● Effritement de la morale religieuse et chrétienne.

La situation morale du Gabon à cause de la situation économique et politique entre 1969 et 1995 était quelque peu angoissante. L’Eglise en fut la première victime. Elle présentait des signes inquiétants : clergé en extinction, séminaires vides, missionnaires vieillissant, jeunes prêtres qui quittaient le ministère sacerdotal, congrégations religieuses qui ne recrutaient plus ou très peu.

L’effritement de la morale religieuse était indéniablement lié à l’évolution générale de la société gabonaise qui était fascinée par l’argent du pétrole, le goût du luxe occidental et la recherche de l’authenticité culturelle, avec l’idéologie du retour aux sources. 1148

Du point de vue des autorités religieuses, l’argent n’était pas maîtrisé, les valeurs de la foi chrétienne et de la tradition ancestrale étaient en crise. L’amour et le respect de la vie, le sens de la dignité et de l’effort avaient disparu. Ils avaient été remplacés par le népotisme et le parasitisme relayant au second plan la « solidarité responsable » prêchée par l’Eglise 1149 .

Les Gabonais semblaient désemparés devant les problèmes de la vie quotidienne  et les énigmes de l’existence: les questions de la richesse et de la pauvreté, du mal et de la souffrance. A cela s’ajoutaient des problèmes sociaux liés à la crise d’autorité décelable jusqu’à la cellule familiale. La délinquance juvénile fit son apparition au point de d’augmenter le nombre d’agressions, de vols et assassinats, surtout dans les centres urbains. Cette montée de la violence avait contraint les autorités judiciaires, encouragées certainement par les autorités politiques, à prendre des décisions de justice allant jusqu’à la peine de mort avec exécution publique, pour donner l’exemple.

La première exécution publique au Gabon eut lieu le 18 juillet 1979. Il s’agissait de Jean Baptiste MedangOvono et Pierre Mouemba. La 2ème vague d’exécution était intervenue le 1er mars 1982 et elle concernait Ferdinand Nzigou Boulingui, Souleymane Massala et Christophe Mikolo Mombo 1150 . Ces exécutions n’ont pas atteint les buts escomptés car les maux ne cessèrent pas de s’aggraver.

Même la visite du Pape en 1982 n’avait pas changé grand-chose, du moins dans l’immédiat, en ce qui concerne la morale. Elle avait certes galvanisé l’Eglise, surtout hiérarchique (les évêques et les clercs) mais elle n’avait pas changé les comportements.

L’affaiblissement de la morale religieuse catholique et protestante se manifestait par le foisonnement de petites Eglises qui ne contribuaient pas à inverser la tendance. Au contraire, cette prolifération semait la confusion. « Le billet Makaya  1151 »  dans le quotidien national « l’Union » ne manquait pas de souligner : « On se perd maintenant dans les religions qui foisonnent, alors qu’avant il n’ y avait que celles des mon père (les catholiques) celle des pasteurs (les protestants) et celle des aladjis (les musulmans)…  1152 ». Les Gabonais qui allaient dans toutes ces églises recherchaient aussi des protections chez des divins guérisseurs et autres charlatans modernes. Les traumatismes engendrés par ces attitudes sont indéniables dans les couches populaires.

Chacun voulait « cacher son corps  1153 » ou acquérir les armes magiques pour s’enrichir et émerger, et bien souvent au détriment des autres.

Le recours à l’authenticité était un moyen commode pour justifier des pratiques fétichistes antisociales. C’est dans ce sens que les francs - maçons, rosicruciens et autres, étaient désignés dans la société comme des assassins 1154 . La crise de la morale était d’autant plus spectaculaire que presque tous les Gabonais avaient reçu une éducation religieuse grâce à leur passage dans les écoles et séminaires catholiques ou protestants. Visiblement Dieu avait été relayé au second plan. Les mots favoris étaient : pétrole et Bwiti, puissance et richesse.

Les acteurs principaux de cette situation étaient les intellectuels, surtout les cadres de l’Etat et des sociétés privées qui répandaient et relayaient dans la société un discours controversé et ambigu, très critique envers les autorités religieuses 1155 .

Certains intellectuels voulaient même faire du Bwiti, une espèce de « religion nationale » 1156 . Le zèle des intellectuels était entretenu par le triomphe du parti unique qui contribuait intensément à la sacralisation d’une République laïque. On reléguait ainsi la religion au stade d’une activité privée, intime, qui n’avait rien avoir avec l’attitude et la vie publique de l’homme.

L’effritement des valeurs au Gabon était donc le reflet d’une société gabonaise en crise de croissance, écartelée entre le pétrole (situation économique flambante) et le Bwiti (identité culturelle en perte de vitesse) 1157 . Il était aussi la résultante du difficile passage de la société gabonaise archaïque traditionnelle à la société moderne, et d’une économie familiale de subsistance à la société de consommation à l’échelle mondiale.

Notes
1148.

DOCOPM, Les comptes rendu des visites ad limina des évêques en 1983, 1987 et 1993. (DIA et AIF), voir aussi Marchés tropicaux du 25 février 1983 sur «  la visite de évêques Gabonais à Rome ».

1149.

DOCATGAB, Rapports des évêques du Gabon lors de visite du Pape Jean Paul II en 1982. Cf. aussi article dans l’Union, N° 1840du 18-19 février 1982.

1150.

DOCGAB, Journal l’Union, les N° de juillet 1979 et mars 1982.

1151.

C’est une sorte d’éditorial qui paraît chaque jour en première page de l’Union. Le billet Makaya fait souvent une critique et un commentaire de la situation du pays.

1152.

DOCGAB, le « Pour moi quoi Makaya » dans L’Union du 30 mars 1984

1153.

Une expression du français local qui dérive d’une traduction littérale des langues vernaculaires. Cette expression est synonyme de protection. Dire de quelqu’un qu’il cache son corps signifie qu’il fréquente des guérisseurs occultes, des charlatans, des « ngangas » encore appelés sorciers.

1154.

Témoignage oraux, entretiens individuels et collectifs lors des différentes enquêtes de terrain. Au Gabon, la Franc maçonnerie et la Rose croix ne sont pas bien vu par le peuple qui leur attribue un certains nombres de déconvenues et de malheurs subis. Pratiquées essentiellement par l’élite politique, économique et par les intellectuels, la Franc - maçonnerie et la Rose - croix sont considérées comme des sectes, des regroupements d’individus qui ne pensent qu’à leurs propres intérêts. Pour le peuple, même certains chrétiens, l’ascension politique ou sociale d’un jeune intellectuel est parfois synonyme d’appartenance à ces groupes. La puissance et la renommée d’un homme politique, d’un cadre de l’administration est attribuée à sa qualité de maçon ou rosicrucien. Ces ne sont pas fondées sur des preuveset donnent parfois lieu à de vives spéculations.

Il faut dire que cette vision que le peuple se fait de la Franc-maçonnerie et de la Rose-croix longtemps été entretenue par les missionnaires et par certains membres du clergé diocésain qui dénonçaient, à tort ou à raison, les vicissitudes de ces groupes, contribuant ainsi à créer un sentiment de méfiance chez les chrétiens. Si on peut expliquer ces critiques du personnel religieux à l’endroit de la maçonnerie et de la Rose croix par la vivacité de la lutte anticléricale, il faut aussi reconnaître que l’attitude de certains membres du personnel religieux n’était pas justifiée.

1155.

DOCGAB, Jean Pierre Chaillard, « L’Eglise du Gabon entre l’inquiétude et l’Espoir » in Arica N° 139 de mars 1982. Nous revenons sur les accusations des intellectuels contre l’Eglise en parlant de « l’Eglise et les intellectuels : L’Eglise sur le banc des accusés. »

1156.

DOCOPM, voir aussi DOCGAB, interview avec le Père Elelaghe, curé de la cathédrale de Libreville « Gabon entre le pétrole et le bwiti » par Jésus Martinez et Antonio Villarino in Mundo Negro de décembre 1993. Interview en espagnol.

1157.

Jésus Martinez et Antonio Villarino in Mundo Negro de décembre 1993, interview avec l’abbé Jean Pierre Elelaghe Nze