● 1955-1969 : « crise ou mutation de la Mission » au Gabon ?

La gravité et l’urgence des problèmes qui se posaient au catholicisme gabonais entre 1945 et 1969 sont indéniables.

Selon les témoignages des missionnaires ayant exercé pendant cette période au Gabon, les autorités religieuses locales, les responsables de la congrégation en France et Rome en étaient bien conscients. Il suffit de parcourir les documents émanant du vicaire apostolique jusqu’en 1955 puis des évêques, de la Congrégation du Saint-Esprit et de Rome, pour s’en rendre compte.

Il apparaît que l’Eglise du Gabon de 1945 à 1969, si elle disposait sur le plan des idées de solutions efficaces pour pallier à l’urgence et à la gravité des problèmes, était limitée par la pénurie des ressources et de personnel. L’adaptation était alors le grand souci des missionnaires. Or pendant cette période, la société gabonaise, dans son ensemble subissait une évolution rapide.

Du point de vue des clercs, missionnaires ou séculiers, il était donc indispensable que l’évangélisation aille du même pas. Cette situation était très préoccupante d’autant plus que les chrétiens gabonais cessaient pour beacoup de se comporter comme des enfants qui s’en remettent à leur père. Le paternalisme même spirituel commençait à devenir insupportable à certains.

Entre 1955 et 1960, les catholiques gabonais arrivaient « à l’âge adulte » et réclamaient des responsabilités. Devant cette situation, les avis étaient partagés dans la communauté missionnaire du Gabon. Les uns niaient la maturité des chrétiens. D’autres, par contre, pensaient qu’il était naïf de s’en étonner et vain de s’y opposer.

Le Père Bouchaud, ayant servi au Gabon, dit à ce sujet :

‘« Un père doit comprendre que son fils devait nécessairement grandir et s’établir à son compte. Il faudra passer la main, partager les responsabilités, faire des concessions, même si on n’approuve pas tout et si l’on se sent plein d’appréhensions.  433 » ’

Entre 1955 et 1969, il y eut donc chez les chrétiens gabonais une tendance de plus en plus marquée à l’émancipation intellectuelle, même si elle était moins sensible que chez les Camerounais ou Congolais.

Selon les témoignages des chrétiens eux-mêmes : ils pouvaient « parler, écrire, juger, discuter, réclamer et exiger 434 » Cette attitude ne fut pas totalement condamnée par les missionnaires européens du Gabon, même si elle n’allait pas sans quelque outrance, car elle s’inscrivait résolument dans le sens de l’affirmation de la personnalité. Les missionnaires prêtaient une oreille qui semblait attentive et patiente aux aspirations des chrétiens gabonais, sans pour autant encourager en eux la critique négative et stérile. Du point de vue missionnaire, les chrétiens gabonais n’arrivaient pas à juger avec clairvoyance leurs propres problèmes et à y apporter les solutions appropriées.

L’émancipation des chrétiens gabonais, entre 1955 et 1969, fut t rapide et s’exprima aussi sur le plan social et plan politique. Sur le plan social, elle se manifestait dans biens des domaines et se cristallisait autour de certains points névralgiques comme les problèmes du travail, du logement, du mariage et parfois des discriminations.

Sur le plan politique, la décolonisation avait ouvert la porte à l’indépendance à laquelle plusieurs étaient favorables. Certains chrétiens prirent part à la vie politique. La Mission puis l’Eglise du Gabon ne se désintéressèrent pas de ces problèmes. Au contraire elles voulaient apporter leur expérience séculaire. Car selon les missionnaires du Gabon, il importait que cette émancipation et cette évolution se fassent avec « ordre et sagesse » 435 . Entre 1945 et 1969, l’émancipation sociale et politique se déroula donc en même temps que l’émancipation religieuse. Les missionnaires européens passèrent progressivement aux Gabonais les leviers de commande, abandonnant pour certaines fonctions, le rôle de chef pour celui d’auxiliaires, par exemple dans l’épiscopat.

Dans l’ensemble, pour répondre à la question : « crise ou mutation de la Mission au Gabon de 1955 à 1969 ? », il convient aussi de se référer à l’analyse de Claude Prudhomme qui fait une reconstitution des phases par lesquelles sont passé les Spiritains, au moins ceux qui s’exprimaient publiquement, dans la manière d’appréhender la mission. 436 Il s’appuie sur la revue « Spiritus » qui constitue un témoignage vivant sur les débats qui ont parfois vivement secoué la congrégation. En effet, depuis 1959, cette revue et son supplément « Cahiers Spiritains » se font l’écho des préoccupations à l’intérieur de cette société.

Si l’on s’en tient aux analyses publiées dans Spiritus, selon Claude Prudhomme, de 1955 à 1969, les Spiritains sont passés par deux phases. Une première phase : de 1959 à 1964 au cours de laquelle « la revue renvoie l’image d’un consensus missionnaire et d’une forte identité collective. Une image à la fois fidèle et trompeuse » Une seconde phase de 1963 à 1968, qui se caractérise par « l’aggiornamento au débat public » 437 . De ce fait nous pouvons affirmer que de 1955 à 1969, la Mission au Gabon est passée d’une situation de crise (1955-1964) à une phase de mutation (1964-1969 et après).

Durant la première phase, les Spiritains au Gabon étaient confrontés aux velléités d’émancipations sociales et politiques. Le pays était dans la fièvre de l’indépendance et il y avait les risques d’une poussée marxiste comme au Congo voisin.

Face à tous ces changements, qui menaçaient l’ordre instauré par la colonisation, apparaissaientt les premiers signes d’un essoufflement dans le recrutement de nouveaux missionnaires. Cette crise est surtout manifeste après 1960, par la nomination en 1961 d’un évêque Gabonais, suite à une pression de Rome et une partie des Spiritains. Les missionnaires comprennent alors qu’il faut accélérer la passation de pouvoir au Gabon et tenir compte des critiques formulées par les élites surtout entre 1960 et 1964. Pour juguler la crise et comme tous leurs collègues, les Spiritains du Gabon misèrentt d’abord sur un réenracinement spirituel de la Mission pour passer le cap de la décolonisation.

Mais en 1964, après des événements politiques qui troublent le pays, une nouvelle étape s’ouvrit. L’idéal des Spiritains au Gabon se déplaça résolument vers des objectifs prioritairement religieux. Ils visent la poursuite d’un immense travail de « conversion » afin d’accroître le nombre de chrétiens dans le pays mais aussi des transformations, sans lesquelles l’évangélisation était impossible ou illusoire. 1964-1969 amorce une longue période qui allait permettre la remise en cause progressive et continue de la Mission, y compris de la théologie qui la fondait. Cette remise en question se caractérisa durant ces années par la construction des œuvres et des aspirations réformatrices qui se focalisent sur l’adaptation du droit canon et de la liturgie.

Notes
433.

Bouchaud (J.), L'Eglise en Afrique noire, Op. Cit. p 170.

434.

Témoignages oraux, entretiens collectifs et individuels lors des enquêtes de terrain au Gabon à Libreville, Mouila, Oyem et Makokou, entre 1998 et 2002.

435.

DOCOPM, Dossier 347: « Gabon : Terre d’histoire, pays d’avenir », éditorial de Mgr Jean Jérôme Adam Archevêque de Libreville

436.

Claude Prudhomme, « crise ou mutation de la Mission ? Vingt ans de débat à travers la revue Spiritus (1959-1979)

437.

Claude Prudhomme, Id. & Ibid.