 Les adultes: organisés mais mal formés

La principale difficulté des adultes chrétiens du Gabon, entre 1945 et 1970, était leur faible niveau de formation aussi bien scolaire que religieuse. Manquant d’initiatives et « éternels assistés » par les prêtres ils avaient du mal à comprendre le nouveau mode de formation et d'organisation. Cette nouvelle organisation reposait sur des groupes dans les paroisses rurales et urbaines 397 . Dans ces groupes les chrétiens approfondissaient leur éducation chrétienne. La clé de voûte était le Père ou l'abbé qui conservaient les habitudes « héroïques et salvatrices » de l'évangélisation missionnaire avant 1945. La forme d'organisation et les thèmes de formation tournaient essentiellement autour de la vie familiale et la morale chrétienne que l'Eglise catholique voulait promouvoir au Gabon.

Les principales organisations chrétiennes d'adultes à cette époque étaient féminines, surtout dans les paroisses rurales. Les femmes ont été les premières à s'organiser véritablement, dans une chorale, dans un groupe de prière et surtout dans les groupes d'action catholique. Dans ces structures elles apprenaient la vie chrétienne pour demeurer les piliers de la famille et de véritables agents de l'évangélisation de leurs frères et sœurs 398 .

La plus grande organisation chrétienne chez les adultes au Gabon, entre 1945 et 1970, était la Légion de Marie 399 , une organisation féminine présente, dans les deux diocèses.

Les "præsidium " prenaient activement part à l'évangélisation et leurs réunions tendaient à maintenir une "motivation surnaturelle" auprès des membres. Les prières faites en commun se prolongeaient chaque jour par la " catena ", une forme de récitation du Magnificat (antienne et oraison) qui contribuait à maintenir cet esprit apostolique dont le compte rendu était fait chaque semaine. Les comptes rendus constituaient une sorte de " révision de vie " c'est à dire qu'elle faisaient un bilan des visites effectuées, elles décelaient les manquements pour mieux faire lors des prochaines visites.

Les légionnaires qui étaient tentées d'abandonner trouvaient lors de ces réunions des occasions pour se relever. Les révisions de vie galvanisaient les légionnaires qui, à certains endroits, soutenaient très efficacement l'action du personnel religieux surtout dans les paroisses urbaines 400 .

Le travail apostolique des légionnaires était axé principalement sur les visites méthodiques à domicile qui se prolongeaient parfois par des visites groupées ( veillées de quartier ou au village…) Ils s’agissaient des visites d'amitié chez un membre ou un chrétien, mais elles se terminaient parfois par des conversions de païens. Les Légionnaires n'hésitaient pas à justifier leur foi de catholique et à recommander dans leur visite l'étude de la de la doctrine. Les légionnaires constituaient aussi la liaison entre un certain nombre de catéchumènes isolés dans les villages et quartiers avec l'organisation catéchétique des missions puis des paroisses. Leur travail était en réalité très étendu.

Selon les témoignages 401 , elles ont abordé très vite les problèmes de la vie chrétienne et de la société: pratique religieuse, préparation au baptême, assiduité à la messe et aux sacrements, régularisations fréquentes de situations de simple concubinage qui étaient transformés, quand c'était possible, en mariages chrétiens, réconciliations d'individus, problème de la polygamie. Les légionnaires aidaient aussi les autres chrétiens et les païens dans le choix d'une école chrétienne pour leur enfant, et à la diffusion de la presse catholique.

Les légionnaires de Marie pratiquaient une forme d’œcuménisme et de dialogue inter religieux avant la lettre au Gabon. Elles entraient en contact avec tout le monde, païens, musulmans, protestants, syncrétistes de tout genre, surtout les malades, soit chez eux, soit à l'hôpital, ou dans les léproseries, au prix d’un réel prosélytisme. Le travail des légionnaires se faisait en dehors des clivages ethniques, en milieu urbain. Elles fournissaient un grand effort dans ce sens: les Gabonais visitaient les Etrangers et vice versa; les Fangs visitaient les Eshiras et ces derniers visitaient les Nzébi. Enfin les légionnaires avaient un grand attrait pour l'éveil aux problèmes du développement considérés comme un point d'application de la doctrine évangélique.

Les légionnaires qui occupaient une situation sociale et civique favorable se rendaient aussi attentifs aux besoins temporels des gens qu'ils visitaient. Ils intervenaient parfois directement pour éclaircir un point de vue, sur une information politique économique, sociale et religieuse. Si quelques démarches administratives s'imposaient aux chrétiens et païens visités, les légionnaires volontaires pouvaient les favoriser

D'autres légionnaires signalaient les situations préoccupantes auprès des autorités compétentes. Ils abordaient ces problèmes en réunions et lors des conversations libres après les réunions, avec toute l'ampleur possible 402 .

Malgré ce travail de la Légion de Marie, les autorités religieuses n'étaient pas satisfaites de la formation et du comportement des chrétiens. A la veille de l'indépendance, en 1957, par exemple, les missionnaires dans leurs rapports regrettaient la grande fréquence des divorces, du concubinage et de la polygamie même s'ils se réjouissaient du grand effort consenti par le gouvernement pour rendre obligatoires les allocations familiales. 403

Après l'indépendance les inquiétudes étaient nombreuses sur l'organisation et la formation des chrétiens gabonais. Voici par exemple un extrait du Rapport annuel de l'Archidiocèse de Libreville en 1961 qui peint les difficultés des laïcs:

‘« La chrétienté gabonaise a les problèmes de toutes les autres chrétientés du monde. L'évolution rapide nécessite, pour chaque chrétien, une formation plus solide afin de répondre aux situations nouvelles qu'il traverse. Plusieurs obstacles gênent et paralysent cette formation indispensable: L'étendue des missions ne permet pas la visite fréquente des villages. Par exemple la mission d'Oyem avec 32.000 habitants dont 16.000 catholiques n'a que deux prêtres. Le manque d'aumônier se fait cruellement sentir. Cependant le diocèse a la chance de posséder plusieurs excellents missionnaires laïcs qui s'occupent des autres chrétiens 404 . »’

Les autorités administratives, au nom de l’Etat ou à titre individuel, aidaient ou soutenaient les autorités religieuses à résoudre certaines difficultés dans la formation des chrétiens. Ainsi, le 23 mai 1963, lors de la célébration de la fête des mères, c'est avec joie que les autorités de l’Eglise accueillirent la décision prise par les autorités politiques de reconnaître officiellement le mariage sans dot. Un « fléau » contre lequel luttait l'Eglise catholique. Cette décision avait été favorisée par l'Organisation Nationale des Femmes du Gabon dirigée par l’épouse du Président de la République 405 .

Il a existé d'autres organisations chrétiennes pour adultes, notamment l'Association des Anciennes Elèves des Sœurs de Castres 406 ou bien l'Association des Femmes Catholiques du Gabon fondée le 11 décembre 1965 et dont le but était la promotion de l'apostolat chrétien sous toutes ses formes. Les activités de ces associations concernaient les problèmes d'éducation, le budget familial, les problèmes des foyers chrétiens, l'éducation sanitaire, les loisirs et les activités d’assistance.

En 1966, la situation était stationnaire. Elle n’incitait pas à un grand optimisme. D'après les autorités religieuses, la pratique chrétienne était assez bonne à l'intérieur du pays en milieu rural et laissait à désirer dans les villes. Les organisations de laïcs essayaient, tant mieux que mal, d'y remédier par un travail en profondeur mais le nombre d'adhérents faisait défaut. La tâche fut d’autant plus difficile qu’il fallait faire face directement à d’autres difficultés, notamment les relations avec les non catholiques et la question de l’inculturation.

En ce qui concerne les relations avec les non catholiques, les chrétiens gabonais ont fait face non seulement à la montée des témoins de Jéhovah qui faisaient beaucoup d'adeptes dans les villes mais aussi à l'institutionnalisation du bwiti qui, depuis l'époque coloniale, connaissait un certains succès. Dans le domaine de l'inculturation, l’année 1966 a constitué un point de départ indéniable. Les chants gabonais et africains avec le tam-tam et le balafon, surtout dans le Nord du pays, faisaient leur entrée dans les églises.

Pour mieux gérer cette situation, des commissions, dans l'esprit du Concile Vatican II, avaient été créées pour étudier les problèmes que posaient alors l'évolution des choses, en particulier l'adaptation des directives épiscopales 407 .

D'après les chrétiens, ces commissions, composées essentiellement par le personnel religieux, ne jouaient en pratique aucun rôle. Elles se contentaient d'émettre des réserves sur la volonté des chrétiens gabonais à introduire rapidement les chants et les langues du Gabon dans la liturgie. Si elle n’avait tenu qu'à ces commissions la transition ne se serait jamais faite affirment d'autres chrétiens qui considérèrent le début de l'inculturation comme la seconde étape de l'indépendance religieuse au Gabon.

L'esprit d'organisation et la volonté de formation des chrétiens au Gabon ont été renforcés par le « vent » du Concile Vatican II. Par ailleurs, l'absence de grande organisation chrétienne masculine, à cette époque, étaient surtout liée au fait que les hommes continuaient de considérer que le travail à la mission et à la paroisse était réservé aux femmes plus libres et plus dévouées. A cette raison historique s'ajoutait une raison sociale: le fait que les hommes travaillaient plus comme ouvriers dans les sociétés qui s'installaient ici et là. Par conséquent ils n'avaient plus de temps à consacrer aux activités paroissiales.

Ce retard accusé par les hommes, dans l'engagement des organisations chrétiennes, faisait que ceux-ci manquaient de repères chrétiens dans la compréhension et la revendication des faits sociaux et politiques. Mis à part quelques hommes, anciens élèves des écoles missionnaires, la quasi totalité des hommes étaient attirés vers l'Eglise par leurs épouses ou concubines et restaient assez indifférents à la vie et l'évolution de l'Eglise.

Dans l'ensemble entre 1945 et 1969, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, la formation religieuse reste précaire et mal assurée. Cette carence eut pour conséquence un grand fossé entre pratique religieuse et vie quotidienne en dehors de la mission ou paroisse. De nombreux chrétiens, très actifs dans les groupes de paroisses, constituaient des contre exemples dans les quartiers et continuaient de considérer le christianisme comme une religion d'importation: « la religion du blanc » 408 .

En 1960, les autorités religieuses ne manquaient pas de préciser à propos de la formation que:

«  les chrétiens de la côte sont les plus instruits, dévoués à leur formateurs. Mais ils ont pris pas mal de défauts. Beaucoup viennent aux offices dans les grandes circonstances première communion, mariage, enterrements. 409  »

Notes
397.

Témoignage du Père François Emmanuel. Entretien du 1er octobre 2002 à Libreville.

398.

Témoignage du Père François Emmanuel. Id. & Ibid.

399.

Archives CSSP, Archives Archidiocèses de Libreville, DOCOPM: dans les Rapports quinquennaux de 1955, 1960, 1965 et 1970 les activités de ce groupe sont souvent citées à titre d'exemple. Le Rapport quinquennal de 1970 de l'Archidiocèse de Libreville décrit dans les détails les activités de la Légion de Marie

400.

Archives CSSP, Rapport quinquennal 1960

401.

Les témoignages d'anciens légionnaires recueillis pendant nos enquêtes de terrain à Libreville et Oyem. Entretiens collectifs de novembre 2001 et septembre 2002

402.

AAL (Archives Archidiocèse de Libreville) Rapport Quinquennal 1965-1970, « Situation des Laïcs », Archevêché de Libreville 1970

403.

Archives CSSP, Boite 351, Dossier A, Rapport Annuel de 1957

404.

AAL, Rapport annuel de 1961, sur la vie des chrétiens, Archevêché de Libreville

405.

DOCOPM, « Nouvelles du Gabon » in DIA (Documentation et Information Africaine) du 11juin 1963.

406.

Cette association est connue de nos jours sous le non de l'Association des Anciennes de l'Immaculée Conception

407.

Archives CSSP, Boite 353, Dossier A, Cf. aussi, DOCOPM, Dossier 347 sur le Gabon. Rapport annuel du Diocèse de Mouila en 1966.

408.

Témoignages de chrétiens recueillis lors de nos enquêtes orales sur le terrain au Gabon, novembre et décembre 2001 à Libreville. Entretien avec des anciens de la paroisse Saint Michel de Nkembo 18 décembre 2001 à Libreville.

409.

Archives CSSP, Boite 351, Dossier A, Rapport quinquennal 1960.