5.1. HALLUCINATION PSYCHOTIQUE ET HARCELEMENT HALLUCINATOIRE.

L'hallucination psychotique constitue une sorte d'archétype qui permet de mettre en débat cette dialectique entre le statut "objectif" et le statut "subjectif" des représentations. Elle témoigne, de façon flagrante, qu'une production psychique d'un sujet n'est pas reconnue par lui comme telle, alors que cette origine "interne", "psychique", est perçue comme une évidence par un tiers. L'hallucination psychotique s'impose le plus souvent comme une perception du monde extérieur, sans pour autant se réduire à une banale perception car elle est souvent entourée d'un halo d'angoisse plus ou moins marqué et contient une adresse à l'égard du sujet qui fait référence au sentiment d'inquiétante étrangeté provoquant la certitude d'être concerné. Mais dans certaines configurations cliniques, la perception hallucinatoire coexiste aussi avec une perception du monde extérieur distincte. Certaines hallucinations sont même authentiquement perçues comme des hallucinations par des personnes souffrant de psychose, des patients peuvent exprimer clairement que les voix qu'ils entendent sont produites par leur psychisme, que leur sentiment d'être poursuivi, épié, n'a pas de fondement dans la réalité, et que justement retrouver dans la réalité externe ce qui hante de manière insaisissable leur psyché serait vécu comme un soulagement. À l'inverse, certaines hallucinations se différencient de perceptions plus "banales" par le fait qu'elles sont longtemps gardées secrètes, ne pouvant être révélées que dans le cadre d'une relation considérée comme suffisamment fiable ou sous le coup d'une acuité particulière de l'angoisse. L'hallucination est rarement une perception comme une autre. C'est une perception à laquelle le sujet tient particulièrement, une perception qui ne laisse place à aucun doute, qui sera vigoureusement défendue si elle est remise en question. Il est possible d'appliquer à l'hallucination les propos de S. Freud concernant le délire: "Ces malades aiment leur délire comme ils s'aiment eux-mêmes. Voilà tout le secret." 745

L'hallucination psychotique vient donc classiquement mettre en débat la dialectique entre perception du monde extérieur et représentation du monde interne, dont nous avons précisé les interrelations dans un chapitre antérieur. La notion d'une hallucination qui serait une perception "sans objet" a été déconstruite par la psychanalyse. La perception hallucinatoire n'est plus simplement sans objet, elle est le fruit d'un travail psychique. La conception psychanalytique d'hallucination psychotique a été marquée par les travaux de S. Freud sur l'hallucination primitive par laquelle l'hallucination d'un objet absent permet de reproduire le plaisir pris avec celui-ci en sa présence, fondant ainsi le désir. Ce modèle s'est déployé dans l'étude paradigmatique des processus du rêve, d'où l'assimilation de la psychose au rêve. Mais toutes les hallucinations ne sont pas identiques, en fait S. Freud fait de l'hallucination un concept, un élément encadrant de la production des représentations. Progressivement, la compréhension de la psychose et de la production des représentations se sont écartées du modèle du rêve tout en gardant leur référence à l'hallucination, ou plutôt à l'hallucinatoire. W.R. Bion a été sans doute un des premiers à amorcer ce virage en postulant que le psychisme peut récuser la transformation d'éléments restés à l'état de pré-représentations, de formes embryonnaires, comme les éléments "bêta" sources d'éprouvés hallucinatoires. Le psychotique n'est pas aux prises avec un rêve, mais avec les matériaux psychiques que le rêve retravaille. L'hallucination est un concept central dans l'approche du monde représentatif qui relie perception du monde interne, perception du monde externe et éprouvé, cet éprouvé n'étant pas nécessairement lié à une satisfaction, un plaisir.

L'investissement pulsionnel des traces mnésiques des expériences traumatiques mises à l'écart par le clivage est commandé par ce "fond hallucinatoire" de la psyché que décrit R. Roussillon 746 en tirant les conclusions du concept de "contrainte de répétition", introduit en 1920 par S. Freud 747 . Le sujet est "condamné à investir", selon l'expression de P. Aulagnier 748 , les traces d'expériences ayant débordées ses capacités de liaisons, les traces associées à un "vécu de terreur agonistique" 749 . Cet investissement pulsionnel des traces mnésiques traumatiques produit le harcèlement hallucinatoire de la psyché qui prendra la forme de la perception hallucinatoire psychotique.

C'est ce harcèlement hallucinatoire qui désorganise la pensée, la rend douloureuse et discordante avant même qu'une hallucination ou un délire ne prennent forme. Une des premières descriptions de ce harcèlement hallucinatoire dans la littérature psychanalytique se trouve dans le texte que V. Tausk 750 a consacré à la genèse de "l'appareil à influencer", alors que dans le domaine plus purement psychiatrique, à la même époque G.G. de Clérambault 751 définissait "l'automatisme mental" à la recherche des "phénomènes élémentaires" à la base de la psychose. La "Gradiva" de W. Jensen 752 , étudiée par S. Freud 753 , fournit une métaphore de ce harcèlement. Norbert Harnold, avant de se lancer à travers les rues de Pompéi à la poursuite de Zoé incarnant Gradiva, passe une nuit dans un hôtel où il est harcelé par des mouches. W. Jensen décrit longuement, sur plusieurs pages, la lutte incessante d'Harnold contre cet ennemi insaisissable la nuit qui précède son épisode hallucinatoire. Son voyage pour l'Italie avait été décidé après un rêve particulièrement angoissant, ses premières nuits d'hôtel avaient été troublées par la proximité d'un couple d'amoureux. Sa dernière nuit avant son épisode hallucinatoire, est donc marquée par un harcèlement par des mouches qui incarnent à ses yeux "l'inutilité" et le "mal absolu", "la chose en soi" 754 dont l'unique objet est de martyriser, elles lui évoquent aussi le couple d'amoureux qui avait perturbé son sommeil. Toutefois, Harnold reconnaît que son mal être n'est peut-être pas uniquement lié à ces mouches qui le poursuivent sans répit, que ce mal être est peut-être plus intérieur. Ce harcèlement est à la fois insaisissable, aucun geste ne peut le faire cesser, et indécidable, il est autant interne qu'externe, le désagrément causé par le vol des mouches est aussi pénible que les associations d'idées qu'il provoque. Dans la terminologie de W.R. Bion, nous pouvons considérer que l'environnement d'Harnold est envahi "d'objets bizarres" porteurs d'éléments bêta. L'hallucination psychotique émerge, prend forme, sur un fond de harcèlement hallucinatoire. Plus précisément, la psyché est harcelée par l'hallucinatoire, harcelée par son fond hallucinatoire, qui contraint à une mise en forme, une figuration, pour lutter contre la désorganisation et la souffrance ainsi engendrées.

L'hallucination psychotique impose donc un contenu psychique "comme une perception". La théorisation du "travail de l'hallucination" ne réduit pas l'hallucination psychotique au seul réinvestissement massif de traces mnésiques perceptives, selon les développements de G. Gimenez 755 , mais présente l'hallucination psychotique comme un travail psychique opérant un "passage au sensoriel" (en référence au "passage à l'acte") étayé sur des signifiants "primordiaux". Ce "passage au sensoriel" doit nécessairement s'appuyer sur une théorie de la perception définissant le processus contenu dans le "comme une perception". Nous avons vu que la perception n'est pas simplement une donne première liée aux organes perceptifs, mais le fruit d'un travail psychique au sein duquel perception et hallucination ne s'opposent pas. L'évidence de la perception du monde externe repose sur la capacité du Moi à effacer les processus par lesquels il intègre et investit la perception. Dans l'hallucination psychotique, le Moi est dans l'incapacité de se représenter ce travail de transformation décrit par G. Gimenez. Le "passage au sensoriel" se donne alors à la psyché comme une perception.

La "perception hallucinatoire" qui se manifeste dans les états psychotiques condense deux processus, le recours à des processus de liaisons non symboliques et l'expression de l'investissement hallucinatoire des traces psychiques non subjectivées, le "fond hallucinatoire" du psychisme. La perception hallucinatoire est une tentative de liaison non symbolique d'une représentation non subjectivée organisée par un signifiant "primordial". Les traces de l'expérience non symbolisées primairement, liées à une terreur agonistique et activées par le harcèlement hallucinatoire, émergent dans l'espace perceptif actuel, le monde où s'originent les traces perceptives précurseurs des représentations de chose. Mais, selon les termes de N. Georgieff transformant la formulation d'Esquirol, l'hallucination est "une perception sans sujet" 756 , le sujet ne se reconnaît pas dans sa propre production, il ne reconnaît pas son propre travail. L'hallucination ne fait qu'entretenir l'expérience traumatique en l'actualisant perceptivement. Le délire peut venir au secours de cette première tentative de figuration, de ce premier travail psychique. La symbolisation secondaire offre alors un substitut aux défaillances de la symbolisation primaire, une liaison non symbolique dans l'univers des représentations de mot qui perdent de ce fait leur secondarité en produisant ce qu'H. Segal nomme des "équations symboliques". L'équation symbolique est alors le fruit du transfert sur l'appareil de langage de l'échec des processus de symbolisation primaire, plus que de l'irruption des processus primaires dans les processus secondaires. Une autre solution est possible, aboutissant à un tableau clinique très différent, c'est la "neutralisation énergétique", décrite par R. Roussillon, qui débouche sur les figures de la pétrification (que l'histoire de "La Gradiva" 757 incarne) et du gel (dont S. Resnik 758 fait la métaphore principale d'un de ses ouvrages consacré à la psychose).

Notes
745.

FREUD S., 1895, "Manuscrit H", in Naissance de la psychanalyse, PUF, 1986, p. 101.

746.

ROUSSILLON R., 2001, op. cit.

747.

FREUD S., 1920, "Au-delà du principe de plaisir", in Essais de psychanalyse, Payot, 1987

748.

AULAGNIER P., 1982, "Condamné à investir", in Nouvelle Revue de Psychanalyse, printemps 1982, n° 25, p.309-330.

749.

ROUSSILLON R. 1999, "La terreur agonistique et le psychotique", in Agonie clivage et symbolisation, PUF.

750.

TAUSK V., 1919, "De la genèse de "l'appareil à influencer" au cours de la schizophrénie", in Œuvres psychanalytiques, Payot, 1975.

751.

CLÉRAMBAULT (de) G.G., 1909, "Première conception d'un automatisme mental générateur de délire" in, Œuvres psychiatriques, PUF, 1947

752.

JENSEN W., 1903, "Gradiva, Fantaisie pompéienne", in FREUD S., 1907, Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, Gallimard, 1983.

753.

FREUD S., 1907, Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, Gallimard, 1983.

754.

JENSEN W., 1903, "Gradiva, Fantaisie pompéienne", in FREUD S., 1907, Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, Gallimard, 1983, p. 60.

755.

GIMENEZ G., 2000, Clinique de l'hallucination psychotique, Dunod.

756.

GEORGIEFF N., 2004, Qu'est-ce que la schizophrénie?, Dunod, p. 91.

757.

JENSEN W., 1903, op. cit.

758.

RESNIK S., 1999, Temps des glaciations, Éres.