Université Lumière Lyon 2
École doctorale : Sciences cognitives
Institut de Psychologie
Laboratoire Dynamique du Langage — CNRS – Lumière Lyon 2 (UMR 5596)
Organisation du lexique mental : Rôle des mots polymorphémiques
Thèse de doctorat de Psychologie cognitive
Dirigée par Harriet JISA
Présentée et soutenue publiquement le 21 Décembre 2006
Devant un jury composé de :
Xavier ALARIO, Chargé de recherche, Université d’Aix-Marseille 2
Pascale COLÉ, Professeur des universités, Université de Savoie, Grenoble
Ludovic FERRAND, Chargé de recherche, HDR, C.N.R.S., Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand
Harriet JISA, Professeur des universités, Université Lumière Lyon 2
William MARSLEN-WILSON, Professeur d’Université, University of Cambridge
Fanny MEUNIER-HOEN, Chargée de recherche, C.N.R.S, Université Lumière Lyon 2

Remerciements

Ce travail a été réalisé grâce à une allocation de recherche du Ministère de la Recherche et aux Nouvelles Technologies Je tiens tout d’abord à remercier très chaleureusement Fanny Meunier-Hoen, qui a initié et dirigé cette présente thèse, et qui m’a apporté son aide, son soutien et ses conseils avisés tout au long de ce travail. Je remercie vivement le professeur Harriet Jisa qui m’a fait l’honneur d’être mon directeur de thèse administratif et d’exercer les fonctions de président du jury. Je remercie également Xavier Alario, Pascale Colé et William Marslen-Wilson respectivement docteur en sciences cognitive, professeur en psychologie cognitive, et professeur en psychologie et psycholinguistique et directeur du Medical Research Council -Cognition and Brain Sciences Unit à Cambridge (GB), qui m’ont fait l’honneur et le plaisir de me permettre de travailler à leur côté pour des projets différents et d’accepter d’être membre du jury ou rapporteur de mon travail de thèse. J’exprime mes remerciements au Pr. Ludovic Ferrand pour avoir répondu positivement pour être rapporteur de ce travail. Mes remerciements s’adressent ensuite aux personnes sans qui j’aurais eu bien du mal à dépasser certaines étapes qu’implique un travail de thèse :

Un grand merci à toute l’équipe de DDL. Claire Delle Luche pour ces relectures efficaces et en temps record ; Claire Grataloup, ma super co-bureau, toujours super informée sur tout et tout simplement super ; que dire de la bonne humeur d’Egidio Marsico, de Christian Fressard et d’Emmanuel Fressagne… Le labo ne serait pas aussi convivial sans eux et son directeur François Pellegrino. Merci à Delphine Gandini, Caroline Castell et toute l’équipe du LPC de Marseille pour leur accueil chaleureux auprès d’eux.

“Le sens du mot n’est pas fait d’un certain nombre de caractères physiques, c’est avant tout l’aspect qu’il prend dans une expérience humaine”.
Merleau-Ponty, 1945

Résumé

Mes recherches s’inscrivent dans le cadre des études sur l’organisation des mots dans le lexique mental. Au sein de celui-ci, des représentations orthographiques ou phonologiques sont encodées, ainsi que le lien qu’elles entretiennent avec une représentation sémantique. De cette manière, un locuteur d’une langue peut donner une signification à des formes visuelles ou auditives et dépasser le délicat problème de l’arbitrarité du signe linguistique : rien, en effet, dans les sons ou formes graphiques employés pour un mot n’est relié à l’entité à laquelle il renvoie, si ce n’est la pure convention linguistique. Néanmoins, si l’on se penche sur les très nombreux cas de polymorphisme, nous constatons que tous les mots ne peuvent pas être considérés comme entièrement arbitraires. Le sens des mots polymorphémiques (par ex. journal-iste) est en effet généralement déductible du sens des morphèmes qui les constituent. Notre objectif au cours de cette thèse est de comprendre quel rôle jouent les représentations des morphèmes dans l’organisation des mots polymorphémiques au sein du lexique mental, et quels traitements lexicaux sont mis en jeu pour accéder au sens de ces mots. Pour cette fin, nous avons utilisé divers protocoles expérimentaux de la psychologie cognitive, et manipulé différents facteurs linguistiques pertinent pour les mots polymorphémiques. Après un premier tour d’horizon des théories actuelles, le chapitre 2 étudie l’organisation et le traitement des mots polymorphémiques dérivés en fonction de leur fréquence de surface. L’expérience 1 étudie les processus lexicaux précoces engagés au cours du traitement visuel de mots dérivés de fréquence élevée ou basse. Nous avons observé que la représentation de leur racine est toujours activée, quelle que soit la fréquence de surface du mot dérivé traité. Les 2nde et 3ème expériences permettent l’étude des processus lexicaux engagés plus tardivement au cours du traitement visuel ou auditif de ces mêmes mots. Les données montrent que non seulement les représentations morphémiques mais aussi globales sont activées lorsque ces mots sont présentés visuellement, puisque cette fois la fréquence de surface des mots dérivés a une influence sur l’activation de la représentation de leur racine. En revanche, lorsque la présentation est faite en modalité auditive, seules les représentations morphémiques sont activées. Ces résultats montrent que l’organisation des mots polymorphémiques d’une même famille morphologique diffère entre les lexiques orthographique et phonologique.

Dans le chapitre 3, nous avons étudié le mode d’organisation de formes verbales régulières, irrégulières et intermédiaires, à l’aide d’une tˆache de décision lexicale sur celles-ci. Nous avons présenté ces formes en modalité visuelle et nous avons manipulé leurs fréquences de surface et cumulée. Nous avons observé que les racines idiosyncrasiques (par ex. la racine buv- dans buvait), tout comme les racines régulières (mang- dans mangeons), sont représentées dans le lexique mental en plus de la représentation globale des formes verbales dans lesquelles elles apparaissent. Ce résultat suggère que toutes les formes verbales qui ont une structure racine plus suffixe sont décomposées au cours du traitement lexical, quelle que soit la nature de la racine. Ceci est discuté en rapport avec les modèles d’organisation à double voie de traitement des mots polymorphémiques -une voie pour les formes régulière et une voie pour le forme irrégulière- soutenues par de nombreuses études sur les formes verbales en anglais.

Dans les chapitres 4 et 5, nous nous sommes intéressés de manière privilégiée à la procédure de décomposition des mots polymorphémiques. Les expériences présentées dans le chapitre 4 montrent que la seule présence d’une terminaison suffixale dans un mot, même si celui-ci est de nature monomorphémique (par ex. cheval, avec -al qui est un suffixe en français), entraîne une procédure de décomposition. En revanche, ceci n’est pas observé pour les mots composés d’une racine qui, isolée, correspond à un mot de la langue, et dont la terminaison ne correspond pas à un suffixe (par ex. le mot bringue, avec brin qui est une racine et -gue qui ne correspond pas à un suffixe). Ce résultat dessert l’idée selon laquelle la procédure de décomposition serait déclenchée par une structure polymorphémique en surface (par ex. baguette).

Une étude en imagerie cérébrale est proposée dans le chapitre 5. Une diminution d’activation significative est observée dans la partie dorsale du gyrus frontal inférieur gauche lorsque les participants sont dans une condition d’amorçage morphologique, alors que cela n’est pas observé dans les cas d’un amorçage sémantique ou orthographique. Ce résultat suggère que cette région du cerveau pourrait sous-tendre de manière privilégiée les processus engagés lors du traitement des mots polymorphémiques.

L’ensemble des travaux menés au cours de cette thèse apportent des nouveaux indices quant à la place des morphèmes au sein du lexique mental. Ils ouvrent également des perspectives quant au développement ontogénétique de l’organisation neurophysiologique et psychologique du langage. Pour les mots polymophémiques, la dynamique d’organisation pourrait être soustendue en partie par la procédure de décomposition et d’analogie, permettant de repérer la co-occurrence de mêmes racines dans plusieurs mots (buvais, buvette, buvard), et ainsi créer des liens particulier entre ces mots.

Mots-clés: Lexique mental, accès lexical, représentations lexicales, mots polymorphémiques, décomposition morphémique.

Abstract

Following the wide range of studies which have questioned the encoding of meaning into linguistic forms, my research deals with the organization of the mental lexicon. Within it, orthographic and phonological information about words is encoded together with the link it shares with semantic representations. Consequently, orthographic or auditory forms can be matched to meaning, which allows speakers to solve the Saussurean arbitrariness of the sign : indeed, nothing but a social convention relates the sounds or the graphic shapes to the entities they refer to. Nevertheless, given the extensive polymorphism observed in many of the world’s languages, a significant number of words may be said not to be entirely arbitrary. Indeed, the signification of many polymorphemic words (e.g., reporter ) - made up by more than one morpheme - can clearly be obtained from the meaning of their components. In this PhD thesis, our aim is twofold : i) one the one hand, to investigate the role played by the representations of putative individualized morphemes with respect to the representation of polymorphemic words in the mental lexicon, ii) on the other hand, to better understand the lexical processes at stake during the access to the meaning of the former words. To this end, we rely on various paradigms and methods of cognitive psychology, and especially manipulate linguistic factors relevant to polymorphism.

After an overview of the current theories regarding the previous questions, the first experiment of chapter 2 investigates the first stages of the visual lexical processing of derived words. The data analysis reveals that morphemic representations get activated whatever the surface frequency of the derived words. The second and third experiments then address the question of later stages of lexical processing, with either a visual or auditory presentation of the derived words. In the visual modality, the effect of the surface frequency of derived words on the recognition of their stem suggests the following reasoning : not only morphemic but also the whole representations are activated in the subject’s mind, whereas only morphemic components receive activation in the auditory modality. From these results, a distinct organization of the visual and auditory lexicons regarding polymorphemic words may be inferred.

Experiments reported in chapter 3 shed light on the encoding of verbal forms in the mental lexicon depending on the (ir)regularity of the forms taken by their stems across times, aspects and modes. It appears that both idiosyncratic stems (e.g. the stem buv- in buvait, from the verb boire ‘to drink’) and regular stems (e.g. the stem mang- in mangeons, from the verb manger ‘to eat’), as well as the surface forms of these verbs influence latencies of visual recognition. This suggests that all verbs exhibiting a form which may putatively be decomposed into a stem and a suffix are actually segmented during their lexical processing. This happens regardless of the regular or irregular status of the stem. This finding in French is discussed with regard to dual route - one path for regular forms, one for irregulars - models of word visual recognition supported by several studies on the English verbal system.

In chapter 4 and chapter 5, the trigger and neural basis of the decompositional process is the main focus of attention. Firstly, which component, between the stem and the suffix, could spark off the decomposition ? A lexical decision priming task indicates that the sole occurrence of a suffix in a word initiates the mechanism of decomposition. This effect takes place regardless of the polymorphemic or monomorphemic nature of the word (e.g. cheval, ‘horse’, is a monomorphemic word although -al is a suffix in French). On the contrary, no such process is engaged during the recognition of words composed of a stem and an ending consisting in a string of letters which does not match with a French suffix (e.g. the word bringue, ‘drinking party’, is composed of the stem brin and the ending -gue, which is not a French suffix). From this discrepancy, we disfavour the theory suggesting the predominant role of a surface polymorphemic structure (e.g. bagu-ette ‘stick’) to be sufficient to induce the decomposition.

Secondly, in chapter 5, data acquired from an fMRI experiment point out a decrease in the activation of the dorsal region of the left inferior frontal gyrus when participants process morphologically related triplets of words. Such an activation pattern is not observed in the case of triplets built on purely semantic or purely orthographic relationships. This outcome highlights a possible role of the previous region as a dedicated locus for the processing of polymorphemic words.

Overall, our PhD thesis fuels the debate over morphemic representations by supplying new clues favouring their role in the organization of polymorphemic words. It also raises questions regarding the ontogenetic development of the neurophysiological and psychological bases of language cognitive processing. In particular, could a dynamical construction of the links defining a morphological family be driven in part by a decompositional process, and also by a mechanism of analogy ? These two mechanisms together could indeed allow spotting the recurrent occurrence of the same stem in different words (e.g. buvais, ‘was driking’, buvette, ‘taproom’, buvard, ‘blotting paper’), resulting in the establishment of dedicated links between them.

Keywords: Mental lexicon, lexical access, lexical representations, polymorphemic words, decomposition.