 La bourgeoisie salariée

Le rôle de la bourgeoisie salariée 527 a été beaucoup plus net. Les premières velléités politiques des indigènes venaient de la bourgeoisie d'argent, de commerçants indépendants, des planteurs, des petits forestiers gabonais, d’une minorité d’employés, du colonat privé et surtout des services administratifs, qui du reste étaient souvent recrutés parmi les élèves des écoles missionnaires ou laïques. Cette catégorie sociale a cherché très tôt, dès 1945, à se défaire de la tutelle économique des grandes maisons européennes de commerce. Elle a été la première à s'organiser sans l'appui direct de l’administration. Les archives gardent la trace de trois de leurs organisation à Libreville: le Syndicat des Africains commerçants détaillants 528 ; le Syndicat des ouvriers agricoles et à Port-Gentil: le Syndicat des travailleurs des exploitants forestiers de l'Ogooué Maritime 529 .

Il faut tout de même distinguer deux niveaux dans cette bourgeoisie. Elle compte une bourgeoisie salariée « indépendante » constituée surtout de planteurs, de petits forestiers et une bourgeoisie salariée « dépendante » ne travaillant pas pour son compte personnel. C'est cette seconde catégorie, formée surtout de jeunes évolués, qui possédait la cohésion et l’ambition nécessaires pour constituer les premières formations politiques locales. Cette cohésion et cette ambition étaient renforcées par la politique coloniale qui cherchait constamment à freiner l’influence politique de ces catégories. La circulaire du gouverneur Félix Ebouéconfirme cette volonté. Il proposait de consolider la chefferie administrative, « légitime », aux dépens des jeunes fonctionnaires 530 . En fait les autorités administratives coloniales de l'AEF et du Gabon cherchaient à réduire l'influence sociale des bourgeois salariés pour combattre indirectement leur influence politique.

Les considérant comme des éléments de « maniement difficile 531  », les autorités coloniales du Gabon étaient favorables à ce qu'on accorda aux membres de la bourgeoisie salariée des deux catégories le statut de notables évolués tel que l'avait préconisé Félix Eboué dans sa circulaire de 1941. Un statut de notable évolué qui existait juridiquement en AEF depuis 1942, puisque le général de Gaulle avait signé ce décret le 29 juillet 532 .

Entre 1945 et 1960 l’administration mit tout en œuvre pour canaliser l'action et le rôle de la bourgeoisie salariée au Gabon. Des décisions étaient prises à Paris et appliquées dans la colonie par les différents gouverneurs. Ces décisions concernaient l'africanisation des cadres. L’administration avait besoin «d’une mince partie  533 » d'indigènes éduqués, et créa « un corps restreint de cadres supérieurs recrutés sur concours […] 534  »

La plupart des membres de la bourgeoisie salariée, et même les membres d'autres couches sociales, avaient l’avantage d’avoir reçu une instruction chez les missionnaires et d’avoir côtoyé dans les sphères de l’administration et du colonat privé les personnes maîtrisant les rouages de la politique locale et ayant des contacts avec la métropole.

La culture politique de la bourgeoisie salariée se développa au sein de Cercles, portant des noms de saints chrétiensou des noms de tuteurs européens, surtout les héros de la guerre. Il y eut par exemple, le Cercle Général Leclerc à Mitzic, le Cercle colonel Parant à Bitam, le Cercle Félix Eboué à Oyem 535 , le cercle indigène « La Fraternité ».

Ces Cercles, à travers leur dénomination, permettaient aux indigènes d’afficher leur loyalisme envers les autorités métropolitaines, afin d’obtenir la subvention du gouvernement, mais aussi et surtout de trouver des débouchés politiques auprès des autorités. Ils étaient un lieu de rencontre des indigènes pour discuter et faire des propositions destinées à améliorer leur situation sans mettre en cause la colonisation. Par exemple, le Cercle Colonel Parent à Bitam désirait « maintenir un lien étroit entre les personnalités de la Métropole et d’Outre-mer … » ; le Cercle Félix Eboué voulait « aider à l’évolution morale et intellectuelle […] favoriser la collaboration entre Européens et indigènes » 536 .

Les premiers acteurs de la vie politique naissante à partir de 1945, au Gabon, venaient donc en grande partie de la bourgeoisie salariée et dans une moindre mesure de la chefferie administrative. Leur ascension politique fut possible grâce au soutien des structures politiques coloniales et indirectement des missionnaires.

Un exemple type d’émancipation (politique et sociale) a été «  le premier congrès Pahoui ou Fang » à Mitzic, le 28 février 1947. Cette manifestation a été l’une des plus marquantes pour l’éveil d’une vie politique moderne au Gabon. Elle fut qualifiée de politique de large contact avec tous les éléments de la population. Ce congrès permit de faire le point des tendances et des transformations de la société traditionnelle. A cause des revendications diversifiées posées par les indigènes, le congrès de Mitzic était révélateur de la conscience des évolués. Ce congrès s’inscrit aussi, dans l’ensemble, dans une « démarche moderniste  537 » avec la volonté affirmée par les indigènes d’assurer le développement global d’une société gabonaise dépouillée de la moindre parcelle d’autonomie depuis plus d’un siècle.

Les revendications posées à cette époque étaient, dans l’ensemble, en adéquation avec le développement d’une mentalité nouvelle. Le nouveau Gabonais de la nouvelle société était l’expression d’une sorte de mutation. A la lecture des différents rapports de police sur les indigènes 538 , leurs plaintes et requêtes 539 , il apparaît qu’ils se voulaient l’incarnation de la rupture avec les anciennes structures politiques.

« Développer » signifiait pour les indigènes, la promotion de la modernisation dans tous les domaines de la vie : politico-économique, socio-culturel et religieux.

Dans l’ensemble, l’éveil d’une vie politique moderne au Gabon a été la résultante d’une volonté commune, d’une part celle de la société indigène avec toutes ces structures et d’autre part celle de la société coloniale gabonaise, le colonat privé, les missionnaires. Cette double volonté était cependant encadrée par la métropole et son représentant sur le terrain, l’administration coloniale.

Malgré tout « les Blancs du Gabon », les Français restaient les maîtres du jeu politique. L'intégration de ces couches sociales autochtones dans l'éveil politique demeura prudente. La Guerre et l'émancipation des Gabonais ne constituent pas les seuls éléments de la naissance d'une vie politique moderne au Gabon. Il y a aussi le poids de la scène mondiale et le rôle prépondérant de la métropole (la conférence de Brazzaville et la création de l'Union française)

Notes
527.

C’est l’ensemble des indigènes lettrés qui travaillaient chez les colons privés comme les forestiers, commerçants et agriculteurs, mais aussi et surtout de ceux qui exerçaient une activité économique à titre privé dans le domaine forestier, agricole.

528.

ANG, Fond ANSOM, Rapport de police, 1952

529.

CAOM 5D 523, circulaire du gouverneur général Chauvet sur l'activité syndicale en AEF du 14 septembre 1955, n°3318/AP. A cette circulaire est jointe, en document annexe, la liste des syndicats des travailleurs de la Fédération.

530.

CAOM, 5D 202, Circulaire du Gouverneur Félix Eboué sur sa politique en AEF, 1941. Félix Eboué était plutôt favorable à une émancipation rapide de la chefferie administrative.

531.

ANG, Fonds ANSOM Circulaire du gouverneur général Chauvet aux chefs de territoire, n° 977 CAB/DIR du 1er juillet 1952. C.f. aussi, CAOM 5D 523.

532.

DOCGAB, JOAEF, 1942, Décret fixant le statut des notables évolués, n°377 du 29 juillet 1942, p. 373.

533.

Bernault Florence, Démocratie ambiguë en Afrique centrale, 1996.

534.

De nombreuses sources existent aux archives sur ces mesures restrictives. CAOM 5D 250, Communisme, nationalisme, anticolonialisme (1948-1954)- Le parti communisme français en AEF - Les partis politiques en AEF - Anticolonialisme et mouvements nationalistes, voirCirculaires du ministère de la France d'outre-mer sur l'africanisation des cadres, du 17 juillet 1951 et 7 janvier 1954. Cf. aussi ANG, Fond ANSOM, Circulaire du gouverneur général Chauvet aux chefs de territoire sur l'africanisation des cadres, n° 2595/DCPL du 26 juillet 1955. C.f. DOCGAB, JOAEF de 1952.

535.

ANG Archives, Fonds ANSOM. Liste des associations, établie par le gouverneur Pelieu, novembre 1949. Cf. aussi CAOM, 5D 247, Projet d’Annuaire de l’AEF (1947) – composition des structures politiques au Gabon– situation religieuse – les associations

536.

ANG, Fonds ANSOM, statuts des associations, novembre 1949. C.f. aussi CAOM 5D 159, Listes des associations en AEF (1935-1950).

537.

Nze Nguema Fidèle Pierre, L’Etat au Gabon de 1929 à 1990, le partage institutionnel du pouvoir, Paris, l’Harmattan, 239p. Op. Cit. p. 54.

538.

CAOM, 5D 117, Le service de renseignement et de contre-espionnage en AEF (1931-1948) - organisation, principes, activités - renseignements politiques divers - bulletin de renseignement sur l’Afrique noire

539.

CAOM, 5D 252 Plaintes, requêtes et affaires diverses (1949-1950) ; 5D 258, Plaintes, requêtes et affaires diverses (1950-1954) ; 5D 267, Plaintes, requêtes et affaires diverses (1951-1954)