 L'abstention au vote et les intimidations.

Un autre élément de la vie électorale au Gabon entre 1945 et 1960 était le taux d'abstention. Très remarquable dès 1945 à cause du faible nombre d'inscrits sur les listes électorales, on compta même 62% d'abstentions, par exemple, lors des élections à l'Assemblée Représentative locale en 1947 646 .

En 1956, par exemple, lors des législatives du 2 janvier, dans le collège africain on comptabilisait 120.901 inscrits mais 57.975 personnes seulement purent voter par conséquent 62.926 électeurs ne s'étaient pas exprimés soit un taux d'abstention de plus de 50%. L'abstention devint une gangrène après 1957 malgré l'instauration du collège unique 647 .

Adoptée le 23 juin 1956 par le Parlement français, la Loi-cadre avait apporté de grandes modifications dans la vie électorale au Gabon et dans tous les autres Territoires et Colonies d'Outre Mer. Avant cette date, le collège électoral était divisé en deux: les citoyens français et les citoyens de seconde zone, ceux de l'Union Française. Mais la Loi cadre généralisa le collège unique ainsi que le suffrage universel. 648 Au Gabon cette mesure se concrétisa lors des élections territoriales de 1957.

Lors de des élections de 1957, le Gabon comptait près de 400.000 habitants pour une population électorale d'environ 116.000 habitants 649 . Ce scrutin de 1957 connut un fort taux d'abstention estimé à près de 51% des électeurs inscrits.

Dans la région de l'Ogooué Maritime caractérisée à Port-Gentil par un melting-pot racial, sur 15.651 inscrits, seuls 5000 électeurs avaient voté soit 69% d'abstentions. Dans la région du Woleu Ntem, caractérisée pourtant par une unité ethnique et linguistique, on avait aussi enregistré un taux élevé d'abstention de 45%. Seules les régions de l'Ogooué Lolo et du Haut Ogooué avaient échappé à ce phénomène d'abstention volontaire, car il était favorisé par l'administration et le colonat privé. Ces derniers entendaient bon gré mal gré préserver leurs acquis au Gabon, surtout le colonat privé. Il aidait l'inscription sur les listes et le vote des autochtones qui votaient pour ses candidats 650 .

La participation des Français du Gabon (dans le premier collège) était donc naturellement très importante. Le fort taux d'abstention enregistré chez les autochtones était dû au manque d'information par une propagande soutenue auprès des Gabonais et surtout à cause de l'analphabétisme. Même les missionnaires, qui auraient pu inciter les Gabonais à se faire inscrire sur les listes électorales, restaient muets lors des opérations pré-électorales lointaines. Pour le Père Gilles Sillard:

« Les missionnaires, de mon époque, ne parlaient pas ouvertement de politique aux chrétiens pendant les messes et les autres activités religieuses. C'est peut être lors des rencontres amicales que les missionnaires en parlaient. Mais, attention, dans un ton très réservé… » De plus ajoute le Père Sillard «  Les missionnaires se gardaient de parler de la politique aux chrétiens pour ne pas concurrencer l'administration qui organisait les opérations électorales.

Il arrivait parfois que les missionnaires soient informés des opérations d'inscription sur les listes électorales au moment ou celles-ci se terminaient. Dans ces conditions, il était difficile d'en parler aux autochtones surtout quand on (c'est à dire les missionnaires) ne possède pas l'information officielle. » 651

En ce qui concerne d'autres aspects externes, les élections au Gabon de 1945 à 1960, étaient soumises à l'influence, en dehors de l'administration, à celle du colonat privé et dans une moindre mesure des missionnaires. Ces derniers, à leur manière, contribuaient à fausser le jeu électoral.

Le Colonat privé (commerçants et forestiers) exerçait des pressions sur ses employés pour orienter le vote en faveur de ses candidats. Les dossiers de réclamation des candidats battus aux différentes élections ne manquent pas de préciser les actes d'intimidations ou d'achats de conscience des électeurs. Le dossier de réclamation d'Emile Issembè aux élections de 1946 rapporte, par exemple, les faits suivants.

En 1946, le Directeur de la SHO de Lambaréné avait donné des primes en argent et des dames-jeannes de vin à ses employés qui votaient pour Jean Hilaire Aubame. Dans ce même dossier de réclamation Emile Issembè rapporte également que Marcel Sauvêtre, un forestier de la région de l'Estuaire, avait proposé à un de ses militants une somme de trois mille francs pour faire la campagne de Jean Hilaire Aubame 652 . Ce dossier et les témoignages oraux populaires confirment de manière ironique ces manipulations qui en grande partie reposaient sur l'immaturité politique des Gabonais.

Les missionnaires entre 1945 et 1960 influençèrent indirectement la vie politique. Florence Bernault affirme, par exemple, que « Les missionnaires catholiques, [du Gabon] dont Jean Hilaire Aubame étaient le poulain, ne ménagèrent pas conseils et menaces envers leurs ouailles » 653 .

Emile Issembé candidat malheureux face à Jean Hilaire Aubame aux élections de novembre 1946 avait été le premier à dénoncer l'attitude des missionnaires catholiques et protestants du Gabon lors des élections. Dans son dossier de réclamation il affirme que les missionnaires catholiques dans leurs prêches du dimanche expliquaient que voter Issembé, candidat « communiste », était un péché mortel 654 .

Déçu par cette attitude des missionnaires Emile Issembé avait écrit une lettre dans laquelle il demandait que tous les anciens missionnaires européens « malgré leurs bonnes intentions jamais mise en pratique soient rapatriés et remplacés par des jeunes 655  ». Issembé entendait défendre tout ce qui est africain. Mais les témoignages des missionnaires 656 , non sans nier leur sympathie pour Aubame, affirment que « ni la hiérarchie, ni le clergé, encore moins le peuple des chrétiens n'avaient soutenue officiellement l'action politique de Jean Hilaire Aubame » 657 .

Notes
646.

CAOM, 20D 2, Elections aux assemblées territoriales 1947-1952. Notes du Gouverneur général de l'AEF.

647.

ANG, fonds ANSOM, Affaires politiques, Dossiers sur les élections. Voir aussi CAOM 21D 32 Résultats des élections de 1957, Territoire du Gabon.

648.

CAOM, 5D 288, Circulaires d’application de la loi-cadre.

649.

DOCGAG, JOAEF n° 732 du 25 août 1957. Une population électorale composée d'électeurs africains et Européens, agriculteurs, manœuvres, fonctionnaires, commerçants, forestiers…

650.

CAOM, 20D 16 Résultats des élections des élections de 1957. Voir aussi ANG fonds ANSOM, Affaire politique, Déroulement et résultats des élections de 1957.

651.

Témoignage oral, Père Gilles Sillard, Entretiens oraux de février et mars 2000 à Chevilly-Larue.

652.

ANG, Fonds ANSOM, Affaire politique, les élections de 1946, les réclamations électorales. Cf. aussi CAOM, 21D 2, Elections à l’Assemblée nationale constituante- Scrutin du 2 juin 1946, Dossier de réclamation d'Emile Issembé.

653.

Florence Bernault, Démocratie ambiguë en Afrique centrale, Op. Cit. p. 100.

654.

ANG, fonds ANSOM, Affaires politiques, Les élections de 1946. Cf. aussi CAOM 21D 2, Dossier de réclamations d' Emile Issembé aux élections de 1946.

655.

Archives CSSP, Fond Pouchet, 1001, Dossier A, Lettre d'Emile Issembé aux missionnaires du 26 septembre 1946

656.

A propos du soutien missionnaire à jean Hilaire Aubame nous avons trois témoignages principaux de père missionnaires: Le Père Gilles Sillard arrivé au Gabon en 1945, il est rentré définitivement en 1999. Il y'a aussi les témoignages des Pères Gérard Morel et Emmanuel François arrivés au Gabon en 1959 ils y sont toujours.

657.

Témoignage de Gérard Morel, entretiens du 29 novembre 2001 à la paroisse Saint André de Libreville.