4.3.1. Conscience et boucles de réentrée.

Les travaux de G.M. Edelman 702 inscrivent l'étude du cerveau et de la conscience dans une large problématique: la "science de la reconnaissance". G. Edelman a obtenu le prix Nobel de médecine pour des recherches concernant le système immunitaire. C'est à partir de ce premier domaine de recherche qu'il a pu définir une série de principes d'adaptation et de sélection formant les bases de cette "théorie de la reconnaissance" 703 , la capacité à distinguer le soi du non-soi, par la suite transposée dans le domaine des neurosciences.

Ces travaux sur l'organisation neuronale, formant la "matière de l'esprit", apportent une nouvelle modélisation de la conscience à partir de trois fonctions supérieures fondamentales: la mémoire, la catégorisation perceptive et l'apprentissage. Chacune de ces fonctions est abordée selon les mêmes principes généraux de fonctionnement élaborés à partir de des travaux de G.M. Edelman sur la théorie de la reconnaissance.

G.M. Edelman propose une modélisation de la mémoire qui met en jeu un système basé sur différentes catégories de représentation et de processus. Ce modèle s'oppose à une conception où la mémoire serait constituée par le stockage d'inscriptions sous forme de traces fixes, une mémoire "réplicative" stockant des informations précisément codées. Pour G.M. Edelman, la mémoire ne repose pas sur des traces concrètes fixées, elle constitue une propriété dynamique de l'ensemble d'un système de catégorisation dont le mécanisme de base est la modification des efficacités synaptiques.

G.M. Edelman baptise du terme "darwinisme neuronal" l'ensemble des idées qui rendent compte de ce système de catégorisation dynamique. Il bâtit une "Théorie de la Sélection des Groupes Neuronaux" (TSGN) à partir de trois principes de base.

Le premier principe concerne l'anatomie du cerveau et son développement. "La sélection qui s'opère au cours du développement … conduit à la formation de la neuro-anatomie d'une espèce donnée." 704 Ce processus de sélection somatique forme des réseaux neuronaux différents appartenant à une région cérébrale donnée. Ce que G.M. Edelman nomme le "répertoire primaire".

Le deuxième principe de la TSGN repose sur un mécanisme de sélection supplémentaire qui ne fait pas intervenir des modifications de la structure anatomique. Ce mécanisme joue sur les processus biochimiques des connexions synaptiques. "Ce mécanisme, qui est sous-jacent à la mémoire ainsi qu'à un certain nombre d'autres fonctions, "taille" effectivement, par sélection, divers circuits fonctionnels (ceux dont les synapses ont été renforcées) dans le réseau anatomique." 705 Ces circuits fonctionnels différents sont appelés "répertoire secondaire". G.M. Edelman précise que, dans une certaine mesure, les mécanismes qui aboutissent à la formation des répertoires primaires et secondaires s'entremêlent.

Le troisième principe, la "réentrée", est l'élément fondamental de la biologie de la conscience. "En fait, la réentrée (alliée à la mémoire, que j'aborderai plus tard) forme la base du pont qui permettra de relier la physiologie à la psychologie." 706 La réentrée permet de faire interagir et de coordonner les cartes cérébrales produites par les deux phénomènes sélectifs qui forment les deux premiers principes de la TSGN. Les répertoires primaires et secondaires forment des cartes. Celles-ci sont reliées entre elles par des connexions "réciproques et massivement parallèles". La réentrée est l'échange de signaux le long de ces connexions. Donc, il n'existe pas de carte résumant une information complexe, les cartes réagissent de façon cohérente par le renforcement des interconnexions et l'émission de signaux réentrants. La réentrée est donc un processus "méta" par lequel le système neuronal se prend lui-même comme objet de son activité permettant l'apparition de propriétés émergeantes.

Cette théorie de la TSGN explique comment la capacité de catégoriser s'incarne dans le système nerveux. Par exemple, lorsque deux cartes reçoivent des signaux différents en même temps comme des signaux visuels et tactiles, par le processus de réentrée certains groupes neuronaux seront reliés à des combinaisons différentes de l'autre carte. Des modifications synaptiques vont avoir lieu en retour qui modifieront les premières données indépendamment des signaux que l'une ou l'autre carte continue de recevoir. Une multitude de cartes peuvent être l'objet de tels processus formant ce que G.M. Edelman appelle une "synthèse récursive" permettant de faire émerger des propriétés sélectives nouvelles au fil du temps.

La nouvelle définition de la mémoire que propose G.M. Edelman s'appuie sur ces trois principes: "La TSGN postule que la mémoire consiste plutôt en un renforcement d'une capacité de catégorisation préalablement établie." 707 Ce sont les réseaux formés par les modifications biochimiques des forces synaptiques qui constituent les bases de la mémoire. La remémoration n'est pas stéréotypée, elle subit l'influence de contextes qui se modifient constamment transformant la dynamique des groupes de neurones formant les catégorisations originelles. Elle fait appel à l'activation de certaines portions des cartographies globales établies auparavant. Les catégorisations n'étant pas immuables, la mémoire est un processus de continuelle recatégorisation, de "réentrées". Une même réponse catégorielle peut être atteinte de différentes façons. De ce fait la mémoire dépend du passé et du contexte. La mémoire ne se fonde pas sur le rappel de traces du passé mais sur la recréation originale de l'expérience passée par la réactivation de groupes neuronaux formant une nouvelle catégorisation. Le souvenir est alors une reconstruction unique et éphémère produite dans l'après-coup.

G.M. Edelman poursuit l'application de sa théorie à la conscience, objet principal de sa recherche. Il distingue une conscience "primaire" d'une conscience "d'ordre supérieur". La conscience primaire: "… est l'état qui permet de se rendre compte de la présence des choses dans le monde, d'avoir des images mentales dans le présent." 708 La conscience supérieure: "… fait appel à la reconnaissance par un sujet pensant de ses propres actes et affects. Elle incarne un modèle personnel, un modèle du passé et du futur aussi bien que du présent." 709 Chaque type de conscience fonctionne selon les trois principes de la TSGN, la conscience d'ordre supérieure opérant sur la conscience primaire en classifiant par catégories les processus de la conscience primaire elle-même. C'est ce qui entraîne, selon les termes de G.M. Edelman, une "explosion conceptuelle" permettant la mise en place d'une fonction réflexive: "d'être conscient d'être conscient".

Les notions qu'Edelman dégage de cette étude globale du cerveau et de l'esprit croisent aussi la psychopathologie. "Quant à la schizophrénie, j'ai suggéré qu'elle pourrait traduire une perturbation généralisée de la coordination des boucles réentrantes, qui rendrait par exemple incapable de percevoir comme externes des stimulations sonores, d'où le phénomène d'hallucination auditive. Mais il faut rester extrêmement prudent." 710 Sans pour autant développer son propos G.M. Edelman considère la schizophrénie comme une "maladie de la conscience" affectant la perception, la pensée et les sensations. À ce titre, il suggère que la schizophrénie pourrait être une "affection généralisée de la réentrée" et non un trouble direct du contact avec la réalité. "Il est souvent plus utile de considérer les maladies mentales comme des perturbations de la catégorisation, de la mémoire, de la réentrée et de l'intégration plutôt que comme des perturbations de la capacité à tester la réalité." 711

Le modèle que propose Edelman, trop partiellement résumé dans ce chapitre, repose sur la définition de différents niveaux d'organisation, de différents "répertoires" issus de différents processus de sélection, reliés par un très grand nombre de boucles interactives, les "réentrées". C'est l'enchaînement de ces boucles de réentrée qui est à l'origine des propriétés complexes comme la mémoire ou la conscience. Ces processus soulignent le caractère construit de la mémoire, mais aussi des sentiments et perceptions. De ce point de vue, une représentation n'est plus simplement une trace biologique conservée dans une aire cérébrale et obéissant à un programme prédéterminé, mais un processus dynamique pouvant recouvrir différentes formes et produisant des registres de plus en plus complexes en se prenant lui-même comme objet selon les nécessités de l'évolution.

Notes
702.

EDELMAN G.M., 1989, Biologie de la conscience, Odile Jacob, 1992.

703.

"Par "reconnaissance", j'entends la mise en correspondance, adaptative et continuelle, des éléments d'un domaine physique donné aux nouveautés survenant dans les éléments d'un autre domaine physique plus ou moins indépendant du premier, ajustement qui a eu lieu en l'absence de toute instruction préalable." EDELMAN G.M., 1989, op. cit., p. 114.

704.

EDELMAN G.M., 1989, Biologie de la conscience, Odile Jacob, 1992, p. 128.

705.

EDELMAN G.M., 1989, op. cit., p. 129.

706.

EDELMAN G.M., 1989, op. cit., p. 133.

707.

EDELMAN G.M., 1989, op. cit., p. 157-158.

708.

EDELMAN G.M., 1989, op. cit., p. 172.

709.

EDELMAN G.M., 1989, op. cit., p. 172.

710.

EDELMAN G.M., 2000,"Gerald M. Edelman, théoricien de la conscience", in La Recherche, n° 334, disponible sur Internet (http://www.larecherche.fr/data/334).

711.

EDELMAN G.M., 1989, op. cit., p. 278.