 L'attitude des missionnaires du Gabon dans la crise politique

En ce qui concerne les missionnaires, l’intervention de Mgr Tardy, vicaire apostolique de Libreville, même si elle se situe dans le cadre général de l’Eglise de France sous Vichy 493 , marque le début d’une ère nouvelle des rapports entre l’Eglise catholique et la vie politique au Gabon à partir de 1945. Elle constitue le point de départ d’une nouvelle conception des relations entre l’Eglise Catholique et la vie politique au Gabon.

Mais elle peut aussi être considéré, comme la première intervention politique véritable d’un homme d’Eglise dans la vie politique moderne au Gabon 494 .

Que se passa-t-il à propos de ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Tardy » pendant la Guerre Mondiale, précisément entre juin et novembre 1940 ?

Mgr Louis Tardy, que les Pères Pouchet et Berger appellent « Le Gentilhomme et pahouin » 495 , naquit le 21 décembre 1882. De nationalité française et prêtre de la congrégation du Saint-Esprit, il servit, au Gabon, à Ndjolé de 1909 à 1920, puis il repartit pour la France où il assura la direction du Grand Séminaire de Chevilly- Larue de 1912 à 1926. Par un « vote » (un plébiscite) massif des pères du Gabon, il devint évêque et fut nommé vicaire apostolique du Gabon. Un poste qu’il occupa jusqu’à sa mort en 1947 496 . Pendant ses vingt et un ans d’épiscopat, Tardy fut à l’origine de la fondation d’une dizaine de missions dans le vicariat. Il fit pénétrer l’Eglise catholique dans le Nord du Gabon car il parlait le fang ou pahouin 497

Entre 1930 et 1947, Mgr Tardy jouissait d’une grande renommée, en AEF et dans la colonie du Gabon. Sans titre politique officiel, il n’était ni méconnu, ni négligé des sphères gouvernementales. Ils n’étaient pas nombreux à posséder une information comparable à la sienne sur le Gabon. On le consultait d’autant plus volontiers qu’il était discret et d’humeur pacifique, affirment ceux qui l’ont côtoyé 498 . En 1938, lorsque Mgr Tardy rentra en France pour le Chapitre Général de sa congrégation, il était déjà l’un des grands hommes de l’AEF et il possédait une bonne information sur l’imminence de la guerre.

En 1940, la guerre se traduisit pour la France par une défaite rapide et foudroyante. En AEF, dès la signature de l’armistice, la situation fut plus tranchée et compliquée par rapport à l’AOF. Car ce fut au Gabon et à Douala que naquit le mouvement de résistance en réponse à l’appel du Général de Gaulle. Dans la colonie du Gabon, qui comptait cinq à six mille Français 499 , il fallut choisir entre Pétain et de Gaulle, entre le gouvernement de Vichy et la France libre.

Traité pour la première fois en personnage officiel, le Vicaire Apostolique du Gabon devait, adopter sans délai une attitude et donner sa position. Comme il fallait choisir entre Pétain et de Gaulle, Mgr Tardy, qui aimait la discipline et qui respectait l’autorité établie, vit en tout cela un putsch militaire. Il choisit Pétain et il le dit publiquement 500 .

Alors que dans certaines colonies, dans les premiers moments, les responsables missionnaires se montrèrent acquis au mouvement gaulliste, dans d’autres, le « oui » fut plus modéré et la conduite plus neutre. Mgr Tardy fut le seul à dire clairement un « non » ferme au mouvement gaulliste et sur lequel il ne revint pas. Il y eut quelques divergences entre les missionnaires du Gabon mais elles ne se firent pas ressentir car l’influence de Tardy était prépondérante. Cependant il fut critiqué par ses collègues, certains jugèrent son intervention trop directe.

Mgr Tardy fut aussi accusé d’avoir influencé le gouverneur du Gabon, Georges Masson, pour rallier Vichy.

Le Vicaire Apostolique s’en expliqua cinq ans plus tard, en 1945, dans une lettre à Mgr Biechy, Vicaire apostolique, en poste à Brazzaville, qui lui avait fait part, par lettre également, des attaques de Guillery, un forestier gaulliste, à l’Assemblée Consultative 501 . Mgr Tardy affirme dans cette lettre qu’il n’avait pas eu d’influence sur le Gouverneur Masson qui « était loin d’être un ami des missions ». Masson changea d’avis « après avoir consulté les différents éléments de la population» 502 . Tardy donna pour preuve le télégramme câble du Gouverneur Masson au Général Larminat à Brazzaville dans lequel il justifiait sa position (celle de Masson) et jugeait bon de revenir sur ses engagements.

Malgré cette « confession » de Tardy, et malgré ces preuves, il est difficile de croire qu’il n’influença pas le gouverneur de la colonie. Il est vrai qu’il n’a jamais appartenu à un comité de la politique locale mais Tardy avait, tout de même conseillé aux autorités politiques locales, surtout le Gouverneur Masson, l’obéissance à ceux qui gouvernaient en métropole et avait recommandé l’union entre les Français et leurs colonisés. Il avait donné ce conseil verbalement et dans un tract qu’on lui avait demandé de rédiger. Ce conseil et la recommandation eurent un retentissement dans la colonie et dans toute l'AEF.

Pendant les affrontements militaires entre gaullistes et vichystes, en novembre 1940 la présence du Vicaire Apostolique devint indésirable il fut arrêté, interné et assigné en résidence surveillée à Lambaréné pendant six semaines 503 .

Lorsque un calme précaire revint, Mgr Tardy fut rendu à ses activités en janvier 1941 grâce au nouveau Gouverneur général, de l’AEF, Félix Eboué et au nouveau gouverneur de la colonie du Gabon, le Colonel Parent, nommés par les autorités de la France libre.

Qu’est-ce qui a justifié la position de Mgr Tardy dans cette affaire politique ?

Si l’attitude du Vicaire Apostolique du Gabon peut être comprise dans le cadre général des évêques et de l’Eglise de France sous Vichy 504 , il existe par ailleurs des signes particuliers, propres à la présence de du Vicaire dans la colonie, qui justifient cette position.

Plusieurs missionnaires du Gabon, surtout Mgr Tardys’étaient rendu compte que les Francs-maçons avaient fait bloc avec de Gaulle. Ils se montrèrentent favorables au gouvernement de Vichy par réaction con tre les autorités politiques de la colonie jugées anticléricales, peu favorables aux Missions, particulièrement sur la question scolaire. De nature, Mgr Tardy était doux et modeste, il avait reçu une éducation disciplinée et portée aux vues prudentes 505 . Tardy ne voulait pas faire courir aux populations du Gabon, dont il se sentait responsable, un danger et il se crut, en conscience, tenu de s’opposer à un ralliement au Général de Gaulle qui avait le soutien des anticléricaux, des maçons et autres.

Comme la plupart de ceux qui avaient participé à la Première Guerre Mondiale, Mgr Tardy était par aillieurs demeuré attaché à l'image du Maréchal artisan de la victoire de la « Grande Guerre ». Il pensait poser un acte patriotique comme il l’avait fait en 1914-18 en participant à la guerre comme aumônier militaire et interprète des Pahouins dans la colonie du Cameroun.

Mgr Tardy pensa peut-être agir personnellement mais il engagea tout le vicariat, comme en témoigne cet extrait de la lettre de Laurentie, un haut fonctionnaire de l’administration coloniale qui se trouvait au Gabon en 1940 au moment des événements, adressée à Mgr Le Hunsec, supérieur général de la congrégation du Saint-Esprit à l’annonce de la mort de Tardy le 28 janvier 1947 à Chevilly :

« J’avais personnellement eu l’occasion, en l’approchant [Mgr Tardy] aux heures sombres de 1940, de connaître les scrupules que lui imposait sa pure conscience et d’apprécier ainsi la très haute idée qu’il se faisait de sa mission » 506 .

Mgr Tardy s’était engagé au nom de la mission dont il se sentait investi. Toutefois, on peut se demander si le point de vue d’un individu, fut-il responsable, doit être considéré comme celui du vicariat, une personne morale? La réponse à cette question ne peut être donnée qu’en analysant les fondements et les moyens d’intervention de l’Eglise dans la vie politique au Gabon.

S’en tenant à l’organisation de l’Eglise et à celle du vicariat à cette époque nous pouvons dire que Tardy était en droit d’intervenir au nom de l’Eglise. Il avait informé ses proches collaborateurs, le pro-vicaire et les missionnaires servant non loin de Sainte Marie. Cependant les avaient-ils informés en tant que citoyen français ou Vicaire Apostolique du Gabon ?

Tardy avait confondu deux fonctions. Son titre de vicaire lui avait servi pour émettre son point de vue de citoyen français. Pour se défendre, surtout que son point de vue n’avait pas totalement prévalu, il prétendit l’avoir fait pour l’intérêt du peuple qu’il avait en charge; c'est - à - dire pour l'intérêt des chrétiens indigènes. Il s'était réfugié derrière son titre de vicaire après avoir posé un acte en tant que citoyen français.

L’intérêt de la population indigène dans cette affaire est qu’elle avait assisté aux divergences, de « l’homme blanc 507  », des Français du Gabon. Le mythe des colons, toujours solidaires, était tombé. La population indigène avait pu constater que, dans un domaine aussi sensible que la politique, les colons eux - mêmes ne s’étaient pas entendus. Du constat de division des Français de la colonie à la prise de conscience il n’y avait qu’un pas à franchir. Ce fut le cas après la guerre, lorsque les premières formations politiques virent le jour. Il s’agissait en fait, entre 1940 et1960, d’un développement global de la société et l’émergence des hommes nouveaux. Durant ces années l’éveil de l’élite locale à la réalité du sous - développement se conjugua avec la prise de conscience d’une nécessaire transformations des us et coutumes politiques économiques et sociales. C’est en ce sens que les mutations sociales ont contribué à l’éveil d’une vie politique moderne au Gabon dès 1945.

Notes
493.

Nous avons consultés deux ouvrages qui abordent ce sujet, ceux de Clément (J.L.) Les évêques au temps de Vichy. Loyalisme sans inféodation. Les relations entre l’Eglise et l’Etat de 1940 à 1944, Paris, Beauchesne, 1999, 279 p. Cointet (M.), l’Eglise sous Vichy, 1940-1945. La repentance en questions, Paris, Perrin, 1998, 404 p

494.

Cette intervention n'est pas la première du genre. Au XIXè siècle, en 1871-1873 (voir dans le chapitre préliminaire), Mgr Bessieux était déjà intervenu dans une affaire politique à propos de l’abandon du comptoir du Gabon.

495.

Archives CSSP. Boîte 271, dossier A. Notes du Père Pouchet sur Mgr Tardy revues par le Père Berger.

496.

Morel (G.) Naissance d’une Eglise, Op. Cit. p. 44.

497.

Hubert (J.) Album souvenir 150 ème anniversaire de l’Eglise au Gabon, Op. Cit. p. 15. Son œuvre en tant que vicaire apostolique est développé dans le chapitre préliminaire.

498.

Le père Sillard arrivé au Gabon en 1945, affirme qu'il n'a pas côtoyé pendant longtemps Mgr Tardy que « la maladie usait déjà ». Mais il affirme aussi que « l'homme avait conservé toute sa rigueur, sa discrétion et son humeur ». Entretien de février et mars 2000 à Chevilly-Larue.

499.

Archives CSSP. Boîte 271, Dossier A. Notes du Père Berger sur Mgr Tardy

500.

Archives CCSP. Boîte 271, Dossier A. Notes du père Pouchet revues par le père Berger.

501.

Archives CSSP. Boîte 271, Dossier A. Lettre de Mgr Biechy à Mgr Tardy du 19 mars 1945 et la lettre de Tardy A Biechy du 4 avril 1945.

502.

Archives CSSP, Lettre de Mgr Tardy du 4 avril 1945. Id  Ibid.

503.

CSSP. Notes du Père Pouchet et un Document nécrologique sur la mort de Tardy. Boîte 271, Dossier A. Cf. aussi Pierre Messmer le dernier gaulliste, émission télévisée sur la chaine Histoire le 12 février 2005.

504.

Clément (J.L.), Les évêques au temps de Vichy. Loyalisme sans inféodation. Les relations entre l’Eglise et l’Etat de 1940 à 1944, Paris, Beauchesne, 1999, 279 p. Cointet (M.), l’Eglise sous Vichy, 1940-1945. La repentance en questions, Paris, Perrin, 1998, 404 p.

505.

Archives CSSP. Document nécrologique Mgr Tardy, 1947 Id  Ibid.

506.

Archives CSSP. Fond Pouchet, Boîte 1001, Dossier B, chemise 3 et A.N.G. Fond ANSOM, correspondances, 1948.

507.

Dans les langues vernaculaires et ethnies du Gabon le mythe du " Blanc" est très développé. Ces groupes ethniques désignent l’homme blanc par des expressions quasi similaires: «  ntangane en Fang, otangani en myènè, ibambe en Punu, mutangani en Eshira ».