PREMIERE PARTIE. ARCADIE MYTHIQUE ET MUSIQUE BAROQUE

CHAPITRE 1. : LE CHAMPETRE ET L’ARCADIEN

1.1. Le mythe de l'Arcadie

Rappelons les caractéristiques de ce mythe. L'Arcadie est une province du Péloponnèse, pauvre et aride, mal préparée à devenir ce lieu mythique imaginé par Virgile. L'Arcadie est censée être peuplée de bergers, menant une vie simple, naturelle, en contact direct avec les dieux. Selon la formulation de Panofsky, L'Arcadie passe « pour un royaume idéal de parfaites félicité et beauté » 1 ; elle est une figure de cet espace utopique, réalisant une fusion bienheureuse et sans contrainte, océan de bonheur dans lequel baignent hommes, animaux, nature et divinités. Ce monde est d'avant les règles morales ; les actes de la vie, et notamment en matière amoureuse, sont conduits par l'innocence radicale de ces bergers qui vivent selon leur spontanéité qu'aucune réglementation ne vient limiter. La vie en Arcadie se déroule dans un bain musical, chants et mélodies jouées à la flûte emplissent cet espace où le dieu Pan aime à séjourner.

Dans l'ouvrage qu'elle consacre à l'Arcadie, et sur lequel nous allons nous appuyer, Françoise Duvignaud insiste sur la fécondité du mythe : « Reste l'objet même de notre étude : la fécondité esthétique et culturelle exceptionnelle de l'image de l'Arcadie. Si elle est une des rêveries parallèles par lesquelles l'homme tente de s'arracher à ce que Marx appelait "l'esprit des choses", elle est aussi et surtout celle qui, avec l'image du paradis, suscite les formes les plus riches de la représentation imaginaire » 1 .

Revenons à l'analyse de Panofsky : « Mais voici qu'avec la Renaissance, l'Arcadie de Virgile émerge du fond des âges, comme une vision d'enchantement. … Elle devint l'objet de cette nostalgie qui distingue la vraie Renaissance de toutes les pseudo- ou proto-renaissances médiévales ; elle prit le sens d'un havre de paix, à l'abri d'une réalité imparfaite, mais aussi, et surtout, d'un présent contesté » 2 . L'Arcadie a en effet toutes les caractéristiques de l'utopie. Elle est dans un ailleurs spatial, un u-topos qui décline une vie radicalement autre, le négatif même d'une vie ordinaire. Elle est aussi nostalgie d'un passé merveilleux, d'une innocence à jamais perdue.

Le mythe sera aussi très présent au XVIIe et XVIIIe siècle : « Ne répète-t-on pas d'âge en âge l'image d'une Arcadie vivant en autarcie, libérée du péché originel, du travail, une terre d'amour éternel… » 3 . « Et moi aussi; je fus bergère en Arcadie ! » s'exclame Mademoiselle Dormoy 4 . Témoignent de la force du mythe, la littérature (l'importance prise par L'Astrée d'Honoré d'Urfé au début du XVIIe siècle), la peinture (on songe au très célèbre tableau de Poussin, Et in Arcadia ego), et bien sûr la musique (notamment dans d'innombrables opéras, cantates ou cantatilles). Une academia dell'Arcadia est fondée à Rome en 1690 ; Pierre Saby explique que son but « était la réforme des sciences et des arts libéraux…De ses idées et de ses travaux découle en particulier un programme de "purification" de l'opéra, notamment par l'élimination de tout élément de comédie dans le melodramma et par le choix de sujets soit idylliques soit pastoraux, soit historiques et héroïques » 5 .

Retenons que, d'une façon générale, le mythe se manifeste par l'évocation d'une vie paysanne d'avant le péché originel où l'on ne travaille pas encore à la sueur de son front. Madame de Sévigné en témoigne : « Faner est la plus jolie chose du monde, c'est retourner du foin en batifolant » 1 , mais aussi Fontenelle : « Ce qui plait, c'est l'idée de tranquillité attachée à la vie de ceux qui prennent soin des brebis et des chèvres » 2 . Il est vrai que le berger pourra, mieux que le paysan, servir de support à l'idéalisation ; J. de Laporte nous l'indique : « Les bergers ont l'avantage sur les paysans de ne point piétiner dans la fange, de pouvoir garder mine décente et silhouette correcte » 3 .

Furetière 4 définit ainsi le terme Pastoral : « Ce qui convient, ce qui appartient aux Bergers et aux personnes champêtres… La vie pastorale est la plus innocente ». Si l'on se réfère alors au mot Innocence, on lit : « Pureté de l'âme qui n'est point souillée par le péché. Adam fut crée en l'état d'innocence. L'innocence baptismale nous remet dans la première pureté de l'homme, un enfant est en l'état d'innocence, jusqu'à qu'il ait atteint l'âge de raison, les Paysans avaient aussi leur âge d'innocence qu'ils ont appelé l'âge d'or ». L'allusion au mythe est claire, bien que le christianisme lui ait donné une coloration particulière.

C'est bien un mythe que nous décrivons et un mythe récurrent 5 donc significatif d'une constante ou d'un invariant psychologique. Il prend la forme du Champêtre ou du Pastoral à l'époque baroque, il prend d'autres formes à d'autres époques, s'adaptant toujours à des idéologies diverses. Ainsi, au XIXe siècle, la Polynésie pourra être, pour certains, une figure de l'Arcadie ; il nous semble que le voyage et l’installation de Paul Gauguin en cette contrée reflète, comme le montrent ses peintures, cette même quête de l'univers mythique dont nous parlons. Pour en donner un exemple plus contemporain, nous citerons aussi ces tentatives communautaires qui ont succédé dans les années 70 aux événements de Mai 1968. Il s'agissait généralement d'un retour à la terre compris comme le grand retour à une vie simple, pure et naturelle, sans hiérarchie ni interdit, dépouillée des aliénations que notre société installe, loin des pollutions, des artifices et des rigides contraintes urbaines. C’est une forme d’utopie arcadienne que les créateurs de ce mouvement communautaire ont voulu réaliser en tentant de mettre en place un milieu naturel idéalisé, souvent très éloigné de la réalité du monde paysan et en ignorant parfois les contraintes imposées par ce genre de vie 1 . On voit que l'Arcadie n'est plus en Grèce quand elle est mythifiée, elle est devenue terre fluctuante selon la belle expression de Françoise Duvignaud 2 .

Notes
1.

PANOFSKY, Erwin, Et in Arcadia ego, L'œuvre d'art et ses significations, 1955, Paris, Gallimard, 1996, p.281.

1.

DUVIGNAUD, Françoise, Terre mythique, terre fantasmée : L’Arcadie, Paris, Gallimard, p.258.

2.

Ibid, p.287.

3.

DUVIGNAUD, Ibid, p.138.

4.

Cité par DUVIGNAUD.

5.

SABY, Pierre, Vocabulaire de l'opéra, Paris, Minerve, 1999, art. « Arcadia ».

1.

Lettre du 22 juillet 1761, citée par MAILLARD, Jean-Christophe, L'esprit pastoral et populaire dans la musique française baroque pour instruments à vent, 1660-1760, Thèse de doctorat de troisième cycle, Université Paris IV, 1987, p.54.

2.

FONTENELLE, Discours sur la nature de L'Eglogue, Paris, 1708, p.155, cité par Duvignaud, op. cit. p. 123.

3.

Abbé J. de LAPORTE, Ecole de littérature tirée de nos meilleurs écrivains, Paris, 1767, cité par Duvignaud, op. cit. p. 145.

4.

FURETIERE, Antoine, Dictionnaire universel, 1690, art. « Pastoral » et « Innocence ».

5.

Il réapparaît en tout cas à la renaissance pour prendre d'autres formes au XVIIe, XVIIIe, XIXe et XXe siècle.

1.

Voir à ce propos FUSTIER, Paul, Le travail d'équipe en institution, Paris, Dunod, 1999, p.7/75, où nous examinons la question de l'utopie dan la fondation des institutions.

2.

DUVIGNAUD, op. cit. p.117.