CHAPITRE 2 : MUSIQUE ARCADIENNE, MUSIQUE EMANCIPEE

Sous forme de compilation et sans grand souci de chronologie, nous allons accumuler des données en les organisant en ensembles significatifs, sans prendre en compte les fluctuations de l’histoire. Nous allons donc présenter un certain nombre de documents ou d’extraits datant du dix-huitième siècle, susceptibles de montrer que la musique française baroque instrumentale prend deux formes :

-Une première forme « champêtre », « galante » ou « arcadienne », va se recommander du naturel et de la sensibilité. Elle est au plus près des bergeries, musicalement simple, bien qu'elle transforme les mélodies en les « baroquisant » pour éviter le rustique (que nous définissons comme de la musique « populaire-paysanne » laissée en l'état). Cette musique se joue selon le goût, à partir des « ressentis » de l'interprète. Telle est la première signification qu'il faut attribuer au mot goût : une esthétique particulière liée à l'évocation galante d'une vie arcadienne, conforme à une certaine lecture de ce mythe. Pour désigner le goût selon ce premier sens, nous utiliserons maintenant l'expression goût au sens spécifique 1 .

-Une forme « émancipée » ou « affranchie » pourra ou non citer le monde des bergeries, mais sans marquer le souci primordial d'évoquer le mythe. Le signifiant musical est abstrait, langage autonome coupé du signifié bergerie, il se suffit à lui-même. Les thèmes arcadiens, s'ils sont évoqués (par exemple dans les titres des pièces), sont démythifiés, ils ont perdu leur charge émotionnelle propre, la musique ne dit plus que la musique.

Peut-être, l’émancipation est-elle, du reste, une dynamique caractéristique de l’histoire de la musique en Europe, prenant des formes variables selon les époques. On pourrait probablement, au Moyen Age et à la Renaissance, considérer que la musique est sous tension entre soumission à un élément culturel qui lui est extérieur et qui a prédominance sur elle, et émancipation pour obtenir un statut indépendant produisant des objets qui n'ont de valeur que pour eux-mêmes. D'un côté il y aurait des systèmes de contraintes venus de l'extérieur, de l'autre le seul système de contrainte interne qu'adoptent les musiciens pour servir la seule musique.

Ainsi faudrait-il penser l’évolution de la musique au Moyen Age à partir d’un long travail pour s’affranchir des règles dictées par la religion (concernant l'usage des instruments, les intervalles consonants et dissonants, les deux formes horizontale ou verticale de la polyphonie…). Par ailleurs, on pourrait dire aussi que la musique est sortie victorieuse d'un combat pour l'indépendance contre la prédominance du langage parlé imposant ses propres règles à la totalité de l'univers sonore.

Dès lors, nous pensons que la dynamique d'émancipation est toujours présente en musique, seul l'objet dont elle veut s'affranchir varie selon les époques. A l'époque baroque, c'est le mythe arcadien qui impose ses caractéristiques et sa culture forgeant ainsi une musique champêtre dont il faudra savoir se dégager.

Le répertoire émancipé est complexe, technique, professionnel, soumis à d'exigeantes « règles du métier », il nous faudra aussi discuter de ses rapports avec la musique italienne.

Précisons que musique arcadienne et musique émancipée représentent pour nous deux formes théoriques ou deux pôles opposés de musique ; à chacun des deux il devrait être possible de rattacher telle ou telle oeuvre musicale particulière. On devra cependant s'attendre à ce que les entrecroisements historiques, les influences réciproques ou le souci œcuménique favorisent essentiellement l’apparition d’œuvres atypiques, plus ou moins proches d’un de ces deux pôles, participant par certains côtés de la musique arcadienne et par d'autres de la musique émancipée (en recouvrement partiel avec les œuvres composites qui mêlent les goûts français et italien).

Notes
1.

Voir le chapitre 3, section 3.4. : L’œcuménisme en musique, dans lequel nous différencions une définition du goût « au sens spécifique » (comme nous l’entendons ici), et une définition du goût « au sens générique » utilisée dans un souci œcuménique, selon un système de valeurs « transcendant » la distinction entre musique champêtre et musique émancipée.