1.6. Esquisse d'interprétation psychanalytique du mythe de l'Arcadie

A propos du mythe Arcadien, Françoise Duvignaud exprime de façon poétique ce que Freud cherche à démontrer. Quand elle écrit : « Chacun projette [dans le mythe arcadien] ses expériences comme le promeneur entraîne avec lui son arc en ciel », elle fait appel à cette idée d'un univers mythique constitué ou reconstitué par le Désir humain qui voudrait se réaliser dans la légende ou dans son évocation.

Quand le mythe relève de l'utopie, de la création d'un monde imaginaire merveilleux, (par exemple l'Arcadie), ce qui est projeté dans le mythe « d'endo-psychique » est de nature particulière.

Plusieurs approches sont alors possibles. Pour tenter de faire entendre à Freud ce qu'il en serait du Sentiment religieux, Romain Rolland 1 utilise dans une des lettres 2 qu'il lui adresse l'expression de Sentiment océanique. Cette expression phénoménologique évoque un bain dans un univers « sans bornes perceptibles » écrit Romain Rolland, comme s’il se rapportait au sentiment d'être immergé dans une forme de Grand Tout.

Freud reprendra l'expression et poursuivra son dialogue avec Romain Rolland dans son ouvrage de 1929. Ecoutons-le :

‘« Le Moi se détache du monde extérieur. Ou plus exactement : à l'origine le Moi inclut tout, plus tard il exclut de lui le monde extérieur. Par conséquent, notre sentiment actuel du Moi n'est rien de plus que le résidu pour ainsi dire rétréci [on pourrait dire aussi ratatiné] d'un sentiment d'une étendue bien plus vaste, si vaste qu'il embrassait tout, et qui correspondait à une union plus intime du Moi avec son milieu. Si nous admettons que ce sentiment primaire du Moi s’est conservé-en plus ou moins large mesure- dans l'âme de beaucoup d'individus, il s'opposerait en quelque sorte au sentiment du Moi propre à l'âge mûr, et dont la délimitation est plus étroite et plus précise. Et les représentations qui lui sont propres auraient précisément pour contenu les mêmes notions d'illimité et d'union avec le grand Tout, auxquelles recourait mon ami [Romain Rolland] pour définir le sentiment océanique » 3 . « Le sentiment océanique est à la base des sensations de communion avec l'extérieur » 4 .’

Cette non différenciation entre Moi et Non Moi, Freud la définit comme étant le Narcissisme primaire, situation de confusion entre la personne et son environnement maternel, faite de l'illusion de la toute puissance et du triomphe du désir réalisé, situation que connaît le nourrisson, Her majesty baby. De ce point de vue la vie sur la terre mythique d'Arcadie serait rêvée ou imaginée comme une immersion dans un univers de bonheur où rien ne résiste au désir tout puissant, puisque le Moi est sans limite.

La psychanalyse offrirait un autre modèle pour comprendre ce mythe. Certains processus primaires ont une nature originaire. Vermorel 1 , qui en tente l'analyse, remarque l'emploi chez Freud des termes de narcissisme originaire ou de narcissisme primaire absolu. Il faudrait alors parler d'une nostalgie de l'originaire, d'un milieu sans les tensions qu'impose la réalité, donc d'une tentative pour retrouver le sein maternel, pour revenir à l'heureux temps supposé d'avant la naissance, dans l'atmosphère fusionnelle d'une vie d'avant les contraintes où tout est plaisir, même ce qui se « détériorera » plus tard en devenant du travail. « Nous voilà donc, dit encore Henri Vermorel, proche de la sensation océanique de Romain Rolland, image du liquide amniotique, au sein duquel baigne le fœtus dans une représentation idéalisée après-coup » 2 . On pense alors au Paradis perdu (terme fréquemment utilisé pour évoquer l'Arcadie).

Cette interprétation, parce qu'elle prend en compte l'inconscient, permet de comprendre les fondements de la position que nous avons définie comme morale (aspiration à une pureté retrouvée d'avant le péché). Mais elle permet aussi de prendre en compte la deuxième position que nous avons évoquée : le faux berger libertin, prenant la figure d'Apollon, tente de revenir à un mode de vie d'avant les règles sociales ou morales, un mode vie fait d'une spontanéité au service des pulsions, « le Désir s’étant libéré », pour parler comme les murs en mai 1968.

L'Arcadie est bien une « terre mirage », une « terre fantasmée », comme l'exprime Françoise Duvignaud. C'est une « aspiration nostalgique » nous dit Panofsky. 3 C’est la cible imaginaire d'une quête illusoire qui s'effectue sur les traces du narcissisme primaire pour retrouver un heureux temps mythique que l'humanité aurait d'abord connu, sur le modèle de l'heureux temps supposé du nourrisson ou du fœtus. Panofsky, dont l'article sur lequel nous nous appuyons est fort éloigné de la psychanalyse, le dit en d'autres termes, en évoquant « la vision rétrospective d'un bonheur insurpassable, goûté jadis, et jamais plus retrouvé, mais éternellement vivant dans la mémoire » 4 .

C'est ce désir régressif, récurrent dans l'histoire de l'humanité occidentale, que les « personnes de qualité » manifestent dans ces bergeries qui peuvent nous sembler un peu niaises (y compris parfois la musique qui s'y donne), mais qui sont fondamentalement l'expression de la recherche d'un impossible retour. Le libertinage des aristocrates de la période baroque n'est pas, ou plutôt n’est pas seulement, un jeu futile ; il correspondrait à un travail psychique ayant pour but de s'identifier à ce personnage du berger arcadien bienheureux, dont le désir tout puissant n'est pas encore affronté à la loi symbolique et dont l'univers psychique est marqué par l'archaïsme. Ce monde d'une sexualité dépourvue d'interdits pourrait bien être celui de l'inceste. Avec ses propres outils d'analyse, Françoise Duvignaud, s'appuyant alors sur les thèses de Marcel Detienne arrive à une interprétation identique :

‘« Marcel Détienne note quelle relation s'établit, avant le Ve siècle, entre la nocturne évocation lunaire du pays et des allusions érotiques, constituant une configuration érotique cohérente évoquant l'inceste, attribuée aux chasseurs. Non seulement l'Arcadie serait ce "conservatoire" des rites archaïques, mais aussi le repoussoir fantasmatique des conduites normales » 1 .’

Et Françoise Duvignaud prolonge cette analyse en pointant que l'interdit de l'inceste renvoie à une situation de confusion ou d'indistinction radicale entre les hommes, les dieux, les animaux et même les objets de la nature :

‘« Ce n'est pas encore le lieu de l'innocence perdue, mais celui des actes prohibés, l'espace imaginaire d'une transgression que l'on s'interdit à soi-même et que l'on accorde aux dieux et aussi à cette terre où les dieux, les animaux et les hommes paraissent se confondre » 2 .’

Ainsi se rapproche-t-on des analyses que Dominique Fernandez propose du mythe d'Orphée dont la musique « charme non seulement les bêtes féroces, mais aussi les arbres et les rochers qui se déplacent pour le suivre » 3 . Dans les deux cas, les limites de l'identité humaine disparaissent, comme si les Arcadiens et Orphée avaient en commun le fait d'être des figures représentant ce qui existait avant la séparation radicale entre les hommes et leur environnement, et d’être donc des émanations du narcissisme primaire, comme nous l’avons considéré plus haut.

Sur la scène du théâtre social, les aristocrates se livrent à une recherche « effrénée » deplaisirs mondains dans tous les registres qui s'offrent à eux. Ainsi dévoilent-ils et cachent-ils simultanément que, comme Don Juan, ils sont en recherche de bonheur, plus précisément d’une forme particulière, archaïque, de bonheur.

Peut-être comprend-t-on mieux maintenant l’intérêt de ce passage par une analyse de type psychanalytique du mythe de l'Arcadie, pour aborder la question de la musique baroque. C'est une question de « point de vue ». Pour nous, la tentative baroque et son cortège de bergeries ne sont pas dérisoires ou futiles, il ne s'agit pas d'un simple jeu de scène, d'une comédie sans importance. En conséquence, la musique qui en découle (arcadienne ou champêtre) doit être prise au sérieux, elle est une manifestation de cette quête du paradis perdu. Elle pourra alors exprimer directement une nostalgie quelque peu teintée de mélancolie ou mettre en scène un « jeu » à tonalité joyeuse, dans une représentation de l’univers mythique

Notes
1.

On se reportera,pour une analyse plus détaillée, au livre d'Henri et Madeleine VERMOREL, Sigmund Freud et Romain Rolland, Correspondance, 1926/1936, Paris, PUF, 1993.

2.

Lettre du 5 Décembre 1927.

3.

FREUD, Sigmund, Malaise dan la civilisation, 1929, Paris, PUF, 1981, p.10.

4.

Ibid, p.10.

1.

VERMOREL, op. cit. p.477/478.

2.

Ibid,. p.477.

3.

PANOFSKY, op. cit. p.287.

4.

Ibid, p.280.

1.

DUVIGNAUD, Françoise, Terre mythique, terre fantasmée : L'Arcadie, Paris, L'Harmattan, 1994, p.24.

2.

Ibid, p.24.

3.

FERNANDEZ, Dominique, Le banquet des anges, Paris, Plon, 1984.