On sait que le mythe arcadien sera mis en scène, à partir d'un culte du Pastoral se concrétisant notamment dans ces fêtes champêtres qui seront particulièrement à l'honneur sous le règne de Louis XV. Au sens strict, la Pastorale, selon la définition qu'en propose Pierre Saby, est « un genre de spectacle théâtral avec musique, précédant l'opéra, mettant en scène des bergers et représentant les charmes supposés de la vie champêtre » 3 . Significatif est l'engouement de la Cour et de l'aristocratie pour les bergeries et pour le genre pastoral (on pourrait peut-être parler d'ethos pastoral), mais sous une forme plus simple ou rustique moins héroïque, pourrait-on dire, qu'à l'époque de Louis XIV.
Citons l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert :
‘« Les bergeries sont à proprement parler, la peinture de l'âge d'or mis à la portée des hommes, et débarrassé de tout ce merveilleux hyperbolique, dont les poètes en avaient chargé la description. C'est le règne de la liberté, des plaisirs innocents, de la paix, de ces biens pour lesquels les hommes se sentent nés, quand leurs passions leur laissent quelques moments de silence pour se reconnaître. En un mot, c'est la retraite commode et riante d'un homme qui a le cœur simple et en même temps délicat, et qui a trouvé le moyen de faire revenir pour lui cet heureux siècle » 1 . ’Les auteurs de ce même article tentent un peu plus loin une description psychologique du berger mythique : « les bergers doivent être délicats et naïfs ; c'est à dire que dans toutes leurs démarches et leurs discours, il ne doit y avoir rien de désagréable, de recherché, de trop subtil…Quoique les caractères des bergers aient tous à peu près le même fond, ils sont cependant susceptibles d'une grande variété. Du seul goût de la tranquillité et des plaisirs innocents, on peut faire naître toutes les passions ».
Ces textes concernent la poésie pastorale ; ils nous intéressent dans la mesure où il nous faudra nous demander si les traits de caractère ici prêtés aux bergers peuvent nous éclairer sur les caractéristiques de la musique pastorale, lorsqu’elle met la vielle à roue à son service.
Le duc de Luynes témoigne de l'existence à la cour, de ces fêtes champêtres dans lesquelles sont associés musique et déguisements. Le 25 juillet 1748, « Madame de Pompadour ne comptait que sur un souper à l'ordinaire ; elle y trouva une fête que le roi lui donnait », avec, en renvoi de bas de page, une précision : « comme l'on était au fruit, il entra dans la salle quatre petites filles et 14 musiciens tous habillés en bergers fort galamment » 2 .
Hollinger cite un autre extrait significatif des Mémoires du duc de Luynes 3 que nous reproduisons presque in extenso pour rendre compte au mieux de l'atmosphère de ces fêtes :
‘« A la fin du repas, le Roi était encore à table, nous vîmes entrer un grand nombre de musiciens, tous vêtus d'habits différents et chacun jouant de son instrument : violons, bassons, hautbois, musettes, violoncelles. Lorsqu'ils se furent rangés autour de la table, Madame de Pompadour […] représentant le rôle de la nuit […] chanta quelques vers à la louange du roi […] Le commencement de ces vers étaient : Venez, venez, suivez-moi tous. A ces paroles, le Roi se leva de table ; tous les musiciens jouant de leurs instruments marchèrent devant.’Le Roi et toute la compagnie les suivirent. […] Ils entrèrent dans le bosquet qui est à droite de la maison. Ce bosquet était couvert de toile et on y avait élevé trois ou quatre marches en haut desquelles on trouvait une grande place pour les spectateurs, ensuite un orchestre, et plus loin un théâtre […] orné d'une manière agréable.
‘M. le duc d'Ayen y parut sous la figure du Dieu Pan. Mme Marchais jouait le rôle de Flore et Mme Trusson celui de la Victoire. On exécuta un fort joli ballet qui dura environ une demi-heure. […] A l'extrémité du canal, le Roi trouva M. de La Salle habillé en berger…. ».’De son côté, Françoise Duvignaud constate :
‘« Les fêtes champêtres se multiplient, chez la comtesse d'Egmont à la Chevrette, au château de Sillery où Mme de Genlis joue à la bergère : dans une galerie peinte en trompe-l'œil par Servandoni, parmi orangers et citronniers, quarante danseuses de l'opéra déguisées en bergères jouent pour la duchesse de Mazarin ; les moutons bien sûr sont enrubannés. Nous pourrions multiplier les exemples de ces fêtes si étudiées au XVIIIe siècle et dont la chorégraphie aussi bien que les décors donnent une idée naïve et charmante car nostalgique… » 1 .’Le style fleuri du comte de Tilly lui permettra de réaliser l’amalgame entre la vie du villageois et la fête pastorale organisée par des personnes de qualité, sur fond de mythe d'Arcadie :
‘« Et moi aussi j'ai été berger ! J’ai vécu de la vie pastorale, dans la paix des campagnes ! J’ai dansé avec de naïves paysannes au son d'un agreste chalumeau » 2 ’SABY, Pierre, Vocabulaire de l'opéra, Paris, Minerve, 1999, art. « Pastorale ».
DIDEROT, Denis, et Alembert d', Jean, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751 et 1772, art. « Pastorale »(signé D. J., attribué à Jaucourt, Louis de).
DUFOURCQ, Norbert, La musique à la cour de Louis XIV et de Louis XV d'après les mémoires de Sourches et de Luynes (1681-1758), Paris, Picard, 1970, p. 124.
HOLLINGER, Roland, Les musiques à bourdon : vielles à roue et cornemuses, 1982, Paris, la flûte de Pan, p.44.
DUVIGNAUD, Françoise, Terre mythique, terre fantasmée : L'Arcadie, Paris, L'Harmattan, 1994, p.144.
TILLY, comte de, Mémoires, Paris, 1828, cité par Duvignaud, op. cit. p.145.