4.3.2. La perception des émotions et le sentiment de Soi.

A.R. Damasio fournit également un modèle neurobiologique original du fonctionnement de l'esprit humain à travers deux écrits principaux qui permettent aussi un dialogue avec les conceptions pychodynamiques. Il s'oppose aux modèles qu'il juge réductionnistes issus des travaux sur l'intelligence artificielle et au dualisme cartésien séparant le corps et l'esprit.

Dans son ouvrage intitulé "L'erreur de Descartes" 712 , il cherche à réancrer l'esprit dans le corps en étudiant les effets des pathologies neurologiques sur la perception des émotions. Le cerveau n'est pas uniquement une machine à traiter des informations provenant du monde extérieur. La perception des émotions et des sentiments fonde, selon lui, la capacité à produire des raisonnements et des choix. C'est le corps qui est le lieu de formation et d'expression des émotions que le cerveau doit s'approprier sous la forme de sentiments. Cette perception du corps par les émotions sert de cadre de référence aux processus cognitifs. Pour A.R. Damasio, la tache cognitive du cerveau s'ancre dans le corporel, le cerveau se représenterait le monde extérieur par le biais des modifications que celui-ci provoque dans le corps proprement dit.

Son étude de certaines lésions très localisées du lobe frontal est introduite par la reprise d'une étude clinique paradigmatique: la lésion cérébrale accidentelle de Phineas P. Gage à la fin du XIXe siècle. Cette lésion provoqua à la fois une incapacité à ressentir ses propres émotions et une perte de la possibilité de prendre des décisions en terme de choix réfléchi. C'est ce point de vue anatomo-pathologique qui permet à A.D. Damasio de soutenir l'hypothèse que paradoxalement: "C'est comme s'il existait une passion fondant la raison, une pulsion prenant naissance dans la profondeur du cerveau, s'insinuant dans les autres niveaux du système nerveux, et se traduisant finalement par la perception d'une émotion ou par une influence non consciente orientant un processus de prise de décision" 713 . C'est sur ce point que A.R. Damasio situe "l'erreur" de Descartes séparant l'esprit, la "chose pensante", du corps non pensant caractérisé par une "étendue" et des organes "mécaniques". Il faut remarquer aussi à propos de cette citation, que le cerveau décrit par A.R. Damasio est animé, métaphoriquement, par une "pulsion".

Au-delà de sa réflexion sur la perception des émotions, A.R. Damasio profile un premier modèle global du fonctionnement de l'esprit articulant différents types de représentations dans un modèle "méta-représentationnel". "Finalement, supposons que tous les acteurs que j'ai décrit ci-dessus – la représentation de l'objet, la réponse de l'organisme à l'objet, et l'état du moi en train de changer en raison de cette réponse – soient appréhendés simultanément dans la mémoire de travail, et examinés, côte à côte, ou en rapide succession, dans les cortex sensoriels fondamentaux. Je pense que la subjectivité émerge durant la dernière étape, au moment où le cerveau est en train d'engendrer non pas des images relatives à un objet, non pas des images des réponses de l'organisme à un objet, mais un troisième type d'images, celles d'un organisme en train de percevoir et de répondre à un objet. Je pense que le "regard" subjectif émane du contenu de ce troisième type d'image." 714 Selon ce modèle, l'esprit n'est pas uniquement une propriété émergente du fonctionnement cérébral, il émane d'un "tout" fonctionnel et structural qui s'origine dans l'interaction entre la totalité de l'organisme et l'environnement.

Après ce premier ouvrage établissant un lien entre "passion" et "raison", A.R. Damasio prolonge sa réflexion dans son écrit suivant 715 . En se basant toujours sur l'étude des pathologies du système nerveux central, il met en débat un modèle général de la conscience de soi.

Dans ce dernier ouvrage, A.R. Damasio se démarque un peu plus des conceptions qui abordent la question de la conscience de soi uniquement à travers le traitement de l'information par le cerveau. Le cerveau humain peut être vu comme une machine à extraire et traiter de l'information par certaines approches neurobiologiques se référant à un modèle strictement computationel. Mais, pour A.R. Damasio, contrairement aux ordinateurs, cette machine possède un point de vue. Elle sent et connaît des émotions; surtout, elle ressent chaque émotion et chaque perception comme étant sienne. Pourquoi donc la représentation d'information par le cerveau implique-t-elle le point de vue d'un soi? Selon A.R Damasio, les neurosciences cognitives ne peuvent répondre à ces questions tant qu'elles négligent le rôle de l'organisme dans son entier.

Le cerveau ne doit donc pas être conçu comme une gigantesque base de données dont la première fonction serait d'accumuler des faits objectifs concernant l'environnement extérieur. Une de ses premières fonctions est de représenter non pas des états du monde environnant, mais des états internes de l'organisme auquel il appartient. A.R. Damasio nomme "proto-soi" l'ensemble de ces représentations de l'état du corps.

Mais posséder un "proto-soi" ne suffirait pas à être conscient. La conscience suppose plusieurs étapes. La première repose sur la rencontre de l'organisme avec un environnement qui suscite une représentation du monde par le cerveau. La deuxième étape consiste à mettre en relation cette représentation du monde avec l'état de l'organisme lui-même, c'est-à-dire la représentation du "proto-soi". Être conscient, pour un système cognitif, c'est être capable de se représenter, au second degré, certaines de ses propres représentations. Plus précisément, pour A.R. Damasio, la conscience apparaît dès qu'un organisme se trouve doté d'un "soi-central", c'est-à-dire un système capable de représenter, sous la forme d'un sentiment, la relation entre l'état du "proto-soi" et les objets avec lesquels il entre en interaction. Le "soi-central" possède une fonction biologique: son existence permet à un organisme de garder la trace des modifications de ses états occasionnés par ses rencontres avec des objets environnants. Le sentiment conscient émerge donc dans l'instant fugitif de l'interaction avec l'extérieur. Cette "conscience noyau" se développe en "conscience autobiographique" chez les organismes dotés de mémoire, ainsi que d'un système de représentation susceptible de coder l'information d'une façon qui ne soit pas sensible aux changements de contexte.

A.R. Damasio dresse une véritable topique de la conscience et du sentiment de soi; il y a une "conscience noyau" et une "conscience étendue", un "proto-soi", un "soi central" et un "soi autobiographique". La conscience n'est pas impliquée seulement au niveau le plus élaboré du fonctionnement mental, elle est aussi au plus près du biologique. Le "proto-soi" repose sur des "représentations de premier ordre", qui sont des configurations neuronales cartographiant l'état de la structure physique de l'organisme, instant après instant. Le sentiment de "Soi conscient" apparaît avec la constitution de "représentations de second ordre", c'est-à-dire l'engendrement du compte-rendu en image, et non-verbal, de la relation entre objet et organisme, à la fois la façon dont l'organisme est affecté par le traitement d'un objet et par la mise en valeur de l'objet causal. "… on pourrait dire que le compte rendu rapide et non-verbal de second ordre raconte une histoire: celle de l'organisme, pris dans l'acte de représenter son propre changement d'état alors qu'il est sur le point de représenter quelque chose d'autre." 716

A.R. Damasio défend un modèle méta-représentationnel de la conscience dont la structure encadrante serait une représentation du corps dans son entier et dans ses interactions avec l'environnement, établie grâce à la perception des émotions. Les sentiments représentant la perception des émotions, la conscience est alors une sorte de "méta-sentiment", un "sentiment de sentiment". "Le secret de fabrication de la conscience pourrait donc bien être le suivant: le déroulement d'une relation entre n'importe quel objet et l'organisme se fait sentiment de sentiment." 717

Notes
712.

DAMASIO A.R., 1994, L'erreur de Descartes. La raison des émotions, Odile Jacob, 1995.

713.

DAMASIO A.R., 1994, op. cit., p. 307-308.

714.

DAMASIO A.R., 1994, op. cit., p. 304.

715.

DAMASIO A.R., 1999, Le sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience, Odile Jacob, 1999.

716.

DAMASIO A.R., 1999, op. cit., p. 173.

717.

DAMASIO A.R., 1999, op. cit., p. 310.