 Déroulement et dénouement de la crise

La crise constitutionnelle éclata, précisément, le 28 octobre 1960. Ce jour, l'Assemblée Nationale eut connaissance d'un tract, très largement diffusé à Libreville, signé par le Prince Birinda. Soutenant ouvertement les idées de Léon Mba, le Prince Birinda affirmait, pour attirer l’attention de l’opposition, que: «  Le Gabon n'est qu'un agrégat dont Léon Mba est le pivot...moins lui, chaque tribu se désagrègera... ». Ce qui impliquait que Léon Mba est la source de l'unité nationale.

Birinda rejeta clairement le régime parlementaire: «  Le pouvoir est la seule chose qui ne se donne pas, mais qui se prend. On peut se passer d'une Assemblée, mais jamais d'un gouvernement c'est à dire d'un chef. » Se présentant comme un sage qui interprète la tradition il affirma: «  Nos pères avaient-ils besoin d'une Assemblée pour régner?... 729  »

Les autorités religieuses du Gabon n'étaient pas impliquées dans le débat autour de la nouvelle constitution 730 . Ce tract attira l'attention des autorités religieuses et des chrétiens à cause de la signature et de la présentation de son auteur. En s'affichant comme un « Oganga », c’est à dire un féticheur : «  je suis un Oganga qui agit à l'état d'éveil comme à l'état de sommeil... ». Les autorités religieuses et les chrétiens prirent la déclaration au sérieux d’autant qu’ils se méfiaient de certains amis politiques de Léon Mba 731 qui, publiquement, était soutenu par un membre de la « communauté mystique ».

Ce tract provoqua aussi les réactions et la « peur » chez les défenseurs du régime parlementaire qui se sentaient menacés et intimidés 732 . Avec ces propos du Prince Birinda, les hommes politiques de l’opposition pensaient à des attaques mystiques d'autant plus que Léon Mba, que soutenait le Prince Birinda et auprès de qui il occupait une fonction de conseiller, avait rang de chef dans le Bwiti.

D’ailleurs le Prince Birinda avait conclu son tract par une précision non négligeable: « ... je n'ai pas besoin de parler publiquement, il me suffit de souffler, je serai compris qu'on le veuille ou non... 733  ». Ces propos du Prince trahissaient la détermination des partisans du régime présidentiel renforcé. Léon Mba et les siens entendaient user de tous les moyens pour faire passer leur proposition.

Dès lors un vent souffla, sur la vie politique au Gabon, celui de la divergence. Après de nombreux débats et tractations, l'Assemblée nationale adopta, à l'unanimité et par acclamation, la nouvelle constitution de la République gabonaise le 4 novembre. Elle fut promulguée le 14 novembre et publié au Journal officiel le 25 novembre 1960. Les autorités religieuses n'attendaient pas grand chose de cette nouvelle loi fondamentale, sinon qu'elle garantisse la liberté religieuse. De ce point de vue la nouvelle constitution n'avait rien changé par rapport à celle de 1959. Les autorités religieuses ne pouvaient que s'en réjouir car leurs activités n'étaient pas menacées.

La crise autour de cette nouvelle constitution vint de Léon Mba, Premier ministre et chef de l'Etat, qui nourrissait déjà l'ambition du fauteuil présidentiel. « Léon Mba aimait le pouvoir » affirme souvent les informateurs oraux que nous avons rencontrés 734 . Il n’apprécia pas les termes de cette nouvelle constitution qui ne lui garantissait pas la Présidence de la République. En cas d’élection il n’était pas à l’abri d’une motion votée par l’Assemblée.

Deux hypothèses sont avancées par Moïse Nsolé Biteghe à propos de la méfiance de Léon Mba, d’une part l'incertitude du scrutin pour l'élection de chef de l'Etat et d’autre part les pressions des autorités françaises qui voulaient, à travers Léon Mba, garder la main mise sur le Gabon. Ce dernier, en effet, depuis les années 1950 se présentait en défenseurs des intérêts français, préconisant des relations privilégiées avec la France. Les autres hommes politiques, surtout Jean Hilaire Aubame, sans pour autant rompre les relations avec elle, entendaient mettre la France au même rang que les autres partenaires économiques. 735

Profitant donc du fait que tous les pouvoirs lui étaient confiés, Léon Mba confisqua la nouvelle constitution qui, en son article 78 sur les dispositions constitutionnelles, prévoyait le remplacement du chef de l'Etat en cas d'empêchement momentanée par le président de l'Assemblée Nationale 736 .

Léon Mba avait certainement pensé à un coup de force de ses adversaires politiques qui le contraindraient à la démission pour le remplacer d'après les dispositions de la constitution. Son inquiétude était d'autant plus réelle que le président de cette Assemblée Nationale était Paul Gondjout défenseur du parlementarisme.

Avant même la promulgation de la nouvelle constitution, le 9 novembre Léon Mba avait remanié son équipe gouvernementale. Il créa quatre nouveau postes ministériels: La défense, la jeunesse, l'information et le Budget. Ce nouveau gouvernement de douze membres ne comptait que deux représentants de l'UDSG.

Profitant d'un élargissement de ses prérogatives officielles, conforme à des responsabilités toujours plus étendues, Léon Mba, à la surprise générale, décida, dans la nuit du 16 au 17 novembre, de proclamer l'état d'alerte, d'arrêter certains opposants et certains membres du BDG, notamment Paul Gondjout (Président de l'Assemblée, MM Luc Ivanga (Vice président) et Sossa Simawango (Président du groupe parlementaire du BDG.)

Ces arrestations attirèrent une seconde fois, en moins d'un mois, l'attention des autorités religieuses et des chrétiens qui, toutefois, ne réagirent pas officiellement. Les critiques se faisaient dans les cercles privés et il n’y eut pas de manifestations publiques même de la part des supporters politiques de Gondjout. En fait tout le monde était surpris par les agissements de Léon Mba, pensaient qu'il allait revenir sur sa décision et libérer rapidement ses amis politiques. Les autorités religieuses pensaient, de leur côté, qu'il s'agissait d'une affaire politico-politicienne passagère opposant deux institutions dans leur fonctionnement habituel. Même si certains, surtout les prêtres gabonais, critiquaient en sourdine l’attitude de Léon Mba 737 .

Face au mutisme et à la passivité de toutes les forces profondes de la Nation, Léon Mba imposa sa volonté politique. Il réussit coup sur coup à empêcher son rival de même parti d'accéder à la tête de l'Etat. Il devint le seul chef du BDG et empêcha la mise en application de la nouvelle loi fondamentale. Les alliés de Léon Mba, comme Vincent de Paul Nyonda, justifièrent ce coup de force politique par le fait que certains membres du BDG, de connivence avec certains membres de l'opposition, voulaient nuire à la bonne marche des institutions.

D'après Vincent de Paul Nyonda, Ministre des Travaux publics, les présumés agitateurs voulaient « ...obtenir la démission immédiate du gouvernement du président Léon Mba... 738  » Le premier Ministre, chef de l'Etat, Léon Mba lui même justifia son agissement, par le fait qu’il voulait défendre l'unité nationale et faire respecter l'institution qu'il dirigeait c'est à dire le gouvernement. Il le dit en ces termes:

‘«  Une petite minorité propageait de fausses nouvelles, jetait l'inquiétude dans les esprits, tentait de circonvenir les parlementaires et de créer un climat de malaise entre tous les Gabonais...Il était impensable que le gouvernement désigné par les voies les plus légitimes soit ainsi constamment bafoué, systématiquement attaqué par une poignée de trublions menés par ses seules convoitises et ses seuls appétits. » 739

Léon Mba avait incarcéré ses adversaires politiques parce que ces derniers lui en voulaient personnellement et l'avaient critiqué: «  On est allé jusqu'à me qualifier de dictateur, d'ennemi irréductible des libertés démocratiques. » 740 Léon Mba ne supportait pas la critique publique.

Seul maître à bord, avec des adversaires diminués, Léon Mba pouvait agir librement. Le lendemain des arrestations, le 18 novembre 1960, il déclara la clôture de la session ordinaire de l'Assemblée et le 23 novembre 1960 il décida que les affaires qui sont du domaine de la loi relevaient désormais du pouvoir réglementaire du Premier Ministre, jusqu'à ce que les circonstances permettent les réunions de l'Assemblée.

Entre toutes les décisions et la dissolution de l'Assemblée, il n' y avait qu'un pas à franchir 741 . Par un autre décret loi du 7 janvier 1961, il dissout l'Assemblée. Déterminé à parvenir à ses fins, il convoqua les élections pour le 12 février 1961 pour élire une autre Assemblée dont le but était de voter une nouvelle constitution taillée selon la volonté du gouvernement qu’il dirigeait 742 .

Le 17 février 1961, les 67 députés de la nouvelle Assemblée élue le 12 février votèrent à l'unanimité, par acclamation, une nouvelle constitution, qui marquait le triomphe du « présidentialisme » préconisé par Léon Mba. Cette nouvelle Loi fondamentale, la troisième de la jeune République Gabonaise en moins de trois ans, n'était pas très différente dans le fond des précédentes.

Le gouvernement et Léon Mba prit soin d'augmenter les articles relatifs aux libertés individuelles et aux droits sociaux. La laïcité, la liberté de vote et le jeu démocratique multipartite étaient garantis. Mais cette nouvelle constitution avait été votée pour mieux définir le rôle de Président de la République. Le changement le plus remarquable dans cette constitution portait sur le Titre II. Jadis consacré à l'Assemblée, il portait désormais sur « le Président de la République indéfiniment réélu au suffrage universel direct pour un mandat de sept ans » 743 .

Léon Mba ne pouvait que se féliciter de cette constitution qui précisait que le président de la République était le chef du gouvernement, il nommait les ministres qui n'étaient responsables que devant lui seul. De plus, le Président de la République « déterminait et conduisait la politique de la Nation ». L'initiative des lois était désormais partagée entre l'exécutif et l'Assemblée. Le président pouvait faire appel au peuple par la voie du referendum et pouvait aussi dissoudre l'Assemblée 744 . Toutes ces précisions avaient pour but de réduire les pouvoirs de l'Assemblée nationale.

Notes
729.

ANG, Journal des débats à l'Assemblée nationale lors de la 2ème session ordinaire de 1960. Tract du Prince Birinda. Voir aussi Archives CSSP, Boite 351, Dossier A, lettre ouverte du Prince Birinda sur la situation politique du Gabon.

730.

Témoignage oral  du Père Sillard. Entretiens de févriers et mars 2000 à Chevilly-Larue

731.

Témoignage oral du Père Morel. Entretien du 28 novembre 2001 à Libreville.

732.

De nombreux gabonais, étaient très attachés aux croyances ancestrales.

733.

Archives CSSP, Extrait de la lettre du Prince Birinda. Déjà cité.

734.

Témoignages oraux, Enquêtes de terrain au Gabon. C’est une affirmation de nos informateurs pour qualifier l’attitude de Léon Mba. Ces informateurs au début des années 1960 étaient soit des adultes ou des jeunes. Ceux-ci confirment le témoignage de Louis Sanmarco dans le colonisateur colonisé, Op. Cit. p. 206

735.

N'solé Bitéghé Moïse, Echec aux militaires au Gabon en 1964, Editions Chaka, 1990, 159p.

Cet ouvrage présente la situation politique précaire au Gabon entre 1960 et 1964: l'antagonisme entre Léon Mba et Jean Hilaire Aubame, la crise constitutionnelle de novembre 1960 et la crise de 1964. L'auteur revient longuement sur les conséquences de ce coup d'Etat surtout sur l'intervention de la France.

736.

DOCGAB, JORG, Constitution de la République gabonaise du 4 novembre 1960.

737.

Témoignage orale du Père Gilles Sillard, entretiens de février et mars 2000 à Chevilly-Larue.

738.

DOCSSP. Interview de Vincent de Paul Nyonda dans le Journal Europe France Afrique, N° 4340 du 18 et 19 décembre 1960.

739.

Passage cité par Moise N' solé Bitéghé Echec aux militaires au Gabon, Op. Cit. p. 41. Extrait de la Revue Française d'Etude Politique.

740.

Revue Française d'Etude Politique, citée par N'solé Biteghe. Id & Ibid.

741.

DOCGAB, JORG de 1960, Décret loi P/M du 23 novembre 1960 portant fonctionnement provisoire des institutions

742.

DOCGAB, JORG de 1961, Décret loi 3P/M du 7 janvier 1961 portant dissolution de l'Assemblée nationale.

743.

DOCGAB, JORG de 1961, Constitution de la République gabonaise votée le 17 février 1961. Cf. Titre II relatif au Président de la République.

744.

DOCGAB, JORG 1961, Constitution de la République gabonaise du 17 février 1961, Id. & Ibid.