Le rôle de la jeunesse scolarisée au moment de l’indépendance reste assez mal connu. Cette méconnaissance est liée à sa faiblesse numérique dans les années 1950 et 1960. Pourtant la jeunesse étudiante gabonaise a joué un rôle indirect pour l’accession du pays à l’indépendance.
La jeunesse a exercée sur la classe politique nationale et sur la population une « pression éclairante ». Majoritairement formée dans les écoles et collèges chrétiens jusqu’en 1963, éduquée par les Eglises chrétiennes (catholique et protestante), au sein desquelles elle n’avait pas la même liberté d’expression, la jeunesse était observatrice. Entre 1945 et 1969, la jeunesse gabonaise passa progressivement de la soumission à l’épanouissement et à l’engagement
En effet, pendant la période coloniale, les jeunes gabonais avaient toujours une position réservée. Entre 1950 et 1955, l’administration coloniale et l’Eglise réussirent à garder une bonne partie de la jeunesse gabonaise locale en dehors d’une mobilisation politique directe. A partir de 1956, l’affirmation des jeunes fut plus évidente. Ils se détachaient des Cercles culturels et des associations religieuses qui, selon eux, ne débouchaient pas sur un vrai statut politique ou social.
« La révolte » des jeunes se faisait surtout sentir dans la presse, même chrétienne. Cette attitude des jeunes était, elle-même, liée à celle de l’Eglise en général. Se retirant progressivement de la vie politique et du jeu électoral, l’Eglise catholique au Gabon se contenta de soutenir certains candidats, même si la hiérarchie catholique demeura, dans l’ensemble, très prudente. Cependant un décalage existait entre cette prudence de la hiérarchie et l’engagement réel des jeunes qui avaient reçu une « morale missionnaire ». Ces engagements étaient tolérés, sinon voulus, par la hiérarchie elle-même qui ne sanctionnait pas, ou du moins n’arrêtait pas, les prêtres responsables des « actions sociales », lesquelles débouchaient sur engagement politique.
L’un des journaux dans lequel intervenait la jeunesse gabonaise pour contribuer à l’émancipation était L’Education de la jeunesse africaine. 713 Créée en 1942, avec l’appui du gouvernement général installé à Brazzaville, cette revue était dirigée par, un jeune Gabonais, Jean Remy Ayouné. Avec une publication trimestrielle, elle interpellait les jeunes sur « le développement et le relèvement des africains en général et sur « le rôle des évolués » qui devait être moral avant tout 714 . Les articles d’Ayouné tournaient autour des idées suivantes : le rejet des intérêts matériels pour la recherche d’un idéal pour la construction de l’Afrique et du Gabon.
En fait, Jean Remy Ayouné et d’autres jeunes Gabonais n’appelaient pas à un engagement politique direct mais à s’intéresser auxs problèmes de la société gabonaise pour l’améliorer. Cela explique qu’ils ne critiquaient pas systématiquement la politique des autorités coloniales, puis de l’Etat à partir de 1960. La presse écrite constituait pour les jeunes une tribune afin d’exprimer leurs attentes, leurs inquiétudes, d’une manière générale leur opinion.
Dans cet exercice, les jeunes étaient soutenus par l’administration coloniale 715 et surtout par l’Eglise catholique. Elle les appuyait par l’intermédiaire de jeunes prêtres actifs. Elle approuva, par exemple, en sous - main la création d’une presse chrétienne pour que ceux-ci puissent s’exprimer. Dès 1951, la hiérarchie catholique congolaise et gabonaise autorisa la parution du journal, La Semaine de l’AEF. 716
Cet hebdomadaire chrétien d’information politique et sociale, tout en bénéficiant du réseau de distribution des missions puis des paroisses, était très lu dans les associations de jeunesse chrétienne à Libreville. Malgré la publication de L’Union gabonaise à partir de juin 1954, La semaine de L’AEF continua de conquérir un vaste public dans les centres urbains et même dans les zones rurales en ouvrant largement ses colonnes aux articles et correspondances de nombreux lecteurs. Mais la réécriture de la correspondance des lecteurs était monnaie courante entre 1952 et 1962 au moment où le journal était dirigé par le Père Le Gall (1951-1956) et le Père de La Moureyre (1956-1962). 717 Ce dernier continua de diriger le journal même après sa nomination à la tête du diocèse de Mouila en 1958.
Dans tous les cas, la ligne éditoriale de ce journal, conforme à l’attitude de la hiérarchie catholique, maintenait les jeunes en dehors d’un engagement politique direct, et donc loin de la revendication de l’indépendance. Mais elle entretenait tout de même un esprit de responsabilité qui se matérialisa dès 1959, surtout à partir de 1960. La Semaine de l’AEF qui devint en 1959 La Semaine Africaine, en dépit d’une neutralité sur les querelles politiques, se fit la médiatrice des plaintes sociales de ses lecteurs, jeunes et chrétiens qui n’hésitaient pas à interpeller les hommes politiques et le gouvernement.
Le point culminant de ces critiques fut atteint à partir de 1962. De nombreuses correspondances parvinrent au journal accusant le gouvernement de Léon Mba. Il y a par exemple la lettre intitulée « Faites de la politique » 718 particulièrement acerbe qui témoigne de la détermination des jeunes et des chrétiens.
La liberté d’expression des jeunes et des chrétiens était relative. Elle ne peut résumer à elle seule le rôle des jeunes dans l’émancipation du Gabon. La jeunesse gabonaise, en allant étudier en France et dans d’autres pays, dès les années 1950, se nourrissait de nombreuses idéologies, surtout des idées marxistes. Leur présence dans les universités françaises a constitué un précieux viatique qui facilitait une éclosion des consciences au contact d’autres communautés nationales.
En se regroupant dès 1949, au sein de l’AGEG (Association Générale des étudiants gabonais), la jeunesse étudiante gabonaise avait mené un combat intellectuel contre ceux qu’elle désignait comme les « ennemis du Gabon ». Elle l’avait fait avec une très grande conviction à ses risques et périls. Certains de ses membres n’ont dû leur salut qu’à la fuite vers les pays de l’Europe de l’Est à Moscou, Prague ou Bucarest. 719
Avec leur participation aux activités de la FEANF, (Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France), créée en 1950 720 , les étudiants gabonais, aux côtés des autres africains, dénoncèrent clairement le vote et la mise en place des structures qui retardaient, selon eux, la libération et l’émancipation du peuple gabonais. Il s’agit par exemple de la Loi Cadre en 1956, la Communauté franco-africaine en 1958 et le mode de négociation de l’indépendance. Toutes ces solutions étaient pour eux des mystifications, orchestrées par les « les colonialistes 721 ».
A partir de 1960, ils réorientèrent leurs opinions contre « les néo-colonialistes… les impérialistes… et leurs valets locaux ». Mécontents de la situation politique dans le pays, dans les premières années de l’indépendance, ils adressèrent, en novembre 1961, une lettre ouverte au Président Léon Mba dans laquelle ils l’accusait de vouer une « inimité radicale […] une haine à mort contre tout ce qui pense ». Ils se positionnèrent parfois en opposant en dénonçant les « ministres ignorants », les « colons inconvertis », les « groupuscules de parvenus » 722 .
Dans l’ensemble, les critiques des étudiants gabonais étaient tout azimut, rarement radicales et parfois constructives. Cette attitude n’était cependant pas appréciée par le régime de Léon Mba qui procédait parfois à des arrestations et des mesures d’intimidations. Selon les témoignages, ces étudiants voulaient une « indépendance réelle » et une « véritable démocratisation » de la vie politique qui devait assurer et eviter les crises. L’Histoire donna raison aux étudiants puisque moins de cinq mois après l’indépendance, le Gabon connut sa première crise politique majeure.
Au Gabon, dans l’entendement commun local, l’intellectuel se confond avec le diplômé de l’université, voire avec l’étudiant, Cf. Guy Rinault Rossatanga « L’insoutenable condition du clerc gabonais » in Politique Africaine N° 26, 1993, Op. Cit. p. 48.
Archives CSSP, Boite 271, Dossier A, les jeunes et la presse pendant et après la guerre.
Archives CSSP, Boite 271, Dossier A, Extraits de la revue L’Education de la jeunesse africaine, N°6, 1943 et N° 14, 1945.
Le cas de Jean Rémy Ayouné qui après avoir rédigé un remarquable article sur la politique indigène du gouverneur général Reste au début des années 1950 reçu les félicitations et les encouragements de ce dernier pour promouvoir un vaste mouvement d’éducation scolaire dans toute l’AEF. Archives CSSP, Boite 351, Dossier B, Récit de Jean Rémy Ayouné in « Educateurs africains », Revue ABC, novembre 1953.
Il était distribué au Gabon et surtout au Congo.
CEAN, Florence Bernault, « Un journal missionnaire au temps de la décolonisation : La Semaine de l’AEF (1952-1960), In Revue Française d’Histoire d’Outre Mer, RFHOM, 1987, pp. 5-25.
Archives CSSP, Boite 353, Dossier A, Article extrait de La Semaine de L’AEF, N°288, 9mars 1958.
Guy Rinault Rossatanga « L’insoutenable condition du clerc gabonais » in Politique Africaine N° 26, 1993, Op. Cit. p. 50.
Souleymane Traoré, La Fédération des étudiants d’Afrique noire en France, Paris, l’Harmattan, 1985
Ils s’agissaient de tous les ennemis du Gabon aussi bien les européens que les hommes politiques gabonais.
Archives CSSP, Boite 353, Dossier A, extrait de la lettre des étudiants en France au Président Léon Mba, novembre 1961.