 L'affranchissement du clergé indigène et des chrétiens autochtones

En ce qui concerne le clergé indigène, la volonté de l'affranchir devient manifeste au milieu des années 1950. En effet, jusqu'en 1954, la formation du clergé indigène, au Gabon, se faisait dans un esprit colonialiste affirme le Père Paul Mba Abessole qui, pour étayer son propos, cite des extraits du Règlement des prêtres indigènes gabonais élaboré à l'époque de Mgr Tardy (1926-1947):

‘«  Dans l'observation du règlement, et dans l'accomplissement de leur travail, les prêtres indigènes s'efforceront d'être d'une docilité parfaite. Ils sauront se soumettre humblement et loyalement aux avis et directives de ceux qui ont autorités sur eux (…). Il importe que le prêtre indigène sache humblement rester à sa place, se conservant fidèlement dans l'honnête simplicité qui lui convient… » 282

Mais à partir 1950, davantage en 1955, suite à l'évolution de la situation, l'esprit colonialiste dans la formation du clergé indigène fut abandonné. Les rapports quinquennaux de 1950 et 1955 précisent qu'il n'y avait plus de distinction entre prêtres africains et étrangers. Ils remplissaient les mêmes charges et les prêtres indigènes n'étaient plus écartés d'aucune fonction 283 . Cependant, ils étaient totalement soumis à leurs collègues occidentaux. Il ne faut pas interpréter l'ordination d'un prêtre indigène, à cette époque, comme l'expression de la volonté des missionnaires locaux de bâtir dans l'immédiat une Eglise autonome.

Cette volonté de changer la formation du clergé gabonais, à partir de 1955 n'était pas totalement dictée par les événements extérieurs à l'Eglise. Il s'agit aussi d'une volonté interne des missionnaires du Gabon qui voulaient faire face à l'évolution, affirme le Père Sillard 284 . Mais de quelle évolution s'agit-il, politique ou religieuse? Nous pensons que l'attitude missionnaire est dictée par les deux évolutions. Elle s'inscrit dans la volonté de l'Eglise catholique de s'adapter aux phénomènes de son temps.

La volonté de transformation de la Mission du Gabon entre 1945 et 1958 ne provenait pas seulement des missionnaires qui étaient sur le terrain. Elle tire aussi son origine du riche débat entretenu par les spiritains en poste partout dans le monde. Ce débat est manifeste dans les publications de la congrégation à l’exemple de Spiritus. 285

Mais la contribution des missionnaires en poste au Gabon dans ce débat est presque insignifiante ou mal connue. Ils étaient beaucoup plus prudents comme ils l’étaient face à l’évolution politique.

Marcel Lefebvre, missionnaire au Gabon jusqu’en 1948, en sa qualité d’Archevêque de Dakar puis responsable de la congrégation, mettait l’accent sur la spécificité, la légitimité de la Mission, l’utilité concrète de la présence missionnaire spiritaine en Afrique 286 .

Il n'existe pas des traces écrites où des prêtres indigènes gabonais exprimant la volonté de gérer leur Eglise. Mais la correspondance, conservée aux archives de Chevilly, témoigne de la volonté des chrétiens gabonais de s'affranchir et d'être responsables, notamment chez les plus jeunes qui contestaient l'abus d’autorité des missionnaires. Les auteurs de cette correspondance étaient variés, des jeunes aux évolués de la bourgeoisie salariée en passant par les chefs traditionnels et les membres de la chefferie administrative. Il s'agissait surtout de plaintes.

Par exemple cette lettre de 1946 adressée au Vicaire Apostolique, Mgr Tardy, signée par des jeunes qui lui demandaient "Accordez à la jeunesse l'honneur de vous parler". C’était une lettre des jeunes du séminaire de Libreville qui se plaignaient de l'attitude des Pères et sœurs européens, en charge de leur formation.

Les jeunes contestaient que les missionnaires aient le droit de renvoyer un séminariste ou de le malmener. Ils rapportent aussi les propos de leurs formateurs: " Ils ne faut pas que les noirs rivalisent avec les européens." et les jeunes avaient conclu en disant: " Nous voulons avoir beaucoup de bons prêtres dans notre pays. Cela est notre désir." 287

De nombreuses autres lettres de chrétiens dénoncent les violences verbales et physiques de certains pères missionnaires. En 1946, par exemple, les chrétiens de la mission Saint Martin écrivaient au Père Fauret, supérieur des pères du Saint Esprit au Gabon pour dénoncer l'attitude du Père Reinhard vis-à-vis des chrétiens qu'il traitait de nègres et singes 288 .

Dans une autre lettre, en 1948, un groupe dénommé "Jeunesse Fang", protestait contre les agissements du Père Nourielle qui avait bousculé et frappé les élèves de l'école Saint Joseph le dimanche 18 avril 1948 après une messe. La Jeunesse fang avait protesté parce que cette pratique de la bastonnade devenait courante chez les prêtres missionnaires. Rappelant que le Père Lamaze avait fait de même à Noël 1947, sur les mêmes jeunes, ils déclaraient ceci: "Le temps d'intimidation est passé, nous vivons une nouvelle époque. Nous sommes chez nous et qui plus est nous sommes des hommes." 289

Il y a aussi une lettre de Léon Mba, en 1948 au supérieur de Sainte Marie, dans laquelle il dénonçait le fait que le Père Blenez, supérieur de la mission de Donguila ait fait appel aux villageois pour les photographier « buste nu à la façons des anciens ». Léon Mba regrettait fortement « qu'à l'état actuel de la civilisation française au Gabon on oblige des nègres français à se faire photographier contre leur gré. » 290

D'autres correspondances traduisent la volonté des indigènes gabonais de coopérer avec les missionnaires pour le développement des œuvres catholiques au Gabon. A partir de 1945, les indigènes demandaient eux-mêmes l'affectation ou la réouverture d'une mission. En 1946, les chrétiens de la région de Koulamoutou adressèrent des lettres, le 4 juillet et le 26 novembre, au vicaire apostolique pour demander l'affectation d'un prêtre missionnaire. Trois ans après la demande fut entendue puisque les missionnaires implantèrent la station Notre Dame de la Salette à Koulamoutou. En 1947 face à la longue fermeture de la mission Sainte Croix des Eshiras, à cause de la guerre, les chrétiens après un conseil de chefferie tenu le 25 novembre envoyèrent un compte rendu dans lequel ils demandaient la réouverture immédiate de la mission.

La soudaine accélération du processus de tranformation de la Mission, à la fin des années 1950, était étroitement liée au Gabon à ce qui se passait chez les confrères protestants et à ce qui se passait dans les autres territoires évangélisés par la Congrégation du Saint-Esprit. A partir de 1957, la fin de la Mission au Gabon ne résulta pas des seules données religieuses. L'accélération du débat politique y contribua énormément. En 1958, les missionnaires sentant l'autonomie politique immédiate se mirent au diapason. La formation d'un clergé indigène fut complétée par celle d'un laïcat catholique gabonais. C'est au clergé indigène que revint, au moment de l'indépendance politique en 1960, en particulier, sous le contrôle de l'autorité ecclésiastique, la tâche de poursuivre l'évangélisation mais pas encore d'adapter l'Evangile aux aspirations de leurs compatriotes 291 .

Notes
282.

Mba Abessole Paul, " La dimension religieuse de la décolonisation de l'Afrique ", dans la décolonisation de l'Afrique vue par les africains, Paris, L'Harmattan, 1987, pp. 127-140. Op. Cit. p. 131.Le Règlement des prêtres indigènes gabonais se trouvent également aux Archives CSSP Boîtes 271, Dossier A.

283.

Archives CSSP, Boîte 351, Dossier A, Rapports quinquennaux de 1950 et 1955,

284.

Témoignage du Père Gilles Sillard, Entretiens du mois de février et mars 2000.

285.

Cf. l’article de Claude Prudhomme, déjà cité. « Crise ou mutation de la Mission ? »

286.

Claude Prudhomme Id. & Ibid.

287.

Archives CSSP, Fond Pouchet, Boite 1002, Lettre de la jeunesse Gabonaise au Vicaire Apostolique de février 1946.

288.

Archives CSSP, Fond Pouchet, Boite 1002, Lettres du 2 septembre 1946.

289.

Archives CSSP, Boite 272, Dossier B, Lettre de protestation du 1er mai 1948 d'un témoin oculaire de la jeunesse fang.

290.

Archives CSSP, Boite 272, Dossier B, Lettre de Léon Mba du 26 février 1848 au supérieur de la mission Sainte Marie.

291.

Bouchaud (J.), L'Eglise en Afrique noire, Op. Cit. p. 179.