1- De la conjoncture internationale à la Conférence de Brazzaville en 1944

C'est dans la phase paroxystique de la colonisation qu'avait eu lieu la deuxième Guerre Mondiale. Ce conflit contribua puissamment à ébranler l’autorité coloniale. Cet ébranlement tirait, en partie, son origine d’une situation internationale ébranlée par la guerre.

 La conjoncture internationale à cause de la guerre

La Guerre avaient permis aux «  super vainqueurs » 540 de faire valoir leur point de vue sur la situation des peuples sous domination coloniale dans le monde entier. Pendant la Guerre, « les deux grandes puissances du camp victorieux les Etats-Unis et l'URSS ne dissimulent pas leur hostilité à l'égard du système colonial » 541 .

Mais l'activisme des américains fut plus perceptible dans ce domaine, notamment dans les milieux missionnaires.

Les missionnaires protestants américains avant la Guerre s'intéressaient depuis longtemps à la situation des peuples sous domination coloniale en Afrique. Le père Gérard Morel 542 , en parlant des causes de la naissance de l'Eglise et de l'arrivée des missionnaires au Gabon, attribue l'idée d'évangélisation de ce pays aux missionnaires américains (catholiques et protestants) qui venaient en Afrique pour la libération des peuples:

« Ce phénomène est lié à la libération des esclaves aux Etats-Unis, au désir de faire repartir les noirs en Afrique ». « Ce que l'on ne peut taire » affirme-t-il également, c'est que depuis le XVIIIè siècle, « … des abolitionnistes de bonne volonté s'étaient organisés en une Société philanthropique américaine de colonisation pour les esclaves libérés » 543 .

Le but de cette société était de procurer aux anciens esclaves un lieu où ils pouvaient être libres entre eux. C'est dans ces conditions qu'est fondé, en 1821, l'Etat du Libéria. Ce nouvel état était évangélisé par les missionnaires protestants de différentes Eglises américaines. La même chose devait être réalisé au Gabon à partir de Libreville ou ville des esclaves libérés. Mais les missionnaires protestants américains s'étaient heurtés à une véritable discrimination en faveur des missions dites nationales.

Au Gabon, par exemple, les missionnaires protestants américains, arrivés avant leurs collègues catholiques en 1842, avaient été remplacées en 1891 par la Société des Missions Evangéliques de Paris, (la SMEP), une société évangélique protestante française. Le désir des missionnaires américains en Afrique, donc au Gabon, était de faire, assez rapidement, des indigènes des hommes libres. Depuis les premières années d'évangélisation du Gabon, puis sous la colonisation, il subsiste ainsi une différence dans l'attitude des missionnaires catholiques et protestants. Ces derniers étaient plus favorables à des idées d'émancipation des indigènes.

Les protestants américains surtout se firent remarquer au début de la seconde Guerre par leur volonté d'affranchir les peuples sous domination, au moment même au les idées d'indépendance sont plus actives.

En 1940, le Conseil fédéral des Eglises protestantes américaines avait, justement, institué une commission d'études, présidée par John Foster Dulles, pour étudier les principes de base d'une paix juste et durable, dans laquelle, les missions américaines devaient disposer d'une plus grande liberté d'action. C'est en 1942 que les conclusions de cette commission avaient été discutées à la Conférence des Eglises tenue à Delaware.

L'un des points de la déclaration finale de cette Conférence avait établi qu'il faut assurer une autonomie à tous les peuples soumis ou colonisés 544 .

Cette déclaration avait stimulé les esprits. Le réveil fut confirmé en 1942, au moment où l'opinion publique américaine s'était intéressée de plus près à la situation des peuples d'Afrique. En effet, le 14 août 1941, sous les hospices des USA, la Charte de l'Atlantique avait proclamé le « droit de chaque peuple à choisir sa forme de gouvernement sous laquelle il désire vivre ». Durant la Guerre, les positions américaines ne changèrent pas au contraire les USA insistait sur la nécessité d'une organisation internationale qui devait s'occuper des colonies jusqu'à leur indépendance.

Vers la fin du conflit, en juin 1945, la création de l'Organisation des Nations Unies contribua également à l'éveil politique des territoires sous domination. En effet, la Charte de San Francisco, signée le 26 juin 1945, qui fonde les nations Unies, reconnut l'existence de fait des "territoires non- autonomes".

La Charte engagea les signataires à " assurer, en respectant la culture des populations en question, leurs progrès politiques"…à "développer leur capacité à s'administrer elles-mêmes, … tenir compte des aspirations politiques des populations et les aider dans le développement progressif de leurs libres institutions politiques…" 545 . Autre élément significatif de l'avancée de la situation grâce à la Charte de San Francisco, les puissances coloniales devaient informer le secrétariat de l'évolution des territoires, de fournir des renseignements à leur sujet.

Ces prises de position missionnaires aux USA et sur la scène internationale n'avaient pas directement remis en cause la domination coloniale. Cependant les puissances coloniales étaient désormmais obligées de tenir compte des Nations Unies. Les critiques étaient de plus en plus vives, à l'égard des puissances coloniales, du fait que le Conseil de tutelle n'était plus, comme autrefois à la SDN, composé de personnalités choisies en raison de leurs compétences coloniales. Certains membres venaient des nations étrangères au système colonial.

Ainsi ces membres profitaient, de la tribune qui leur était offerte pour critiquer les puissances coloniales et, pour tirer à boulets rouges sur les agissements répréhensibles dans les territoires sous domination. Les recommandations de ce conseil allaient donc naturellement dans le sens de l'évolution des colonies; par le respect des droits de l'homme, des libertés fondamentales, et surtout l'évolution progressive des populations des territoires sous domination vers la capacité de s'administrer elles-mêmes, voire l'indépendance 546 .

Aux Etats-Unis, le sort des territoires sous domination était un des buts de paix de Roosevelt. Les Nations coloniales européennes 547 en avaient eu connaissance. Elles multipliaient donc les déclarations et les interventions pour le contrer. Roosevelt voulait faire disparaître les colonies dépendant politiquement de leur métropole. Selon Jacques Valette, il éprouvait un réel mépris pour la France, car elle ne pouvait rester une grande puissance, après la défaite de 1940. Roosevelt accusait les Français d'avoir collaboré entre 1940 et 1944 avec les ennemis du peuples américains: les Allemands et les Japonais. Ses réserves sur le général de Gaulle, qu'il voyait comme un dictateur, sont connues.

Pour marquer sa désapprobation de la politique coloniale de la France, Roosevelt avait désapprouvé son consul à Alger, Murphy, qui, pourtant, avait donné de fermes garanties aux autorités française au moment du débarquement de 1942. Roosevelt affirma qu'il n'avait jamais fait de promesse dans ce sens. Il rêvait, après la guerre, « de modifier le statut de Dakar, de l'Indochine et d'autres possessions françaises » 548 .

Les Nations Unies et l'action des Etats-Unis n’expliquent pas à elle seule les causes de l"éveil politique dans les territoires sous domination, donc du Gabon. Plusieurs éléments extérieurs peuvent être ajoutés aux causes exogènes.

En regardant dans la situation même de l'Afrique, nous pouvons aussi dire que l'éveil politique moderne au Gabon en 1945 est lié à ce qui se passe dans les autres pays africains. Le Gabon n'était peut être pas un exemple pionnier ou de premier plan comme avait pu l'être le Sénégal, ou le Ghana. Aucun Gabonais illustre ne fait parti des groupes de pressions intellectuels qui militent pour la libération du peuple noir. Mais les informations sur les actions de ces groupes sont bien répercutées dans toute l'Afrique au point de ne laisser personne insensible.

Si aucun Gabonais n’apparaît au premier plan dans les actions de ces groupes c'est parce que, par rapport à d'autres colonies, le Gabon accusait un retard dans la formation d'une élite intellectuelle. Il n'existait pas, jusqu'en 1945 un seul établissement secondaire.

Au Gabon l'action des Etats-Unis et celle des groupes d'intellectuels avaient cependant reçu un écho favorable chez certains Gabonais mais cela ne donnait pas lieu à des revendications systématiques, à cause de l’omniprésence de l’administration coloniale française très policière 549 . Officiellement, il n y avait pas de groupes relais. Les pressions des Etats Unis et des Nations Unies ne suscitaient que quelques commentaires chez les anciens combattants, dans la chefferie administrative et la bourgeoisie salariée qui, par crainte de représailles, ne s' adonnaient pas à des commentaires devant les colons blancs du Gabon.

Seules quelques rares personnes, en particulier les colons privés blancs, parlaient, au Gabon, des revendications d'intellectuels, en métropole et dans les autres colonies, à la lecture de quelques journaux et les commentaires de ceux qui voyageaient 550 . Le petit groupe d'indigènes Gabonais capable d’exploiter ces revendications était plutôt de connivence avec l'administration coloniale et les missionnaires catholiques qui étaient encore sceptiques sur l'émancipation politique des Gabonais.

Le faible taux 551 d’urbanisation explique également le peu de politisation. Par exemple entre 1940 et 1950 le nombre de Gabonais à Libreville était de 6500 en 1940, pour atteindre 15000 en 1950. La progression fut quasi similaire à Port-Gentil où on comptait 3000 Gabonais en 1940 et 8300 en 1950 552 .

Notes
540.

S'il est communément admit que la Seconde Guerre Mondiale a été remporté par les forces Alliées au dépend des forces de l'Axe. Parmi les forces Alliées nous distinguons les Super vainqueurs à savoir les Etats-Unis et l'Union Soviétique et les Vainqueurs à savoir la France, l'Angleterre…

541.

Jean Suret-Canale, Afrique Noire de la décolonisation aux indépendances 1945-1960, Editions Sociales, Paris, 1972, 430p. Op. Cit. p. 10.

542.

Gérard Morel, entretien du 28 novembre 2001 à Libreville à la paroisse Saint André.

543.

DOCATGAB, Morel Gérard, Naissance d’une Eglise, 1994, Op. Cit. p. 10.

544.

Cornevin Marianne, Histoire de L'Afrique Contemporaine. De la deuxième guerre mondiale à nos jours, Payot, Paris, 1972, Op. Cit. p. 56.

545.

DOCGAB, La Charte fondatrice des Nations Unies, Article 73. Les chapitres 10 et 12 sont très intéressants pour l'avenir politique des pays sous domination.

546.

DOCGAB, Charte de San Francisco, Article 76

547.

L'Angleterre, la France.

548.

Murphy, Un diplomate parmi les guerriers, Paris, 1963. Op. Cit. p. 190. Cité par Jacques Valette.

549.

Témoignage oral, entretien avec Ratanga Atoz Anges, enseignant d’histoire à l’université, Libreville le 25 novembre 2001.

550.

Ratanga Atoz Anges, entretien oral Id. & Ibid.

551.

Le Gabon a toujours posé le problème du sous peuplement. Face à une population maigre et peu instruite, le nombre d'élites et de ceux qui peuvent faire la revendication était aussi insignifiant.

552.

DOCGAB, Bulletin mensuel statistique de la République gabonaise, 1964