● Le rôle décisif de la Marine : vers la prépondérance française

L’arrivée Française au Gabon, d’une manière générale, découlait de la nouvelle orientation politique de la France dans les années 1840 sur la côte d’Afrique. Dans la rivalité avec l’Angleterre, il s’agissait de créer des points d’appui pour la flotte et de favoriser les entreprises commerciales. Cette nouvelle orientation, politique et économique fut soutenue par une mission humanitaire, notamment la lutte contre les négriers.

L’abolition de la traite des noirs décidée au Congrès de Vienne en 1815 fut différemment appliquée par les pays européens. La France ne se résigna au « droit de visite » qu’en 1831, tandis que le Portugal n’admit l’illégalité de la traite qu’au nord de l’équateur. L’interdiction n’a été généralisée qu’en 1836, mais elle demeura théorique 27 . Dans la lutte contre les négriers, au Gabon, les Français et les Anglais se montrèrent plus actifs que les Portugais qui avaient choisi d’autres lieux. Profitant donc des répressions contre les esclavagistes, la France s’imposa au Gabon au milieu du XIXè siècle par la signature d'une série d'accords avec les chefs côtiers de l'Estuaire.

Ainsi, en 1837, Bouët Willaumez, le « fondateur du Gabon français » qui visitait la baie du Gabon, estima cet endroit propice à l'installation de la marine française. Le 9 février 1839, il signa, avec Kowè Rapontchombo dit « Roi Denis », le premier Traité, qui permettait à la Marine française de s'installer sur la rive gauche de l'Estuaire du Como, pour assurer la liberté du commerce, réprimer le brigandage et protéger le Roi 28 .

L'intérêt naissant et grandissant pour le Gabon de la Marine française fit revenir, à plusieurs reprises ses représentants (le capitaine Cousin, le Capitaine de Corvette Baudin) qui signèrent le même genre de Traités avec les autres chefs sur la rive gauche de l’Estuaire du Gabon, notamment avec Dowé dit « Roi Louis », le 18 mars 1842 et avec Kaka Rapono dit « Roi Quaben », le 27 avril 1843 29 .

Après la signature de ces traités, on assista pendant un peu plus d’un an à la fondation du comptoir français au Gabon. Les représentants de la Marine tenaient leurs promesses et prirent officiellement possession des lieux. L’installation française au Gabon se traduisit dès le 13 juin 1843 par l’arrivée de trois navires (deux brigs de guerre –le Zèbre et l’Eglantine- et un bateau de commerce, le Diligent). Partis de Gorée, le 16 mai 1843, ces bateaux étaient chargés de matériel et du personnel nécessaire, sous le commandement du capitaine de corvette Monléon.

Les rapports de ce dernier sur la construction des bâtiments étaient optimistes même s’il fait état de quelques difficultés notamment la fatigue, la maladie et la paresse des indigènes qui réclamaient une meilleure rémunération 30 . L’optimisme des autorités de la Marine reposait sur une situation politique locale qui leur était favorable. En effet, ils pouvaient gagner les chefs avec quelques cadeaux bien placés. Un rapport des marins locaux affirme :

‘« Ces bons princes sont sensibles aux cadeaux… il n’en coûteraient pas beaucoup de les contenter… ce n’est qu’a ce prix qu’on les amènera à embrasser nos intérêts : cela ne sera pas ruineux  31 ».’

La distribution de ces cadeaux contribuait à créer un climat de jalousie entre les « Rois ». Tous, en effet, voulaient les obtenir de la part de la Marine française. Par exemple, « Quaben » enviait « Denis » qui avait obtenu un costume de lieutenant général ; « Louis » qui avait pourtant reçu de l’Espagne une médaille militaire demandait un costume analogue, au point d’attirer les autres chefs qui n’avaient pas encore de relations avec la France comme Ntchindo dit « Roi Kringer ».

Ratanga Atoz affirme que tout cela ne coûtait pas bien cher, surtout si l’on songe à la portée politique de ces gratifications. Elikia Mbokolo, pour sa part, affirme que les cadeaux offerts aux trois premiers chefs (Denis, Louis et Quaben) étaient, plus encore, pour attirer Rassondji dit « Roi Georges » et Ré Ndama dit « Roi Glass » dont la soumission était nécessaire si la France voulait totalement occuper l’Estuaire du Gabon.

Finalement, c’est dans cette atmosphère qu’à partir de juin 1843, un poste fut créé pour abriter une Compagnie d'infanterie de Marine. Les travaux ayant suffisamment avancés pendant la saison sèche de 1843, la prise de possession d’Okolo se fit le 3 septembre par les Marins locaux 32 . Ce poste, le futur Fort d'Aumale, fut placé sur un plateau dominant l'Estuaire du Como, sur la rive droite. Il allait permettre à la France d'affirmer sa prétention à s'installer puis à coloniser le Gabon. La cérémonie de prise de possession de septembre 1843 n’était pas grandiose. Des trois « rois » avec lesquels la Marine française avait déjà des relations, deux seulement étaient présents, à savoir les Rois Denis et Quaben. Le Roi Louis était absent. Les Rois Georges et Glass, pourtant invités, ne purent se déplacer.

Même si l’on peut attribuer ces absences à un empêchement imprévu ou à la volonté délibérée de refuser la prise possession du comptoir, l’absence remarquée de tous ces chefs indiquait les limites de l’établissement français au Gabon à la fin de l’année 1843. Aussi les autorités de la Marine, représentés par Bouet Willaumez, revinrent au Gabon pour signer un autre traité

Le 1er avril 1844, un traité plus important, que les précédents fut signé collectivement avec tous les rois et chefs indigènes de la côte à l’exception du Roi Glass 33 dont les adjoints (les notables) envoyèrent, le 5 avril 1844, une pétition à Louis Philipe, le Roi des Français, pour dénoncer et protester contre les conditions dans lesquelles, dans la nuit du 27 mars 1844, un représentant de la Marine française avait fait signé un traité à Ré Ndama dit « Roi Glass ». Dans cette pétition on peut lire :

‘« … dans la nuit du 27 mars 1844, Mr Amouroux, capitaine du vaisseau marchand français « Ossian », … se présenta chez le Roi Glass avec un pot d’eau de vie, et (nous le disons à notre honte) ne trouva pas de difficulté à persuader le Roi et un autre individu de boire jusqu'à ce qu’ils fussent ivres. Il fit alors entrer Dove, fils du Roi, et leur persuada de signer un papier qui selon lui, n’était qu’une lettre adressée à V.M (sic !) Votre Majesté et n’exprimant que des sentiments d’amitié ; mais qui étaient en réalité une cession de territoire et de juridiction faite au gouvernement français  34 ».’

Ces « Traités invalides » 35 , pour certains, donnèrent à la France, comme le précise l’article premier du traité collectif du 1er avril 1844, «  la souveraineté de la rivière du Gabon de toutes les terres, îles, presqu'îles ou caps » et peuples qui habitaient au bord de cette rivière sur les deux rives.

La France pouvait ainsi entreprendre son « action civilisatrice » au Gabon. Mais pour atteindre cet objectif, les marins avaient fait appel aux missionnaires pour évangéliser les indigènes.

Notes
27.

Pourtier Rolland, Le Gabon, Tome I, Id & Ibid, Op. Cit. p. 52.

28.

Deschamps Hubert, Quinze ans de Gabon, les débuts de l'établissement français 1839-1853, Paris, Société française d'Histoire d'outre-mer, 1965.

29.

Ratanga Atoz Anges, Histoire du Gabon des migrations historiques à la République XVè-XXè siècles Id & Ibid.

30.

En réalité les travaux traînèrent, la Marine avait compté sur l’aide des indigènes, mais c’était oublier que ceux de la côtes, après quatre siècles de contact avec les européens étaient devenus au fil du temps d’habile courtiers ne pouvant se consacrer longtemps à des activités aussi peu rémunératrice que le terrassement et la maçonnerie. Un extrait du Rapport de Monléon que cite Elikia Mbokolo affirme : « Ils sont trop paresseux ». Cf. Noirs et blancs en Afrique Equatoriale, EHSS, 1981, 302 p.

31.

Extrait d’unRapport du Commandant Arnous au ministre de la Marine (BB4884-520) cité par Elikia Mbokolo dans Noirs et blancs en Afrique Equatoriale, Op. Cit. p. 46

32.

Elikia Mbokolo, Noirs et Blancs en Afrique Equatoriale, Editions EHSS, Paris, 1981, 302p.

33.

Celui du 1er avril 1844 a été signé par quatre rois : Denis, Quaben, Louis et Georges et cinq chefs : François, Dolingha, Quoaven, Kringer et Petit Denis. Le roi Georges n’est arrivé que le 2 avril pour signer le traité.

34.

Extrait de la « Pétition des chefs notables de Glass à Louis Philippe, Roi des Français » transmisse par le ministre des affaires étrangères au ministre de la Marine, le 22 juillet 1844. L’original est en Anglais. L’intégralité de cette pétition se trouve dans les annexes de l’ouvrage d’Elikia Mbokolo, Noirs et Blancs en Afrique Equatoriale, Annexe II, Op. Cit. pp. 280 et 281.

35.

Terme employé par Mba Allogho Daniel, sociologue, pour dénoncer les termes et le cadre des premiers Traités Franco-Gabonais. Ce point de vue est partagé par plusieurs Gabonais. Ils estiment que les chefs côtiers avaient vendu leurs terres aux Français pour quelques fusils et pièces d'étoffes.

Les chefs ne mesuraient pas la portée de leur acte. Il s'agit, purement d'une escroquerie des autorités de la Marine qui savaient ou allait aboutir les Traités c'est à dire l'occupation du Gabon et sa mise en valeur. Les avis restent partagés car il faut se situer dans le contexte de l'époque pour mesurer la portée du problème de part et d'autres des signataires.

Les chefs voulaient se sentir en sécurité face au pillage du commerce des esclaves et les marins voulaient justement stopper ce commerce pour en réglementer un nouveau type.