1.7.3. Le Bourgeois Gentilhomme.

Le début de la pièce de Molière met en scène trois personnages, Monsieur Jourdain, autrement dit le bourgeois gentilhomme, le maître à danser et le maître de musique. Tous les trois ont la même préoccupation d'ascension sociale. Monsieur Jourdain est prêt à tout pour être considéré pour ce qu'il n'est pas, à savoir une « personne de qualité ». Dans la première scène de la comédie les deux maîtres échangent entre eux sur le mode de la connivence ; ils s'accordent sur une évidence, à savoir qu'ils sont supérieurs à Monsieur Jourdain, qu'ils ont déjà basculé dans la catégorie des gens de qualité ; ils sont en quelque sorte identifiés au modèle de la Cour dont ils pensent avoir intégré les habitus culturels. Ils se différencient cependant l'un de l'autre parce qu'ils pondèrent différemment les deux types de bénéfices qu'ils attendent de leur situation sociale. Le musicien insiste sur l'argent, « la douce rente » que lui procurera le bourgeois. Le danseur met en avant des rémunérations narcissiques (« pour moi, je vous l'avoue, je me repais un peu de gloire »).

Cette situation du musicien et du danseur est probablement représentative de ce statut des musiciens, entre Ménestrandise et Aristocratie, qui entraîne ceux-ci dans un système d'attirance-répulsion, répulsion pour l'appartenance d'origine (le simple artisan membre d'une confrérie), attirance pour le statut de musicien de cour qui côtoie les gentilshommes. Nous aurons à y consacrer un chapitre 1 .

Monsieur Jourdain, quant à lui, est prêt à tout pour acquérir la position à laquelle il aspire. Mais ses tentatives sont comiques par ce qu'elles mettent en évidence. Il ne connaît pas les modes d'emploi, il ne comprend rien à ce qui caractérise les gens de qualité, et par là il les désigne fort bien, mais de l'extérieur, comme un observateur étranger, un Persan, qui, par absence d'empathie, dévoilerait, sans rien y comprendre, les traits inavouables d'un rôle social. On pourrait donc dire que le bourgeois gentilhomme est un parfait analyseur d'une catégorie sociale de son époque.

A la lecture des premières scènes de la pièce qui font une place importante à la fonction de la musique, on voit apparaître une des clés qui manquent à Monsieur Jourdain pour pouvoir être identifié à la catégorie des gens de qualité. Monsieur Jourdain ne comprend rien au mythe pastoral, car il ne sait pas ce qu'est un mythe ; il prend l'imaginaire pour la réalité, il cherche à s'emparer du rôle d'un gentilhomme, mais n'entend pas que les gentilshommes puissent prendre des rôles de pâtres ou de bergers à l'intérieur d'une mise en scène mythique.

La première réplique que prononce Monsieur Jourdain nous met tout de suite au fait. Il traite alors de « petite drôlerie » la sérénade à la mode du temps, qu'il va devoir écouter et qui est du genre langoureux. Cet air tendre, caractéristique des productions liées au mythe pastoral, commence ainsi :

‘« Je languis nuit et jour et mon mal est extrême,
Depuis qu'à vos rigueurs vos beaux yeux m'ont soumis ».
Survient alors chez le bourgeois une « association » et il se met à chanter :
« Je croyais Jeanneton
Aussi douce que belle,
Je croyais Jeanneton
Plus douce qu'un mouton »’

Deux bergeries sont ainsi comparées, l'une est plus gaillarde que l'autre mais elles seraient effectivement et pour un observateur « persan » de même nature, dans le même champ culturel, elles auraient la même consistance de réalité. C’est ainsi que le pense Monsieur Jourdain. Parallèlement il élève, dans un amalgame plaisant, la trompette marine au même rang que violon, clavecin ou théorbe. Evidemment notre bourgeois se trompe, l'essentiel lui échappe. Il fait appel à du villageois réel, on pourrait dire à du populaire réel, là où le modèle pastoral place un imaginaire mythique, des bergers idéaux joués par des aristocrates en représentation, des moutons mondains et des discours amoureux venus d'ailleurs.

Le maître de musique comme le maître à danser le savent bien. « Il faut vous figurer qu'ils sont habillés en bergers » déclare le premier à Monsieur Jourdain en lui désignant les musiciens. Celui-ci s'en étonne : « Pourquoi toujours des bergers ? On ne voit que cela partout ». L'explication est alors donnée par le maître à danser : « lorsqu'on a des personnes à faire parler en musique, il faut bien que, pour la vraisemblance, on donne dans la bergerie. Le chant a été de tout temps affecté aux bergers ; et il n'est guère naturel que des princes et des bourgeois chantent leurs passions ».

Le berger de l'Arcadie est donc un porte-voix ; il exprime ce qu'on ne pourrait exprimer directement, il désigne comme il déguise, il est le personnage central d'une comédie mise en scène par les gens de qualité qui, sous les traits du berger, montent sur un tréteau.

Idéalisation ? Falsification ? Il n'est pas simple de comprendre la position que le mythe occupe pour le psychisme humain. En tout cas, le texte de Molière permet-il de montrer que l'univers baroque s'appuie sur une bergerie mythique, dans un clin d'œil qui désigne un berger inexistant, celui de l'Arcadie, dont la consistance se situe dans l'imaginaire et non dans la réalité. On peut endosser son habit parce que l'on est sûr de ne pas être lui ; il peut être un Autre Moi à la condition qu'on ne se prenne pas pour lui, c'est à dire pour un berger réel issu du peuple, alors que l’on n’est personne de qualité. Voilà ce que Monsieur Jourdain ne comprend pas, qui identifie le berger à partir de son poids de réalité sociale et en fait donc un anti-modèle à repousser, au lieu de le prendre pour un costume de scène dans lequel il se glisserait, obéissant ainsi aux incitations de ses deux Maîtres.

Si Molière nous fait rire, c’est parce qu’il y confrontation entre un naïf (Monsieur Jourdain) et deux personnages qui sont dans le faux, ces deux « maîtres » qui se référent à l’ethos champêtre sans en pressentir les implications, en l’instrumentalisant comme s’il s’agissait seulement pour eux d’un « ascenseur social ». Ainsi Molière parvient-il à esquiver la dimension non-comique de la quête arcadienne.

Notes
1.

Voir chapitre 8 : Les musiciens de profession.