4.4.2. Représenter la vie psychique.

Ce rapide tour d'horizon des travaux issus d'un courant de pensée, d'une nébuleuse transdisciplinaire, les neurosciences cognitives, souligne la difficulté et la complexité qu'il y a à aborder le fonctionnement de l'esprit en terme de représentation. Les travaux auxquels nous venons de faire référence forment une sorte de patchwork sans réelle unité, sans synthèse utilisable, mais qui offrent différentes pistes de réflexion permettant d'articuler les multiples facettes explorées par chaque approche.

En prenant l'homme et son esprit comme objet d'étude, les neurosciences cognitives se confrontent, comme la psychanalyse, à un degré de complexité nécessitant des modalités de compréhension particulières. Prendre l'esprit comme objet d'étude confronte à des logiques réflexives où l'instrument d'analyse devient lui-même objet d'étude, tout en corrélant en permanence les "psycho-logiques" aux "bio-logiques". Ce degré de complexité correspond à ce que E. Morin appelle la "haute complexité" 737 et qui nécessite une "méthode", étayée par une série de trois instruments, pour être pensée. Le principe "hologrammique" qui: "… signifie que non seulement la partie est dans un tout, mais que le tout est inscrit d'une certaine façon dans la partie." 738 La "récursivité" qui forme une boucle: "… où les effets rétroagissent sur les causes, où les produits sont eux-mêmes producteurs de ce qui les produit." 739 La "dialogique" qui forme: "… une unité complexe entre deux logiques, entités ou instances complémentaires, concurrentes et antagonistes qui se nourrissent l'une de l'autre, se complètent, mais aussi s'opposent et se combattent." 740

Les différentes conceptions, que nous venons d'évoquer dans ce chapitre, peuvent incarner un ou plusieurs de ces principes et permettent à ces approches, fondées plus ou moins directement sur la biologie, d'échapper à un réductionnisme mécaniciste. Représenter, représenter le monde extérieur prédéterminé par exemple, peut être pensé dans une logique linéaire faite de correspondances, d'analogies, mettant en œuvre une mécanique cérébrale. Mais dès que des questions plus spécifiques sont posées telles que la différenciation entre soi et autrui, le sentiment de soi, ou le fonctionnement de la conscience, dès qu'il s'agit de "se représenter", le caractère hyper complexe du fonctionnement de l'esprit apparaît.

Pour faire face à cette complexité, les chercheurs en neurosciences cognitives forgent des concepts spécifiques ou font des emprunts à la phénoménologie (comme par exemple les notions d'intersubjectivité ou le "faire-émerger"). Ces auteurs font essentiellement de la psychanalyse un point d'appui pour dialectiser leurs conceptions ou une source de métaphores, nous retrouvons dans les écrits de ces chercheurs des termes comme "pulsion" ou "désir" sans référence explicite à la conceptualisation psychanalytique. Une logique basée sur le déroulement de programmes préétablis assurant une régulation des échanges d'informations entre sujet et environnement paraît vite inadéquate. L'auto-organisation est une référence centrale des approches que nous avons citées, elle se décline de façon différente selon le point de vue, le "vertex", utilisé par le chercheur, notamment le degré d'ancrage biologique de son protocole expérimental. En cela, ces travaux issus d'une approche expérimentale ne récusent pas globalement les conceptions psychanalytiques, leurs modélisations ne sont pas incompatibles avec les modèles issus de la psychanalyse sans pour autant être superposable. Il est possible de faire l'hypothèse que la complexité de l'objet d'étude a un rôle organisateur pour les sciences de l'esprit, comme pour la psychanalyse.

La théorisation d'un niveau "méta" est omniprésente dans ces travaux. Se représenter que l'on représente nécessite que l'activité de l'esprit se prenne elle-même comme objet. Le niveau "méta" correspond toujours à un travail "auto". Selon les auteurs, l'accent est porté soit sur l'existence de "métareprésentation", de représentations secondes, soit sur des processus travaillant la matière représentative (réentrée ou autopoïèse). À ce titre, la "récursivité" mise en valeur par E. Morin est omniprésente; en se prenant pour objet les processus qui animent l'esprit se transforment eux-mêmes et produisent de nouvelles propriétés émergentes ou construites, dont la capacité à se représenter son propre fonctionnement. La récursivité permet de penser une représentation qui se sait représentation.

Ces études, qui scrutent le fonctionnement cérébral, ne peuvent pas se limiter à la biologie du cerveau. D'autres logiques interviennent et doivent être intégrées, là encore à des degrés divers selon les auteurs, pour rendre compte de l'émergence de l'esprit. L'histoire et l'environnement sont bien sûr présents à travers la notion d'évolution et de perturbations provoquées par le monde extérieur. Mais le corps tout entier retrouve aussi droit de cité au niveau du fonctionnement du cerveau grâce à la prise en compte des émotions. Enfin, l'environnement n'est pas considéré comme un ensemble de stimulations disparates, mais comme le siège de relation avec autrui, lui-même doté d'un esprit dont il faut tenter de saisir les logiques. Rester soi-même en accueillant la pensée et les émotions d'autrui, faire preuve de raison en éprouvant des passions, sont les marques de la "dialogique" source de conflits et de paradoxes. La dialogique permet de penser une structure encadrante complexe aux processus produisant des représentations à vocation "méta", c'est-à-dire mettant en perspective le monde représentatif lui-même.

Enfin, la représentation peut être pensée, à un certain niveau, non pas uniquement comme l'objet de processus mais comme le produit de ces processus. Les représentations produites par l'agentivité ou la réentrée s'inscrivent dans un gradient où la complexité croissante permet l'accès à l'intersubjectivité ou au sentiment de soi. Chaque élément du gradient peut aussi représenter le processus qui l'a formé. Le répertoire neurologique issu de la sélection porte en lui l'histoire de son processus de sélection. La représentation mentale porte la marque, l'empreinte, du processus qui l'a produit. En se sens une représentation est l'hologramme du processus. La représentation n'est qu'une partie d'un processus complexe, mais dans cette partie se trouve inscrite l'histoire et la structure du processus.

La pensée complexe est donc une pensée plurielle. C'est peut-être pour cela que la psychanalyse, qui incarne bien cette pensée complexe, se doit de jeter un regard sur les courants de pensée qui l'environnent dont font partie les neurosciences cognitives. Ces modèles, issus des sciences expérimentales, font l'économie de la pulsion et du sens qui fondent la spécificité de l'approche psychanalytique. Pour la psychanalyse, c'est la contrainte pulsionnelle qui anime l'appareil psychique, le menace d'effraction et le tourne vers l'objet. En se cantonnant à une observation guidée par des protocoles expérimentaux, les neurosciences cognitives laissent à la psychanalyse son entière spécificité. L'adaptation au milieu, la dynamique de l'évolution ou l'état central fluctuant, ne sont pas des hypothèses suffisantes pour rendre compte de la genèse de propriétés nouvelles dans un esprit considéré comme un système auto-organisé possédant un point de vue subjectif. C'est sur ce point qu'apparaît le concept d'intentionnalité. M. Jeannerod résume le rôle de l'intention dans un système auto-organisé: "Ne pourrait-on pas, en effet, considérer l'intention comme un état activé du système, créant un "besoin d'action" jusqu'à ce que, le but étant atteint, ce système se désactive et retourne à son état de repos." 741 Mais dans la phrase suivante, il reconnaît, partiellement, le lien entre ce concept d'intentionnalité et une autre épistémologie, la psychanalyse: "D'une façon plus métaphorique, mais en même temps plus conforme à la nature du mouvement volontaire, on pourrait exprimer les différents états de ce système en terme de désir: l'état activé serait un état désirant que l'action ramènerait à un état non désirant, à un état de satisfaction." 742 Les mouvements scientifiques actuels peuvent apporter à la psychanalyse de nouvelles métaphores 743 , à la suite de celles qui ont déjà inspiré S. Freud en son temps. Mais la psychanalyse peut aussi en proposer en retour.

La "question" des psychoses n'est pas seulement due à la naissance de la psychanalyse comme traitement des névroses, l'ambition de la psychanalyse n'a jamais été d'être une science de la névrose mais de la psyché. La "question" que pose la psychose est liée au fait que les troubles qu'elle provoque touchent à l'essence même de la représentation, de la symbolisation et de la pensée. La psychose attire les recherches et résiste aux travaux des neurosciences pour la même raison, elle "démutise" la représentation, elle interroge l'implicite de la représentation qui anime tout travail d'élucidation, ses modes de constitutions et ses fonctions au service de l'esprit ou de la psyché. La "question" que pose la psychose à la psychanalyse, qui prétend non seulement l'étudier mais aussi la soigner, ou du moins la soulager d'une souffrance "disséquante", n'est pas uniquement de définir quel modèle représentatif est en jeu, ou en panne, mais aussi de déterminer sur quels matériaux butte l'activité représentative. Comment représenter l'irreprésentable, et comment se représenter cette confrontation?

Notes
737.

MORIN E., 2001, La méthode 5. L'humanité de l'humanité, Seuil, p.219.

738.

MORIN E., 2001, op. cit., p. 349.

739.

MORIN E., 2001, op. cit., p. 345.

740.

MORIN E., 2001, op. cit., p. 347.

741.

JEANNEROD M., 1993, "Intentionnalité", Revue Internationale de Psychopathologie, n° 10, p. 185.

742.

JEANNEROD M., 1993, op. cit., p. 185.

743.

PRAGIER G. et FAURE-PRAGIER S., 1990, "Un siècle après l'esquisse: nouvelles métaphores? Métaphores du nouveau.", in Revue Française de Psychanalyse, 6, p. 1395-1500.