulignent que la conscience de soi et la différenciation entre soi et autrui ne sont pas des états acquis, mais des constructions permanentes, des processus toujours plus ou moins à reprendre.

Notes
691.

LIBET B., 1985, "Unconscious Cerebral Initiative and the Role of Conscious Will in Volontary Action", in Behavioural and Brain Sciences, 6, 529-566. Cité par GEORGIEFF N., 2004, Qu'est-ce que la schizophrénie, Dunod, p. 97.

692.

NISBETT R.E. et WILSON T.D., 1977, "Telling More Than We can Know: Verbal Reports on Mental Processes" in Psychological Review, 84, 3, 231-259., Cité par GEORGIEFF N., 2004, Qu'est-ce que la schizophrénie, Dunod, p. 97.

693.

GEORGIEFF N. et JEANNEROD M., 1998, "Beyond Consciousness of External Reality. A Conceptual Framework for Consciousness of Action and Self Consciousness", Consciouness and Cognition, 7, 465-477.

694.

GEORGIEFF, N., 2004, Qu'est-ce que la schizophrénie?, Dunod, p. 102.

695.

RIZZOLATI G., FADIGA L., GALLESE V., FOGASSI L., 1996, "Premotor Cortex and the Recognition of Motor Actions", Cognitiv Brain Researche, 3, 131-141.

696.

GEORGIEFF, N. 2004, Qu'est-ce que la schizophrénie?, Dunod, p. 109.

697.

TREVARTHEN C., 2001, "Intersubjectivité chez le nourrisson: recherche, théorie et application clinique", in Devenir, 2003, vol. 15, n°4, 309-428, p. 391.

698.

GEORGIEFF, N. 2004, Qu'est-ce que la schizophrénie?, Dunod, p. 109.

699.

Le concept d'intersubjectivité fut énoncé pour la première fois par le philosophe allemand Husserl (1859-1938) fondateur de la phénoménologie.

700.

GEORGIEFF, N., 2004, op. cit., p. 109.

701.

FRANK N., DAPRATI E., GEORGIEFF N., DALERY J., MARIE-CARDINE M., JEANNEROD M., 1998, "Approche expérimentale des anomalies d'attribution de l'action chez les schizophrènes", in L'encéphale, 113-118.